XII-SECOND ENTRETIEN
Ma psychiatre est assise derrière son bureau cossu, les poings serrés posés de part et d'autre d'un dossier ouvert. Toute son attention s'est absorbée sur une des pages noires de notes étalées devant elle. Elle paraît si concentrée, on croirait qu'elle cherche dans ses écrits les mots pour introduire cette nouvelle séance. A moins qu'elle n'y puise la force nécessaire pour affronter son patient ...
Installé en face d'elle de l'autre côté de la table, je profite de ce temps de recueillement pour la détailler. Un petit sourire étire mes lèvres. Elle a troqué son tailleur strict par une tenue plus décontractée aujourd'hui. Elle est vêtue très simplement d'un T-shirt avec un décolleté en V et d'un jean noir. Je note aussi qu'elle a changé sa coiffure. A la place du chignon sévère qu'elle arborait il y a trois jours, elle a choisi de laisser ses cheveux aux reflets auburn lâchés sur ses épaules. Ainsi affublée sans aucun artifice, son jeune âge me saute aux yeux. Elle ne doit pas avoir plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Chercherait-elle à modifier son image pour m'amadouer ? Ou a-t-elle été seulement vexée par ma remarque acerbe au dernier entretien ?
La jeune femme remonte ses lunettes sur son nez d'un geste distrait. J'avais déjà remarqué qu'elle avait ce tic lors de la précédente consultation, quand elle était embarrassée. Elle est penchée sur ses notes, mais ça ne m'empêche pas de constater qu'elle est jolie. Très jolie même. Son visage doux et harmonieux ne porte quasiment pas de maquillage et ce naturel lui sied bien. Son front encadré de longues mèches est légèrement plissé sous l'effet de la concentration, mais cela n'estompe en rien sa beauté.
Un demi-sourire sur les lèvres, j'apprécie le tracé délicat de sa bouche dont elle mordille la lèvre machinalement, quand le visage de Carla se superpose au sien. Je m'assombris aussitôt. Elle aussi était très belle. Et dans mes souvenirs, elle réservait ses plus séduisants sourires pour moi seul. Enfin, tout cela avant qu'ils ne disparaissent pour de bon, les derniers temps de notre relation. Supplantés par une tristesse omniprésente ... Une vague de mélancolie m'étreint et je hausse les épaules de dépit. Tout cela est bien loin ... cela n'a plus d'importance, désormais.
- Comment vous sentez-vous, aujourd'hui ?
L'image de ma fiancée qui flottait jusque là devant mes yeux disparaît tout d'un coup, remplacée par celle de la thérapeute.
- Er ... Ca va. Répliqué-je, pris de court.
- Votre ami avait l'air fâché lorsque je suis venue vous chercher tout à l'heure. Tout va bien entre vous ?
- Oh ça ! Ce n'est rien. Il me fait la tête pour un truc sans importance.
Ce faisant, je songe à l'altercation qui a suivi le départ de Chris et Kelly hier soir, lorsque Dom a découvert son portable sur la console, hors service et suintant d'humidité. Mon interlocutrice acquiesce imperceptiblement du menton puis après une grande inspiration, elle se lance.
- Très bien. Je vous propose de repartir sur de nouvelles bases aujourd'hui, si vous le voulez bien. Vous m'avez reproché de ne pas m'intéresser à vous la dernière fois, et vous aviez tout à fait raison. Il est important que j'apprenne à vous connaître.
Je pince les lèvres, ennuyé. Ca y est, elle veut se servir de mes semonces pour m'inciter à parler. Mais je n'ai pas plus l'intention de lui raconter quoi que ce soit que l'autre jour. Une petite voix a beau me souffler que contrairement au docteur Simmons, elle paraît réellement désireuse de m'aider, et qu'il se pourrait qu'elle donne foi à mes visions, il est encore trop tôt pour courir le risque de tout lui avouer. Je ne sais pas comment elle pourrait prendre ces confessions. Il ne s'agirait pas de finir interné.
- Je vois que vous avez du mal à m'accorder votre confiance. Poursuit-elle. Mais sachez que je n'insisterais pas pour que vous me détailliez les événements qui vous ont affecté. Parlez-moi de ce que vous voulez. Tout ce qui vous passe par la tête, même si cela ne revêt aucune importance.
- Il ne me passe rien par la tête.
Un sourire fend le visage de la psychiatre.
- Pardonnez-moi, mais j'ai du mal à le croire. Je suis persuadée que vous êtes quelqu'un de très brillant et que votre esprit fourmille d'idées, au contraire. Vous ne seriez pas arrivé là où vous en êtes aujourd'hui, si ce n'était pas le cas.
- Mes amis ont grandement participé à l'ascension du groupe, vous savez.
- Et pas vous ? Parlez-moi de votre jeunesse, quand vous avez rencontré vos amis, par exemple ... Ou un autre épisode si vous préférez. Un souvenir agréable, une expérience exaltante, n'importe quoi.
Je garde le silence. Quelque chose d'agréable ... J'ai beau creuser dans ma mémoire, rien ne me vient. Le cauchemar que je vis empoisonne toutes mes pensées.
