Avachi dans mon fauteuil, j'observe le couple en face de moi d'un oeil maussade. Ils s'enlacent amoureusement, leur verre de digestif à la main, comme si je n'étais pas là. Depuis que je loge chez Dominic, je n'arrive pas à m'habituer au comportement de mon ami, que je croyais pourtant si bien connaître jusqu'ici. Dom est tout miel avec sa petite amie, c'est si inhabituel de le voir comme ça ... Dans mes souvenirs, il ne s'embarrassait pas de telles attentions pour emballer une fille. Et d'ailleurs je ne lui ai jamais connu de fiancée jusqu'à aujourd'hui. Il enchaînait les conquêtes comme on change de paires de chaussettes pour ainsi dire ... Enfin, avant que ne survienne le "drame" entre nous deux en tout cas, c'était ses habitudes.

Mais cessons de remuer les fantômes d'un passé imaginaire. Tout cela n'a aucune importance, car cette vie n'existe que dans mon cerveau, si j'en crois tous ceux qui m'entourent. 

Une main effleure la mienne et me ramène au moment présent.

- Tu en fais une tête, Matt ...

Je pose le regard sur la personne qui vient de s'installer sur l'accoudoir de mon fauteuil. Kelly me dévisage d'un air soucieux. 

- Non, ça va, ne t'en fais pas. Je murmure d'un ton rassurant. Je suis un peu fatigué, sans doute. 

Je ne veux pas peiner la compagne de Christopher. Ils sont venus tous deux dîner avec nous ce soir, sur l'invitation de Dom. Leurs trois enfants laissés aux bons soins de leur baby sitter attitrée, le couple profite d'une soirée de liberté sans leur progéniture.

J'apprécie énormément Kelly. C'est quelqu'un de cher à mon coeur, au sein de notre petite famille. Elle partage la vie de Chris depuis les débuts du groupe, et elle compte parmi nos plus anciens fans en quelque sorte. La jeune femme est un modèle de douceur, un être adorable, honnête et plein de bon sens, qui sait rendre notre ami heureux. Et depuis les derniers bouleversements dans ma vie, elle est aussi l'une des rares personnes à être restée identique à mes souvenirs. Ce qui la rend d'autant plus précieuse à mes yeux.

Kelly n'a pas cherché à mettre en doute mes confidences sur mon existence disparue. Lorsque j'ai rapporté ce qui s'était passé en Italie entre ma "fiancée" et moi après l'avoir retrouvée, elle a trouvé étrange que je puisse avoir connaissance du lieu de résidence des parents de la jeune italienne si, comme elle le prétendait, nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant.

Mais sa remarque n'a pas retenu très longtemps l'attention de mes compagnons. Ils ont vite conclu que cette Carla devait être une de mes anciennes conquêtes d'un soir, et dont j'avais gardé en tête ce détail. Avant que mon cerveau malade ne transforme cette courte aventure en une grande histoire d'amour.

- Tiens, Matt.

Christopher me tend un verre de jus de fruit. Notre repas englouti, nous avons migré jusqu'au salon pour prolonger la soirée.

- Je n'ai pas droit au "digeo" non plus ? Fais-je, bougon.

- Avec les anxiolotiques que te prescrit l'hôpital, il vaut mieux éviter l'alcool, tu le sais. Rétorque Chris.

- Oui, c'est vrai. 

Je fais mine d'obtempérer et me saisis du verre avec un petit sourire. S'il savait, songé-je. Cela fait déjà trois semaines que j'ai réduit les doses de comprimés en dissimulant l'excédent dans mes poches, avant de faire semblant de les avaler. Pour cesser définitivement de les prendre depuis plusieurs jours. Si je veux comprendre ce qui m'est arrivé, je dois récupérer toute ma présence d'esprit. 

Sirotant mon verre, je songe à cette nouvelle psychiatre qui a repris mon dossier. Elle constitue une véritable aubaine pour moi. Elle a l'air bien moins dangereuse que le docteur que je voyais en consultation jusque-là. J'ai eu une frayeur au début de l'entretien quand elle a fait sortir Dom de son bureau, mais en définitive, j'ai su retourner la situation en ma faveur. Pour cette fois-ci en tout cas. Je suis curieux de voir comment elle va réagir pour m'inciter à parler, désormais. Cependant, je dois rester vigilant. Bien que cette femme paraisse inoffensive, elle pourrait fort bien être manipulée. 

