D'ordinaire après une journée de travail chargée, j'apprécie particulièrement ces moments d'introspection où, une fois dans le refuge de ma voiture et la radio allumée, je laisse mon esprit s'égarer le temps d'un trajet pour refaire le monde, ou tout simplement me repasser le film de la journée.

Mais ces derniers temps, je redoute ce moment de solitude où libre de toute occupation, je suis assaillie de pensées déprimantes. Ce soir ne faisant pas exception, à peine me suis-je insérée dans le trafic londonien que mon humeur s'assombrit. Et je ressasse d'insolubles problèmes dont le dénominateur commun est Matthew.

Les récents événéments sont sans aucun doute à l'origine de cette baisse de moral. L'hostilité manifeste du docteur Forster, et de son service que je cotoie régulièrement pour les soins de Matthew, me pèse terriblement. Depuis le début de la semaine, Georges Forster impose sa présence lors de mes consultations avec le chanteur. Et j'ai bien cru que ce dernier allait perdre son sang-froid et lui rentrer dedans au sens littéral du terme, lorsque le praticien s'est planté à côté de moi avec un appareil pour enregistrer l'entretien le premier jour. Jusqu'à présent, je suis parvenue à contenir les hostilités entre les deux protagonistes, mais la thérapie n'a pas progressé d'un pouce. Je ne sais pas si mon confrère obtiendra grand chose avec ces méthodes, car Matthew ne décroche quasiment pas un mot de l'heure. Et bien sûr, Georges met ce résultat sur le compte de mon incompétence.

J'arrive dans mon quartier, gare ma voiture en contrebas de mon immeuble, puis m'empare de mes clefs dans mon sac avant de rejoindre l'entrée du bâtiment familier, toujours perdue dans mes réflexions.

En outre, tout le personnel de l'unité du docteur Forster est devenu distant avec moi, et c'est tout juste si j'arrive à leur arracher un sourire lorsque je les salue désormais. Mais le chef de service éprouve une telle aversion à mon encontre, j'arrive à m'en demander s'il n'y est pas pour quelque chose. Il ne serait pas étonnant qu'il cherche à entraver mes relations avec mes collègues pour me mettre des bâtons dans les roues.

La tête encombrée d'amers ressentiments, j'atteins enfin le palier de mon étage et presse le pas. Il me tarde de regagner la chaleur réconfortante de mon appartement.

Je redoute le moment où les potins arriveront jusqu'à mon propre service, et surtout jusqu'aux oreilles d'Edward. Si ce n'est déjà fait, d'ailleurs ... Je devais passer le voir ce lundi pour évoquer le dossier de Matthew justement, mais il m'a fait savoir qu'il était fort occupé ces derniers jours et qu'il me verrait dans le courant de la semaine. Edward Simmons a toujours été le pilier sur lequel je me suis amarrée au travail et aujourd'hui plus que jamais, j'ai besoin de son soutien et son amitié. La trahison dont je fais preuve avec mes derniers agissements me met d'ailleurs extrêmement mal à l'aise, et j'ai peur de sa réaction s'il venait à apprendre toutes mes cachotteries. Je dois trouver une solution pour éviter cela. En outre, j'ai remarqué que même Lena, mon assistante avec laquelle je m'entends très bien habituellement, m'a lancé un drôle de regard lorsque je suis venue à son bureau ce matin pour chercher mon courrier. Serait-il déjà trop tard ?

Je pousse un soupir las. J'ai vraiment l'impression que tout fout le camp dans ma vie. Mes petites intrigues avec Matthew m'ont entrainé dans un engrenage qui est sur le point de tout briser. Mais à quoi bon me voiler la face ? Tout cela n'a aucune importance. Je connais la véritable cause de mon affliction. Ainsi que le remède.

