LXXXIX- SOUVENIRS, SOUVENIRS ...
Une chanson de Johnny empreinte de nostalgie, tout comme l'esprit de Carla au souvenir de ses amours avec Matt ...
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Une vague d'émotion afflue à mes yeux, et je les essuie rageusement du revers de la main.
Il y a quelques minutes que je suis plongée dans le théâtre de mes souvenirs, et cette introspection me fait réaliser avec quelle force mes sentiments ont enflé dès l'aube de mon histoire d'amour. Et combien ils sont encore vivaces aujourd'hui, malgré les heurts et les déceptions ...
Il est fascinant de constater comme nos actes et nos émotions prennent sens, en les jugeant avec le poids des ans. Si, avec toute la candeur et l'ignorance propre à la jeune fille que j'étais alors, j'envisageais ma première expérience affective comme un havre de grâce et de douceur, ma relation avec Matthew s'est revélée bien différente. Notre amour s'est exprimé avec une ardeur qui brutalise les cœurs, une rage si effrénée qu'elle a consumé jusqu'à nos âmes.
Nos sentiments démesurés n'etaient-ils en vérité que l'expression exacerbée de nos démons intérieurs ? Un tel déferlement de passion tient plus de l'acharnement lié au désespoir que du désir. Mais si cet amour s'avère éprouvant et destructeur à la longue, il laisse aussi une empreinte indélébile dans nos corps. Je l'arbore aujourd'hui encore, gravée au creux de ma poitrine, altérée par le temps mais bien vivante.
A notre rencontre, du haut de mes dix-huit ans, j'étais néanmoins vierge de toute expérience affective, et Matthew m'apparaissait comme l'homme idéal. Je l'admirais, il dégageait une telle énergie, un tel mépris des règles et des contraintes qui gouvernent ce monde. Et dans le même temps, il se montrait d'une tendresse infinie avec moi. J'étais folle de lui, je l'aurais suivi au bout du monde. C'est ce qu'il m'avait promis, d'ailleurs. Notre histoire naissante lui donnait des ailes, il voulait reprendre sa vie en main, renouer avec la musique qu'il avait abandonnée et partir à la découverte d'autres continents. Il avait l'âme d'un artiste rebelle et aventureux, et j'aimais ça.
En quelques semaines, il était devenu mon univers, je buvais ses paroles et me nourrissais de ses rêves. C'est ainsi qu'à l'issue de mon séjour chez ma tante, mon cœur amoureux et ma soif d'évasion eurent raison de mes attaches familiales. Je décidai de ne point retourner parmi les miens et coupai les ponts. Transportée par une indicible passion, c'est sans regret que je troquais le soleil radieux de ma région ombrienne et ma belle demeure natale pour la misère du quartier de Hackney aux côtés de Matthew, sûre de notre bonheur et notre succès. Et nous partîmes tous deux à la conquête du monde.
Mais que dis-je, je m'égare à nouveau, grisée par les souvenirs ... Comme souvent en amour, la vérité fût plus décevante et le "monde" que m'offrit Matthew s'avéra moins exotique que les rêves que je chérissais alors. Et la suprême ironie fût que dès lors, je ne vis jamais d'autre horizon que celui décoloré du quartier le plus pauvre de Londres où nous avions élu domicile.
Car soyons lucide. Un héroïnomane ne demeure fidèle qu'à ses planantes amours. Au premier jour, les ingrédients de notre déchéance se trouvaient déjà là, dans le décor crasseux de l'autocar échoué où je fis la rencontre de Matthew. Et la passion qui a ensemencé nos cœurs en son sein ne pouvait qu'enfanter un fruit gâté. A l'instar du faisceau éclatant de sa lampe torche, j'ai été aveuglée par les rêves ambitieux du musicien râté, lesquels brillaient trop fort pour être sincères. La réalité nous rattrape un jour ou l'autre. Les années passant, toutes les belles promesses ont été rompues. Les projets grandiloquents n'ont pas abouti. Et notre bonheur s'est évaporé parmi les vapeurs d'héroïne aux relents vinaigrés qui empoisonnent l'atmosphère viciée de l'appartement.
