Alors que Dominic, Tom et Christopher entourent leur ami et tentent de raviver son humeur, je me rapproche de Kelly, laquelle est restée en retrait.

- Hem ! ... Fais-je pour attirer son attention.

Son regard se trouble et elle pivote vers moi. Elle m'adresse un sourire engageant, mais je lis dans ses yeux la même inquiétude que celle qui me ronge. Je me penche vers elle.

- Pendant que ces messieurs chahutent ensemble, peut-être pourrions-nous prendre un petit café ? Je questionne d'un ton amical. Il y a un distributeur juste à côté dans le couloir. J'aimerais bavarder un peu avec vous, si ça ne vous dérange pas.

La jeune femme hésite un instant en considérant les quatre hommes. Finalement, elle acquiesce d'un signe de tête et m'emboîte le pas. Nous sortons de la chambre et nous dirigeons en silence vers la machine à café.

Kelly choisit sa boisson, puis une fois son gobelet fumant en main, elle se retourne et me considère d'un œil prudent.

- Madame Wolstenholme, je m'inquiète pour vous. Déclaré-je sans détours. Je vois que l'état de votre ami vous affecte tout particulièrement. Est-ce que vous tenez le coup ?

- Oh ... Fait-elle, surprise de cette entrée en matière. Oui effectivement, je connais Matt depuis l'adolescence, et c'est dur de le voir si mélancolique. Lui qui déborde d'énergie habituellement ... Mais ça va aller, je vous remercie.

- Je comprends. Etre le témoin de la détresse d'un proche constitue une véritable épreuve. Vous aimeriez l'aider et vous vous sentez certainement impuissante à le faire. Comme vous l'avez sans doute constaté, le trouble de Matthew s'accompagne d'une dépression qui le conduit à se renfermer sur lui même. Je sais que tout ça peut être très déroutant, mais il ne faut pas que vous perdiez espoir. Il a plus que jamais besoin de votre soutien.

Mon interlocutrice opine imperceptiblement du chef mais n'ajoute rien. Elle observe une attitude circonspecte, attendant que j'en vienne au fait. Je récupère mon café dans la machine et poursuis :

- Depuis qu'on m'a remis son dossier, le même objectif que vous me tient à cœur ; guérir Matthew. Mais je ne vous cache pas qu'il ne se dévoile pas facilement et il n'est pas aisé pour moi de démêler la pelote de laine pour en venir aux sources de son mal-être.

- Ca ne m'étonne guère. Fait-elle avec un petit sourire. Connaissant le personnage ...

- Oui, j'ai remarqué qu'il n'était pas homme à se confier naturellement. Mais fort heureusement, il est entouré de personnes aimantes et qui prennent soin de lui. Matthew m'a toujours parlé de vous en termes élogieux, il m'a même confessé que vous êtiez la personne en qui il avait le plus confiance depuis l'incident du concert ...

J'adresse un regard appuyé à la jeune femme. Le sien se trouble quelque peu. Ma remarque la touche et elle retient à grand peine son émoi. Je persévère :

- C'est pourquoi je me tourne vers vous. Quelque chose me tracasse ; j'ai remarqué que le chanteur est toujours très agité lorsque je m'entretiens avec lui juste après ses journées passées hors de l'hôpital. Il semblerait que son retour auprès de ses proches ravive un sentiment d'angoisse non conscient. J'ai déjà questionné Dominic à ce sujet, pour savoir s'il existe un événement passé qui aurait pu engendrer des tensions persistantes au sein de votre groupe, mais il est resté évasif.

J'observe attentivement la jeune femme. Elle affiche une mine impassible et s'applique à ne rien laisser transparaître de ses émotions.

Hormis une poignée de secondes qui ne m'ont pas échappé. L'espace d'un instant, une lueur d'appréhension a jailli dans son regard et ses traits se sont figés. Son attitude me confirme ce que je pressentais. Tout comme Dominic, cette femme est au courant d'un incident qu'elle choisit de me taire. Mais au vu de son désarroi tout à l'heure dans la chambre, il semble qu'elle soit plus partagée que son acolyte quant au bien-fondé de cette discrétion. Résolue à tout tenter, je m'engouffre dans la brêche et expose la situation sans fard.

- Madame Wolstenholme. Kelly ... Je vais être franche avec vous. Je suis la thérapeute de Matthew depuis maintenant trois mois. Et même s'il a été extrêmement réticent pour s'ouvrir à moi jusqu'ici, j'ai détecté des signes révélateurs dans son comportement et je peux affirmer qu'un événement très grave s'est produit dans sa vie, à l'origine d'une souffrance insoutenable.

Kelly me fixe, une expression horrifiée sur son visage.

- Mais ... Il ne s'est jamais confié sur un tel traumatisme ... Bredouille-t-elle. Vous en êtes sûre ?