Ce qui m'accable par dessus tout, ce sont les moments d'intimité perdus avec Matthew. Les confidences, les regards complices du chanteur, même son impertinence, tout me manque. Mais cette semaine, je n'ai pas encore pu m'entretenir avec lui seul à seule, le docteur Forster supervise désormais toutes nos entrevues. Je n'ai donc pas pu lui confier les dernières informations que j'ai recueillies de Natacha, et je ne sais pas quand ce sera possible.

Le moral en berne, je ferme la porte d'entrée derrière moi et dépose mon manteau sur la patère. Un bruit de voix au loin me fait lever la tête. Surprise, je tends l'oreille ; David est en grande conversation avec quelqu'un d'autre dans le séjour. Qui cela peut-il bien être ? Je ne me souviens pas qu'il m'ait parlé de la venue d'un ami aujourd'hui ...

Je me dirige vers la pièce éclairée, à présent seul le timbre grave de David résonne dans le hall.

- ... C'est un très bon quartier, nous sommes très contents ... Et nous avons eu beaucoup de chance de tomber sur ce logement.

Arrivée sur le seuil de la porte, je marque un temps d'arrêt. Mon compagnon se trouve dans le coin salon, et il bavarde tout en servant un verre à notre invité surprise. Je distingue à peine la silhouette de ce dernier, que dissimule le dossier du fauteuil dans lequel il est assis. J'avance dans la pièce pour signaler ma présence, et le visage de David s'éclaire en m'apercevant.

- Zoey, te voilà !

Je lui rends son sourire mais le mien se fige aussitôt, tandis que notre invité se lève pour me faire face. Je le considère, stupéfaite.

- Edward ...

- Oui c'est moi, fait-il, perplexe. Tu n'as pas l'air contente de me voir, Zoey.

- Oh si, bien sûr ! Je rétorque aussitôt. Puis j'ajoute en jetant un coup d'œil à David. Mais, je ne m'y attendais pas.

- C'est moi qui est pris l'initiative de vous inviter à dîner. Explique mon compagnon à Edward. Je m'y suis pris au dernier moment, mais tu ne m'en voudras pas, n'est-ce pas Zoey ? Ca faisait longtemps que tu n'avais pas proposé à ton chef de passer nous voir. Je me suis dit que cela te ferait plaisir, et puis c'est l'occasion pour lui de découvrir notre nouvel appartement !

- Oui bien sûr ... Je murmure, déconcertée.

- Nous n'avons pas encore eu un moment pour se voir depuis le début de la semaine, donc cette soirée tombe à point nommé. Affirme Edward joyeusement.

J'acquiesce sans un mot. David se saisit d'une bouteille de Martini dans le bar pour me remplir un verre puis il reprend le cours de la discussion. J'en profite pour observer les deux hommes. Edward bavarde gaiement avec mon compagnon. Si j'en juge par sa bonne humeur et son comportement à mon égard, il ne semble pas au courant des commérages dont je suis la cible à l'hôpital. J'en suis soulagée. Une part de moi était effrayée à l'idée qu'il puisse évoquer ces rumeurs à table ... Mais cela ne sera vraisemblablement pas le cas. Du moins pas ce soir.

En revanche, quelques œillades vers mon compagnon m'ont conforté sur les soupçons que je nourris depuis que je l'ai vu en compagnie de mon chef. Je connais suffisamment David pour savoir ce qu'il mijote, et à cet instant je jurerais qu'il a invité Edward uniquement pour mener son enquête suite à nos récentes disputes. Ed et David n'ont pas spécialement d'affinités l'un pour l'autre et mon petit ami n'a jamais éprouvé le souhait de lier amitié avec l'un de mes collègues jusqu'ici. Je doute qu'il est changé subitement à ce propos. Il est donc fort possible qu'il ait prétexté un dîner pour en apprendre plus sur ma 'soudaine' charge de travail depuis la rentrée.

