LXVIII-FUNESTE PERSPECTIVE
Après avoir refermé la porte derrière moi, je me débarrasse de mon pardessus humide et l'accroche au porte-manteau de mon cabinet. Grelottante, j'enfile aussitôt le gros gilet de laine que je laisse toujours suspendu sur l'un des portants.
Les premiers frimas d'hiver se sont installés cette nuit et ont recouvert la ville endormie d'une gangue de givre, chamarrant les tristes surfaces de béton et de bitume d'un délicat voile aux reflets scintillants. Après une heure de route dans le trafic léthargique de Londres, je me sens moi-même toute engourdie. La matinée est déjà avancée, mais les rayons du soleil peinent à traverser les volutes de brume verglaçante qui enveloppe le quartier. Leur lumière opalescente se réverbère sur le sol immaculé du parc autour de l'hôpital, diffusant une clarté presque irréelle par la baie vitrée.
D'un pas vif, je traverse la pièce en soufflant sur mes mains gelées pour les réchauffer. J'atteins le meuble où sont classés les dossiers de mes patients puis en sors distraitement une chemise cartonnée, l'esprit ailleurs. Je me trouve ridicule d'affronter la bise hivernale pour me retrouver dans ce bureau congelé alors que je suis censée entamer mon second jour de congé ...
Eprouvée par la nuit mouvementée qui a suivi la fête il y a deux jours, j'ai passé la journée qui a succédé à traîner chez moi et à me tourner les sangs, ruminant d'interminables conjectures sur les intentions de Matthew. Encore aujourd'hui, la simple idée d'imaginer le chanteur disparaître dans la machine infernale du docteur Cumberbatch à la recherche de son passé perdu me rend malade d'angoisse.
Je m'installe à mon bureau avec un soupir puis jette le dossier sur le sous-main. Un bref coup d'œil sur l'étiquette qu'arbore la chemise écarlate achève de mettre mon moral en berne. Le nom de Matthew y est inscrit de l'écriture fine et pointue d'Edward, et je réalise avec consternation que j'ai sorti le dossier du chanteur sans même m'en rendre compte.
Mes agissements sont pathétiques. Inquiétants, même. Mes pensées, mes actes, ma vie entière tourne autour de mon patient depuis des mois. Quelle sera mon existence lorsqu'il aura quitté cet univers, et que je serais privée de sa compagnie ? A l'heure qu'il est, je devrais être emmitouflée dans ma robe de chambre à siroter un thé avec un bon bouquin, bien au chaud dans ma cuisine et indifférente à tous ces états d'âme. Mais me voilà ici dans ce cabinet glacial, l'esprit saturé par le souvenir de cet homme, à analyser sans relâche son passé, à m'inquiéter pour son avenir ...
Cependant au fond de moi, je sais qu'il n'y a rien d'autre à faire, je ne pouvais rester une heure de plus à la maison sans agir. La journée d'hier m'a semblé une éternité alors que je me morfondais pendant que David était à la banque. Ce matin encore, il s'est absenté pour son dernier jour de travail avant la pause de Noël et je tenais à profiter de cet ultime intervalle de temps pour tenter de raisonner le chanteur et l'empêcher de commettre une erreur irréparable.
Après des heures à passer en boucle les différents scénarios et envisager la position la plus raisonnable à adopter maintenant que je sais que Matthew est parfaitement sain d'esprit et apte à prendre seul les décisions concernant sa vie, je ne peux m'ôter de la tête une idée terrible. Je suis concaincue que Gordon a perdu la tête en construisant cette nouvelle machine ; cette invention est dangereuse et les expériences passées du professeur et de son ami ont prouvé que son utilisation est bien trop aléatoire. Alors qu'adviendra-t-il si le chanteur se décide à s'en servir pour rejoindre sa fiancée ? Je frissonne à l'idée qu'il s'évapore dans le néant. Et même si le voyage se déroule sans encombre, je ne peux me résoudre à le voir disparaître de ma vie.
Tu es ridicule, Zoey. Résonne une voix sévèrement dans ma tête.
Je serre les poings sur ma table de travail, m'efforçant de me raisonner. Je me répète les paroles du professeur qui avait affirmé que lorsqu'un individu quitte une dimension, il laisse toujours sa copie derrière lui. Par conséquent, Matthew survivra dans ce monde et il sera identique à l'homme que j'ai connu, si j'en crois les dires du psychiatre.
A un détail près, toutefois. Comme Gordon l'a précisé, le "sosie" guérira de ses troubles en retrouvant sa mémoire antérieure et dans le même temps, il aura tout oublié de l'aventure qui l'aura conduit à découvrir l'existence des univers parallèles et quitter cette dimension. La réplique de Matthew n'aura donc plus aucun souvenir de ce que nous avons vécu tous les deux. A ses yeux, je ne serais qu'une étrangère hostile qui le maintient en captivité contre son gré et sans aucune raison valable.
Cette idée me terrifie. Plus encore que l'éventualité de perdre son affection, je ne veux pas "disparaître" de la mémoire de Matthew. Je ne veux pas qu'il me méprise à l'image des autres médecins de cet hôpital. La psychiatre en moi sait que faire preuve d'un tel déni est un acte vain et destructeur, mais c'est plus fort que moi. Je suis trop liée à cet homme désormais, qu'importe s'il n'est pas de mon monde, il est devenu mon univers, l'astre qui m'attire irrépressiblement. Ou le trou noir, en l'occurrence.
Le vague à l'âme, j'esquisse un sourire piteux en réalisant ce qui a vraiment guidé mes pas à Bedlam. Si une part de moi s'inquiète pour la "version" de Matthew qui quittera ce monde au risque de se perdre entre deux dimensions, je suis consciente que ce n'est pas la raison principale qui me motive à le revoir aujourd'hui pour l'en dissuader. La réalité est bien plus égoïste. Ce que je veux par-dessus tout, c'est conserver le lien qui s'est noué entre lui et moi au fil de nos aventures. Le voir me regarder avec cette lueur d'admiration que j'ai décelée dans ses yeux ces derniers jours. Une complicité nous relie, qui me comble dès que je suis auprès de lui, et me dévaste à chaque séparation. Un lien fragile et douloureux parfois, mais si précieux. Alors songer le perdre à jamais ...
Je me redresse sur mon siège, chassant de mon esprit cette funeste perspective. Ma décision est prise. En dépit d'un sentiment honteux qui me taraude, et malgré le fait qu'Edward sera forcément mis au courant de l'entrevue que je projette avec Matthew alors que je suis censée ne plus l'approcher, je suis déterminée à agir. Et même si mes propos m'amènent à me dévoiler plus que je ne m'autorise d'ordinaire, je veux à tout prix lui faire entendre raison, et le dissuader du plan démentiel qu'il s'est mis en tête, de quitter notre monde.
Et de me quitter, moi.
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