- Ne me fais pas croire que tu n'as pas tenté de la séduire, Matt, je ne te crois pas ! Toi, le tombeur de ces dames ... Fais-je d'un ton narquois en désignant du menton la porte qui vient de se refermer sur la jeune psychiatre.

- Lâche-moi Dom ! Proteste énergiquement Matthew en se détournant de moi. Je ne suis le tombeur de personne et j'ai autre chose à penser en ce moment ! Et puis elle s'en fout autant que moi ...

- Laisse-le tranquille Dom, tu lui es toujours dessus dès qu'une femme pointe son nez, tu vois bien que ça ne l'amuse pas ... Gronde Chris en me fusillant du regard.

- Grandissez un peu et cessez de vous chamailler, tous les deux ! Lance Tom, avec un mouvement d'humeur.

Je me tais et hausse les épaules, vexé. Ils ont beau dire, je suis certain que Matt nous cache quelque chose sur sa relation avec sa psy. Leur échange de regards lorsque nous avons débarqué dans la chambre était éloquent, il y a une forte complicité entre eux. Et je soupçonne aussi notre ami d'entraîner sa thérapeute dans de sombres combines pour passer du temps avec elle ou se faire cajoler, que sais-je ... Comme l'autre nuit par exemple, lorsqu'elle l'a conduit chez moi en catastrophe en prétendant que Matt avait fait une crise de panique et qu'il avait besoin de me voir ...

J'observe Tom et Chris qui s'appliquent à divertir notre accolyte et ma colère disparaît peu à peu, relayée par une sensation de malaise. Chris n'a pas tort. Depuis que je suis moi même en couple, je charrie souvent Matt à ce sujet. Trop souvent. Et mon acharnement à vouloir "caser" mon ami avec les femmes qu'il rencontre cache autre chose qu'un simple jeu, j'en suis conscient. En mon for intérieur, j'attends depuis trois longues années que Matt entame une vraie histoire d'amour, et pas seulement des aventures de quelques nuits ... Et je sais très bien pourquoi.

Chiara.

Je suis en couple avec l'Italienne depuis bientôt trois ans. Sans parler de notre liaison clandestine, alors qu'elle sortait encore avec un autre. A ce souvenir, un sentiment familier mais toujours aussi douloureux m'envahit, brûlant mes entrailles comme une marque au fer rouge. Je ferme les yeux, rongé de remords.

Damn it ! Tu sais bien qui est cet autre, Dom ! Alors pourquoi ne le nommes-tu pas ?

J'ouvre les paupières et mon regard se pose sur Matt. Je le considère, soucieux. Assis sur son lit, le regard éteint, il est indifférent au monde qui l'entoure et se perd dans la contemplation de ses pieds croisés devant lui.

Mon ami, mon frère. Il n'est que l'ombre de lui-même. Sa joie de vivre et le lien qui nous unit se sont évanouis avec son discernement en juin dernier. Et il est devenu tellement distant avec moi ... Le spectacle de sa dépression me fait mal. J'aimerais tant le voir heureux et passionné, et redevenir son confident comme avant.

Les paroles de Kelly me reviennent en mémoire.

"Dom, comment peux-tu être sûr que Matt est vraiment passé à autre chose, et que cette histoire avec Chiara ne le touche plus ?"

Peu de temps après le concert de Wembley, alors que nous conjecturions sur les causes du désastre, l'épouse de Chris m'avait asséné cette question et depuis lors, elle me tourmente.

Et si elle disait vrai ? Ma relation avec Chiara affecte-t-elle encore Matthew ? Est-elle à l'origine de son état aujourd'hui ? Cela me semble impossible. Je pensais cette histoire oubliée depuis longtemps. A l'issue du conflit qui avait grondé entre Matt et moi à l'époque, lorsque je lui avais confié mes craintes pour l'avenir à plusieurs reprises, le chanteur m'avait rassuré à chaque fois. Il m'avait pardonné. De ses propres dires, notre amitié était un roc que rien ne pourrait briser. Jamais.