Le cœur lourd de tous ces espoirs brisés, je lance un regard en direction de la silhouette de Matthew. Il se tient toujours immobile, son papier à la main et le regard vitreux suspendu dans le lointain, tel un fantôme endormi. Devant le spectacle de son apathie, je sens une colère sombre me dévorer les entrailles, balayant d'un coup l'élan amoureux qui s'était ravivé dans ma poitrine. La vision pathétique de cet homme me révulse, je déteste ce qu'il est devenu. Je hais son ami Clark, qui a bousillé sa vie et l'a transformé en zombie. Puisse son âme se perdre à jamais dans les flammes de l'enfer. Mais j'en veux plus encore à Matthew de s'être laissé sombrer, d'avoir empoisonné son corps, son cœur. D'avoir saccagé son existence. Et de m'avoir entraîné dans l'abîme avec lui. Toutefois à la différence de celui-ci, je ne vais pas me résigner à mon sort. Au contraire de Matthew, que sa dépendance a rendu misérable, le poids des épreuves m'a endurci. Et je m'en sortirai, même si pour cela, je dois me délester de lui.
Forte de cette promesse, je me détourne et parcours des yeux la pièce, notant le désordre inhabituel, les tiroirs renversés, les objets jonchant le sol. Mon humeur s'assombrit un peu plus. Manifestement, Matthew a encore piqué une crise quand j'étais absente, il a retourné l'appartement entier. S'il compte sur moi pour tout remettre en ordre ...
Un frisson me traverse l'échine. Plongée dans mes pensées, je ne m'étais pas rendue compte qu'un voile de sueur avait recouvert ma peau. Ma gorge s'est asséchée, et je ressens des picotements un peu partout dans mes muscles. Faisant bouger mes doigts pour stopper leur fourmillement, je me penche vers le cabas laissé au pied du sofa, et d'une main légèrement tremblante, j'en sors un sachet de papier brun.
* * *
Immobile, les yeux rivés sur le bout de papier que j'ai sorti de ma poche, je sens mon cœur pomper vigoureusement dans ma poitrine. La composition familière qui le recouvre fait remonter des sensations enfouies dans le chaos de ma mémoire et des images jaillissent devant mes yeux, indéchiffrables et désordonnées. Une palette d'émotions contradictoires m'assaille, si bien que j'ai l'impression de suffoquer.
Quelques tranches du passé sortent de l'ombre et je commence à me souvenir. Mes yeux relisent le texte manuscrit. Ce sont les paroles d'une chanson que j'ai composé il y a quelques temps pour Carla, quand j'étais au plus mal, loin d'elle. Comment est-ce arrivé, je ne saurais dire. Mais je ressens le désespoir qui m'habitait alors et le besoin de transcrire ma douleur et ma révolte sur le papier.
Si j'en crois les émotions qui m'agitent, une tragédie est survenue qui m'a séparé de Carla pendant une longue période, et j'ai cru ne jamais la revoir. Mais si cela est vrai, je ne peux m'expliquer le comportement de la jeune femme lorsqu'elle m'a aperçu dans le séjour un peu plus tôt. Elle semblait ne pas être consciente de mes malheurs. Au contraire, elle a fait preuve d'un mépris auquel je ne m'attendais pas. En outre, si j'ai désormais la conviction que se sont produits des événements qui ont bouleversé ma vie, les détails se sont effacés de mon esprit, et il n'y subsiste qu'un patchwork de sensations décousues.
Je ferme les yeux, tachant de mettre en ordre le foisonnement anarchique de mes pensées. Les images surgissent de plus belle. Plusieurs visages jaillissent derrière mes paupières, sans que je puisse leur mettre un nom. Des décors énigmatiques et inquiétants m'apparaissent, mais je ne les reconnais pas plus. Tout ceci est troublant. Ma mémoire s'apparente à une mixture de souvenirs déformés, tourbillonnant comme le magma d'un volcan. Certains éléments émergent sporadiquement à la surface puis sont engloutis aussitôt, sans que je puisse les saisir. Peut-être parviendrais-je à renouer le fil de l'histoire, si seulement j'étais en possession de toutes mes facultés ...
- Qu'est-ce que c'est que ce charabia ?