- Je ne peux pas encore me prononcer avec certitude car mes entretiens avec lui n'ont pas encore permis de le mettre en évidence, mais j'ai de bonnes raisons de le croire. Il s'agit d'un mécanisme de défense psychique classique. Un drame survient dans la vie d'une personne, et la confronte à des tensions intérieures qu'elle juge insupportables. Elle développe donc une stratégie inconsciente de gestion émotionnelle. En psychanalyse, on appelle ça le refoulement. Il consiste à rejeter dans l'inconscient des émotions, des affects ou des représentations afin de protéger le "Moi" de l'individu, ce qui permet de "gérer" les conflits intérieurs et surmonter l'épreuve.

- Donc si je comprends bien, c'est plutôt quelque chose de positif, non ? Questionne la jeune femme.

Je distingue une étincelle d'espoir émerger au fond de ses prunelles. Mais je ne tiens pas à lui laisser une chance d'alléger le tableau, alors je rétorque abruptement :

- En effet, c'est un rempart mental nécessaire parfois. Lorsqu'il est pratiqué à un certain degré, il permet de préserver la personnalité de l'individu, comme un "antidouleur". Mais quand il constitue - ou devient - une stratégie centrale de défense de la conscience contre tout ce qui l'entoure, ce mécanisme provoque des psychopathologies diverses qui nuisent à son équilibre.

- Et c'est ce qui se passe pour Matt, je suppose ... Murmure mon interlocutrice.

Le regard attristé de la jeune femme se perd au loin. Je marque une pause et l'observe d'un air navré, quand une sensation étrange me remue l'estomac. Depuis quelques minutes, je m'évertue à bâtir pierre après pierre le profil pathologique du chanteur. Et alors que je m'efforce de convaincre Kelly de la réalité de son trouble, elle s'impose à moi, éclatante.

Si mon cœur m'aveugle au point de me convaincre que Matthew est sain d'esprit et la victime d'une machination contre lui, la psychiatre à l'intérieur de moi ne peut se résoudre à le croire. Je dois me rendre à l'évidence. La vérité ne se cache pas dans les profondeurs d'un sous-sol, ni même dans l'esprit machiavélique d'un docteur fou ... Elle se tapit forcément dans l'inconscient refoulé de mon patient.

- Je ne vais pas vous mentir, Kelly. Poursuis-je. Le trouble dont il souffre est profond. Le refoulement qu'il a pu exercer dans un premier temps est devenu une véritable psychose. J'ai d'abord pensé à une amnésie dissociative ; ceci expliquerait ses pertes de mémoires liées à toute une partie de sa vie, le dernier album de son groupe, la tournée en cours ... Mais ce qui est plus inquiétant encore, c'est qu'il s'est "fabriqué" une autre réalité. Et si parfois il est suffisamment lucide pour le reconnaître, à d'autres moments il ne sait plus distinguer le réel de l'hallucination. Ce qui me conduit à penser qu'il souffre d'un trouble dissociatif d'identité. Autrement dit, une forme de schizophrénie.

Le gobelet que la jeune femme portait à sa bouche reste en suspens devant ses lèvres. Mes révélations l'ont tétanisé.

- Mais ... C'est impossible ... Bafouille-t-elle enfin, le visage décomposé. Pas Matt ...

- Pour l'instant, il s'agit d'une hypothèse. Tempéré-je, prise de compassion devant la mine atterrée de mon interlocutrice. Quoiqu'il en soit, Matthew est hospitalisé dans une institution spécialisée dans ce type d'affection, et qui saura lui venir en aide. Mais pour être efficace, je dois avoir sa coopération. Et si je ne peux l'obtenir de lui directement, j'ai besoin du support de son entourage ...

Je fais un pas vers elle, les yeux plantés dans les siens. Face à son silence, je renchéris d'un ton impérieux :

- J'ai vraiment besoin de votre aide, Kelly ! Alors si vous pensez détenir une information sur ce qui pourrait l'avoir affecté, je vous en prie, dites-le moi !

Kelly m'observe sans un mot, les yeux brillants de larmes. Je lis dans son regard la détresse qui l'habite. Mais tout au fond de ses prunelles, je vois aussi autre chose. Elle se remémore un incident. Le facteur déclencheur de la psychose de Matthew ? Néanmoins, elle hésite encore à se confier.

- Kelly, je vous en prie ... La pressé-je. Aidez-moi ! Venez en aide à Matthew, il a besoin de vous. Avez-vous en tête un détail qui pourrait m'être utile ?

- Oui. Souffle-t-elle enfin, à contrecœur. Il y a peut-être cette histoire entre Matthew et quelqu'un. Une personne qui lui a fait beaucoup de mal. Mais c'était il y a trois ans, ça ne date pas d'hier ! Matt ne semble même plus en avoir conscience à présent. Et les gars m'ont demandé de ne pas lui en parler, ils pensent que ça le tourmenterait inutilement ...

- Je vois. Fais-je en tâchant d'afficher un air détaché, tandis que mon cœur se met à tambouriner. Quelle est cette personne ?

- Il y en a deux qui sont impliquées en réalité ; Chiara, la fiancée de Dominic ...

Je retiens ma respiration, redoutant la suite. Kelly lève les yeux vers moi et pousse un soupir résigné.

- ... et Dominic lui-même.