Mais des drames comme celui que nous avons vécu il y a trois ans en cette fin d'année 2004, ne laissent-ils pas des marques indélébiles, gangrénant toute relation si indéfectible soit-elle ?

J'ai beau les refouler tout au fond de ma conscience, les souvenirs indésirables remontent à la surface, comme une malédiction. Un secret bien trop imposant pour être enterré définitivement.

*  *  *

Eté 2004.

Nous étions alors en pleine tournée pour défendre le troisième album du groupe, Absolution. J'esquisse un sourire amer à cette pensée. Un titre de circonstance, au vu des événements qui se profilaient. Matt doit avoir des dons d'omniscience quand il écrit ...

Tout nous souriait cette année-là. Notre nouvel opus nous avait valu un large succès et la notoriété internationale. Nous avions remporté pour la première fois le prix du meilleur groupe britannique aux MTV Music Awards. Aux prémices de l'été, Muse se produisait sur le Tour depuis déjà plus d'un an et nous venions d'achever une performance au festival de Bologne en Italie. Comme à chaque concert, les fans nous avaient réservé un accueil grandiose en faisant flamber la pelouse, à l'instar de nous trois sur scène. En un mot, nous récoltions le fruit de nos efforts passés ; le satellite Muse était lancé sur orbite autour de l'astre du rock international pour de bon, cette fois.

Nous disposions de quelques jours de libre avant de reprendre la route de la tournée en direction du Royaume-Uni, et en avions profité pour nous requinquer avec une excursion dans le magnifique arrière-pays italien, et bien sûr fêter notre réussite en écumant les bars et discothèques des villes que nous traversions.

Chris était tout jeune marié et déjà père de trois enfants, donc il était plutôt sage en soirée avec les groupies qui nous tournaient autour. A l'inverse de Matt et moi qui étions tous deux libres comme l'air. Et je dois dire que nous n'envions pas le sort de notre compère, à cette époque-là. Au contraire, nous savourions les avantages de notre célibat sans aucun regret, comme si chaque soirée était la dernière.

Jusqu'à ce jour à la fin juin. C'est là, dans le bar d'une petite bourgade perdue aux environs de Sienne, qu'il l'a rencontrée et que tout a changé. Lorsqu'il l'a conduit à notre table pour nous la présenter moins d'une demi-heure après notre arrivée, je me souviens lui avoir décoché un clin d'œil et m'être dit qu'il avait fait vite, ce soir-là. Contrairement à moi, Matt prenait plutôt son temps d'ordinaire, pour se dénicher une fille. Mais alors que la soirée se déroulait, j'ai vite compris qu'il ne s'agissait pas d'un simple flirt cette fois-ci. Mon ami était métamorphosé ; il n'avait d'yeux que pour elle et buvait littéralement chacune de ses paroles. La nuit était à peine entamée que l'aura de cette femme l'avait ensorcelé.

A sa décharge, j'avoue que les arguments de la demoiselle étaient plutôt convaincants. C'était une beauté ténébreuse à la crinière ondulée et aux jambes interminables. Elle était vraiment exquise, peut-être un peu timide. Par jeu sans doute. Et pour être honnête, ses charmes ne m'avaient pas laissé de marbre. Elle avait quelque chose de spécial, et d'irrémédiablement attirant ... Elle dégageait ce je-ne-sais-quoi qui lui conférait une part de mystère, et donnait envie de la découvrir. 

Après avoir plongé à plusieurs reprises mon regard dans celui de la jolie brunette au fil des heures, je m'étais senti moi-même un peu piqué, et je comprenais mieux pourquoi Matt s'était entiché d'elle aussi vite. Une fois n'est pas coutume, il me semble d'ailleurs que cette nuit-là, personne n'avait tenu mon bras quand j'avais regagné l'hôtel. J'avais refusé de me l'avouer sur le moment, mais en comparaison de cette créature, toutes les autres filles du bar m'avaient paru bien fades.

Néanmoins tout mystère, aussi fascinant qu'il soit, cache une part d'ombre et de danger, n'est-ce pas ? Il en allait ainsi pour la belle Italienne. Et nous allions le découvrir à nos dépens.