Je sursaute. Carla m'a rejoint sans un bruit. Debout derrière moi, la jeune femme étire le cou, se penchant sur la page manuscrite que je tiens toujours en main. Sans attendre de réponse, elle en fait la lecture à voix haute.
- "... It could be wrong to let our hearts ignite. It could be wrong, are we digging a hole ..." Eh bien, quel drôle de texte ... C'est toi qui a rédigé cela ?
- Heu ... je crois, oui. croassé-je.
- "Love is our resistance." marmonne-t-elle d'un ton railleur, les yeux toujours fixés sur le feuillet. Mazette ! Tu devais être bien défoncé, le jour où tu as écrit ce tissu de conneries ...
Je grimace, accusant le coup. Ses propos m'atteignent comme un coup de poignard en plein cœur. Etrangement, alors que j'étais moi-même surpris d'avoir pu produire une telle prose il y a un instant, le sarcasme de l'Italienne m'offense terriblement. En proie à une amère déception, je serre les poings et fulmine en silence.
La jeune femme se recule d'un pas, me toisant d'un air gouailleur.
- Oh ! oh ! J'ai l'impression que je l'ai froissé, ajoute-t-elle, amusée. Puis roulant de gros yeux, elle enroule ses doigts autour de mon bras et s'accroche à moi langoureusement. Dis-moi, monsieur le grand compositeur, j'espère que tu ne comptes pas te remettre sérieusement à la musique ! Parce que laisse-moi te dire que personne ne voudra payer pour entendre la voix pitoyable d'un camé dérailler sur des paroles aussi pathétiques ...
- Lâche-moi ! m'emporté-je en la repoussant vivement.
- Wow ! On se calme, Mozart ! Tu crois peut-être que tu m'impressionnes ?
Nullement intimidée, Carla s'approche lentement de moi, un sourire enjôleur sur les lèvres. Elle se penche puis se met à roucouler :
- Allons mon amour, ne prends pas la mouche ! Tu ressembles à une pauvre petite chose perdue dans un monde cruel, avec tes airs offusqués. C'est drôle ... Mais curieusement, ça m'excite ...
- Quoi ??
Je la considère, décontenancé. Se moque-t-elle de moi ? Mais la jeune femme semble on-ne-peut-plus sérieuse. La lueur dédaigneuse qui perçait dans son regard jusque-là s'est éteinte, un éclat lubrique la suppléant. En un éclair, elle s'est métamorphosée, faisant onduler autour de moi son corps de sirène tentatrice et redoutable.
- Qu'est-ce que tu fais ... bredouillé-je avec un geste de recul.
- Voyons Matt, ne me dis pas que tu n'en a pas envie ... susurre-t-elle.
Me gratifiant d'un regard sensuel, elle pose une main sur mon torse, puis l'enroule lascivement autour de ma nuque, telle une tentacule.
- Cesse cette comédie. balbutié-je.Tu voulais me faire déguerpir d'ici il y a deux minutes.
- C'est vrai, rétorque-t-elle avec un sourire, pendue à mon cou. Mais tu sais bien qu'entre nous, c'est "je t'aime, moi non plus" !
Je la dévisage, exaspéré par son manège.
- Je ne suis pas ton jouet ...
- Mon pauvre Matt ! s'exclame-t-elle dans un rire. Bien sûr que si, tu l'es ! Je fais de toi ce que je veux. Et je t'en donne la preuve à l'instant ; tiens, regarde ce que j'ai pour toi.
Elle se sépare de moi et, une lueur malicieuse au fond des yeux, soulève un petit sachet brun dans ma direction.
Ma réaction est violente et immédiate. A la simple vue de l'enveloppe de papier froissé, mon pouls s'accélère, comme si je venais de piquer un sprint. L'obsession qui me consumait un peu plus tôt se ravive et mon corps entier se contracte, dans l'expectative de l'injection salvatrice. Je puis presque ressentir mes veines se dilater à l'intérieur de mon bras, s'apprêtant à accueillir la substance tant convoitée. Par son geste, Carla vient d'interrompre la course du monde entier. Plus rien d'autre n'existe autour de moi que ce sachet de papier et ce qu'il contient.
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