Une saveur amère se propage dans ma gorge tandis que j'avale une lampée d'alcool. Mais elle est vite éclipsée par une autre plus écœurante qui me retourne l'estomac. Après avoir essuyé les manœuvres de l'antipathique docteur Forster, je me sens prise au piège par mon petit ami. Comment éviter pendant tout un dîner 'le' sujet qui fait sensation à l'hôpital actuellement, à savoir qu'un de mes patients n'est autre que le célèbre chanteur de Muse ?

*  *  *

Le nez dans mon assiette, j'enroule mes spaghettis autour de ma fourchette. La tension qui s'est installée depuis le début du repas me noue l'estomac. Alors que je m'efforce d'orienter la conversation vers des sujets neutres, David s'obstine à poser des questions sur l'hôpital. Et si jusqu'à présent, j'ai réussi à éviter de parler de Matthew, il me prend par surprise en abordant sans détour la question qui l'intéresse.

- Alors Edward, dites-moi ce qui accapare tant ma compagne au bureau, pour que je la vois toujours plongée dans ses dossiers à la maison ces derniers temps ?

Je m'étouffe avec ma bouchée et suis prise d'une toux qui détourne l'attention de mes deux voisins l'espace d'un instant. Mais l'incident ne retarde pas longtemps ce que je redoute depuis le début de la soirée, et je me fige quand Edward se décide à répondre :

- Nous avons quelques pathologies compliquées à gérer en ce moment, ce qui explique nos semaines chargées ...

- Ah oui ? Zoey m'a parlé d'un nouveau patient il y a deux mois, s'agit-il de -

- Des pathologies compliquées, nous en avons tout le temps, coupé-je in extremis, le cœur bondissant dans ma poitrine.

- Oui, mais tu avoueras que le dernier en date nous pose des problèmes d'un ordre nouveau ... Rétorque mon chef avec un sourire.

- Le dernier en date, vous voulez di-

- Hem ! La thérapie commence à porter ses fruits maintenant, interrompé-je une seconde fois.

- Je savais que tu y parviendrais ! Rétorque Edward, satisfait. J'attends ton bilan depuis ce début de semaine, à ce propos. Il faudrait que tu me fasses passer tes derniers rapports enregistrés.

- Hem ... oui. Je bredouille, mal à l'aise.

Le remord me ronge alors qu'il me considère, visiblement fier de moi. Comment puis-je continuer à lui mentir ainsi ? Une voix résonne en moi, me rappelant que je n'ai enregistré aucun rapport depuis plus d'une semaine ... Mais je la réduis au silence en enchaînant :

- Il est vrai que Madame Fitzgerald me pose quelques difficultés depuis quelques temps ...

J'espère dévier la conversation en évoquant ma patiente atteinte de 'toc' mais David ne mord pas si facilement à l'hameçon.

- Cette Madame Fitzgerald, c'est le dossier dont tu as eu la charge récemment ?

- Non c'est une ancienne patiente, intervient Edward. Et elle ne s'arrange pas avec le temps, c'est vrai ... Cependant Zoey, je crois que tes dernières consultations lui ont permis de calmer ses -

- Mais alors, quel est ce dernier dossier que Zoey a repris ? Insiste David en se penchant au dessus de la table.

J'ouvre la bouche pour répondre, mais Edward est le plus prompt :

- C'est Matthew Bellamy, le chanteur de Muse ! Tout le monde en parle à l'hôpital, et la presse people aussi, malheureusement ... Zoey ne vous l'a pas dit ?

Je reste muette, la gorge soudain sèche. Le visage de David se ferme et il me fusille du regard. Inconscient de la joute silencieuse qui fait rage à ses côtés, Edward se ressert une généreuse part de légumes. Et mon cœur explose quand il enfonce le clou :

- Je dois dire que le personnage est un original, il nous a donné bien du fil à retordre cet été. Mais Zoey a si bien su s'y prendre avec lui depuis la rentrée qu'il ne veut plus voir personne d'autre aujourd'hui !