- Je ne sais pas, vous pourriez évoquer la formation de Muse, par exemple. Poursuit-elle sans se démonter. Il me semble que vous avez d'abord intégré un groupe de votre collège dans lequel jouait Dominic. Puis vous avez décidé de monter votre propre groupe ensemble, et c'est à cette occasion que vous avez enrôlé le troisième membre, Christopher, après avoir remarqué ses talents à la batterie lors d'une manifestation musicale ... C'est bien ça ?
Je dévisage la jeune femme sans un mot. Ainsi, elle a fait des recherches sur mon passé et celui de Muse. Je suis agréablement surpris. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle réagisse aussi vite après mes reproches. Ma pique a dû l'atteindre plus que je ne pense. A moins qu'elle ne me dise la vérité et attache vraiment de l'importance à mon histoire ? Une part de moi aimerait le croire. J'aurais tellement besoin d'une alliée pour m'aider ...
- Puisque vous savez déjà tout, pas besoin que je perde mon temps à vous parler de ça. Je marmonne.
- Je suis loin de tout savoir, détrompez-vous. Et ce qui m'intéresse vraiment, ce ne sont pas comment les événements se sont déroulés, mais plutôt vos ressentis. Etiez-vous heureux à cette époque ? Confiant dans l'avenir de votre groupe ? Ou plutôt angoissé ?
- Je ne sais pas.
- Vous ne savez pas définir ce que vous éprouviez, ou vous ne vous en souvenez plus ?
- Les deux.
La jeune femme ôte ses lunettes et se frotte les sourcils. Elle ne le signifie pas clairement mais je vois bien que mon attitude fuyante la contrarie. Je m'en veux un peu de la braquer ainsi. Elle ne ménage pas ses efforts pour engager un dialogue, mais je rejette une à une chacune de ses tentatives.
- Monsieur Bellamy, je crois que-
- Vous pouvez m'appeler Matthew. Je la coupe.
Elle lève la tête et me fixe avec étonnement. Je lui adresse un petit sourire contrit.
- Matthew. Corrige-t-elle après un instant, adoucie. Je ne suis pas là pour vous juger. Ni pour vous réprimander. Je veux essayer de comprendre avec vous ce qui vous est arrivé en juin dernier. L'amnésie, les souvenirs "modifiés". Ou pas d'ailleurs.
Je lève un sourcil. Une lueur d'espoir surgit en moi. Envisagerait-elle la possibilité que le récit de mes souvenirs ne soient pas uniquement le résultat d'affabulations ?
- C'est pourquoi j'aimerais que vous abordiez l'histoire de votre jeunesse. Ajoute-t-elle. Il serait intéressant de voir à partir de quand certains de vos souvenirs ont divergé de la réalité. Ce pourrait être à l'occasion d'un épisode traumatisant qui aurait provoqué en vous un mécanisme d'autodéfense, en vous construisant une nouvelle vie.
Je me rembrunis. Alors, c'est ça qu'elle recherche. Elle ne croit pas que je puisse tout simplement dire la vérité, l'explication vient forcément de mon cerveau "détraqué". Le cœur empli d'amertume, je détourne les yeux sans répondre. Tel un Peter Pan, je m'envole loin de cette pièce et me réfugie dans mon bastion mental.
Mon regard parcourt distraitement la pièce au mobilier ancien, et s'arrête sur un divan coincé entre le mur en face de moi et un fauteuil. J'esquisse un petit sourire. Le fameux divan, symbole s'il en est du psychanalyste. Mes yeux ne peuvent se détacher du meuble. Il attise ma curiosité et m'intimide à la fois. Tout un tas d'images issues du cinéma ou de l'imaginaire collectif me viennent en tête et participent à la forte impression qu'il suscite en moi. J'imagine toutes les confidences, les lourds secrets qui ont émergé de ces coussins, depuis des années. Ma thérapeute utilise-t-elle toujours ce divan pour plonger dans l'intimité de ses patients ? Me demandera-t-elle un jour de m'y allonger moi-aussi ? Sans doute pas pour l'heure, vu mon manque de coopération.
- Ecoutez-moi, Matthew. Et si je vous proposais un deal. Qu'en pensez-vous ?
La question m'arrache à mes songes. Je reporte mon attention sur la jeune femme, interloqué.
- Un deal ? Quel genre de deal ?
- Une sorte de petit jeu, si vous préférez. Fait-elle d'un air malicieux. Vous me posez une question sur ce que vous voulez. Et si je joue le jeu et que je réponds honnêtement, alors j'ai le droit de vous en poser une à mon tour, à laquelle vous répondrez en toute franchise, et ainsi de suite. Qu'est-ce que vous en dites ?
- Oh ... Er ...
Je m'interromps, bouche bée. La thérapeute me dévisage d'un air imperturbable. Elle paraît on ne peut plus sérieuse. Cette proposition est surprenante, voilà une méthode peu orthodoxe pour faire parler les patients. Mais en y songeant, ce n'est pas pour me déplaire. Décidément, cette femme d'apparence stricte et un peu fade à première vue cache une personnalité bien plus intéressante qu'il n'y paraît. Et l'exercice m'ouvre des perspectives séduisantes. Si je manoeuvre habilement, je pourrais même en tirer avantage et en apprendre plus sur elle.
Et sur l'hôpital aussi, qui sait ...
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