- Chris, je ne t'ai pas dit encore, mais Matt nous propose de répéter tous les trois les chansons du dernier album. Fait Dom en se dégageant des bras de sa compagne et me montrant du doigt.

- C'est vrai ? Le bassiste tourne les yeux vers moi. Mais c'est une excellente idée !

- Oui, je suis sûre que ça va te faire beaucoup de bien de renouer avec la musique, Matt. Murmure Kelly près de moi en me caressant gentiment l'épaule.

- Mais j'espère que ce sera après nos petites vacances en amoureux quand même Dom, intervient Chiara, en se cramponnant au bras de son compagnon.

 Je pince les lèvres, contrarié. Manifestement, je ne suis pas le seul à trouver cette fille insupportable. J'entends Kelly dissimuler un soupir, à mes côtés. Elle a remarqué elle aussi le travail de sape récurrent de la compagne de Dom, quand elle ne se sent plus au centre des conversations. Et particulièrement lorsque c'est moi qui le devient.

Pour être honnête, je ne peux pas vraiment lui en vouloir. J'ai investi l'appartement qu'elle partage avec Dom depuis bientôt deux mois, et la patience dont elle a dû faire preuve jusqu'ici, alors que mon ami se consacre presque exclusivement à mon bien-être, commence sans doute à atteindre ses limites. Mais je crois qu'au delà de ça, elle et moi ne sommes pas faits pour nous entendre. Nous n'avons absolument rien en commun - si ce n'est Dominic lui-même. Peut-être d'ailleurs est-ce notre attachement mutuel au batteur qui est la cause de notre mésentente. Une jalousie qui nous dévore. Aujourd'hui, j'ai de plus en plus de mal à accepter ses humeurs et remarques désobligeantes.

- On programmera ça dès que les plannings de chacun le permettront ... Déclare Chris d'un ton neutre, pour apaiser la tension qui devient palpable.

- Pour ma part, ce n'est pas compliqué. L'emploi du temps de ma vie privée comme professionnelle se résume au néant total. Je ronchonne avant de porter mon verre à mes lèvres.

- Tu oublies quand même les prochaines consultations que la psy a programmé avec toi ... Objecte Dom.

- "La" psy ? Répète Chris, interloqué. J'ai loupé un épisode ?

- Ah oui, je ne t'en ai pas encore parlé Chris. Le docteur Simmons a transféré le dossier de Matt et désormais c'est une charmante jeune femme qui s'occupe de notre ami. Le batteur poursuit d'un ton réprobateur. Une jeune femme que Matt n'a pas hésité à envoyer sur les roses d'ailleurs, pour leur premier rendez-vous.

Chris me considère sans un mot, un sourcil levé. Je hausse les épaules pour toute réponse.

- Matthew est quelqu'un de tellement avenant, ça ne m'étonne pas. J'entends à peine marmonner Chiara dont le visage est enfoui dans la chemise de mon ami.

C'est plus que je ne peux encaisser en une seule soirée. Il faut que je prenne l'air. Je me lève d'un bond.

- Excusez-moi, je lâche à la ronde, une fois sur mes pieds. Je reviens dans un instant.

Et sans accorder un regard à mes compagnons de soirée, je quitte la pièce en trombe.

Je m'engouffre dans le couloir sombre qui mène à la cuisine, tandis que j'entends la voix de Kelly gronder quelque sermon à l'intention de Chiara. Au passage, ma main s'empare promptement du téléphone portable de Dom, laissé sur la console près de la porte d'entrée.

Une fois arrivé dans la cuisine, je m'appuie contre l'évier et tape rapidement les chiffres pour déverrouiller l'appareil. Dominic n'est pas au courant mais je suis parvenu à subtiliser son code confidentiel il y a quelques temps déjà, alors qu'il l'avait confié à Chiara un soir où il me croyait déjà refugié dans ma chambre. Depuis, je profite des quelques moments où il laisse l'appareil de côté pour l'emprunter en douce lorsque je souhaite faire une recherche sur internet. 

Et c'est le cas ce soir. Je ne sais pas expliquer pourquoi mais j'ai l'intuition que l'hôpital où je suis soigné est lié au mystère qui m'intéresse. J'ai déjà profité de courts instants où Dominic n'avait pas son téléphone sur lui pour obtenir des informations générales sur l'institution. J'ai notamment découvert qu'elle a rapidement été élevée au premier rang en matière de recherches sur le traitement des maladies mentales, après sa construction qui remonte au XIVe siècle. Toutefois, elle cache aussi une réputation moins glorieuse, concernant les méthodes de détention et de "soins" barbares qui ont été pratiquées à travers les âges. C'est d'ailleurs ce passé trouble qui m'a motivé à entreprendre des recherches plus poussées. J'espère pouvoir découvrir des cas de patients similaires au mien.

J'ouvre une nouvelle page du moteur de recherche et tape le mot B.E.D.L.A.M. Une longue liste de liens s'affiche et je sélectionne plusieurs d'entre eux. Quelques minutes de navigation suffisent à me donner la nausée. Les divers témoignages morbides sur les tortures et punitions que subissaient les patients auparavant font froid dans le dos. La terrible réputation de l'hôpital n'est pas usurpée.

 Après avoir parcouru des dizaines de pages, je commence à désespérer de trouver quelque chose d'intéressant, quand un détail attire mon attention. L'un des liens évoque l'existence d'une salle où seraient exposées les oeuvres réalisées par des pensionnaires artistes de l'hôpital.  Cette salle n'est plus accessible au grand public aujourd'hui mais l'article ne précise pas si les oeuvres ont été conservées ou non. Les murs de l'établissement renferment-ils toujours cette pièce aujourd'hui ? Pourquoi l'exposition a-t-elle été fermée au public ?  L'excitation que suscitent ces questions me galvanise tout à coup. Après des semaines d'abattement, une première piste concrète s'offre à moi. Et même si elle ne semble pas mener à grand chose, elle a le mérite de me donner un but. II faut que je découvre ce que sont devenues ces oeuvres d'art ...

Soudain, un bruit provenant de l'entrée de la pièce me tire de mes réflexions. J'entends les voix de Chris et Kelly résonner dans le corridor qui débouche dans la pièce où je me tiens. Ils vont apparaître dans un instant. Pris de court, je me débarrasse du téléphone en le jetant derrière moi d'un geste précipité. 

Un "plouf" me parvient depuis mon dos, juste avant que les deux silhouettes familières se détachent dans l'encadrement. L'effroi me comprime la poitrine alors que je réalise la gaffe que je viens de commettre.

Merde, quel con ! Je jure intérieurement. Le portable est tombé dans l'évier rempli d'eau ! 

- Ah te voilà ! S'écrie Kelly. C'est là que tu t'es réfugié pour échapper aux remarques acerbes de Chiara ...

- Ne t'inquiètes pas Matt, renchérit Chris aussitôt avec un grand sourire. On lui a cloué le bec. Et Dom est convaincu comme nous qu'il est important de reprendre des sessions musicales avec toi au plus tôt pour se remettre dans le coup tous les trois.

 - Oh ... Heu ... Merci. Je balbutie avec un sourire tendu, l'image du téléphone toujours en tête.

- Bon, je vais mettre ces verres sales dans l'évier. Fait Kelly en s'approchant de moi, un empilement de verres entre ses mains.

- Non ! Je m'écrie un peu trop vivement.

Mes deux interlocuteurs s'immobilisent, surpris.

- Hem ! Heu ... Je marmonne, d'une voix hésitante. En fait, c'est toujours moi qui m'occupe de la vaisselle sale ici. C'est important la répartition des tâches, quand on cohabite. Alors donne-moi tout ça Kelly, je te débarrasse.

J'affiche un sourire que j'espère convaincant et tends des mains tremblantes vers la jeune femme. 

- Okay Matt ... Répond-elle, d'un ton précautionneux. Si tu y tiens ...

Et elle me confie son fardeau. Je me retourne face au bac et plonge les verres délicatement dans l'eau savonneuse. 

Bon, une chose est sûre, je ne vais pas pouvoir reprendre mes recherches tout de suite. Me dis-je en touchant du bout des doigts l'appareil au milieu de la vaisselle immergée.