LXVI-OÙ L'AVENTURE VIRE À LA TRAGEDIE
Debout au centre de la pièce et une main appuyée sur la machine, Matthew observe le professeur, perplexe. Ce dernier renchérit d'un ton grave :
- Vous êtes bien placé pour savoir que ces voyages ne sont pas sans effet pour notre esprit. Tout d'abord, des maux de têtes épouvantables qui surviennent sans crier gare, l'impression que notre cerveau est "remué" ... Voyons jeune homme, Fait le professeur en pointant son doigt en direction de Matthew. Avez-vous remarqué que ceux -ci se déclenchaient à des moments bien précis ? Et particulièrement quand on est en passe de découvrir des événements concernant ces voyages interdimensionnels ... Comme lorsque vous cherchiez désespérément une réponse à vos malheurs dans ces souterrains par exemple ?
- C'est vrai ... Souffle Matthew, les yeux perdus dans le vide.
- En réalité, ces migraines étranges sont des sortes d'hallucinations et constituent la réaction violente et inconsciente de notre esprit qui se refuse à affronter ce qu'il considère comme impossible. Comme traverser plusieurs dimensions, ou encore découvrir d'autres réalités que celle qui nous entoure. Les voyages interdimensionnels ont des effets néfastes sur le cerveau à la longue. Et le phénomène s'accentue avec l'accumulation des expériences interdimensionnelles. J'en ai moi-même fait les frais au cours de mes périples et il semble que vous y soyez très sensible aussi.
- Les cauchemars aussi font partie de ce processus de refoulement ? Interviens-je.
- C'est possible. Répond Gordon en se frottant le menton. Il est vrai que ceux que m'a décrit votre patient sont récurrents et particulièrement effrayants, et pour ma part je n'ai jamais éprouvé de tels effets. En revanche, j'ai pu constater que multiplier les expériences de vies alternatives dans différents mondes créé des confusions dans notre esprit. On mélange ses propres souvenirs et ceux de chaque copie de nous que l'on remplace dans les différents paramondes. On peut vite perdre pied ...
Le professeur marque une pause et m'adresse un sourire las, puis il reprend :
- ... et se retrouver pensionnaire de Bedlam.
Je suis parcourue d'un frisson. Est-ce précisemment ce qui est arrivé à Matthew ? A-t-il traversé plusieurs dimensions avant d'atterrir dans la nôtre en juin dernier ? Mais si c'est le cas, quelles sont les circonstances qui l'ont conduit à un tel voyage ? Une simple anomalie spatio-temporelle, comme l'a évoqué Gordon ?
- Une question me perturbe, docteur. Enoncé-je, perplexe. Si Matthew a vécu la même expérience que vous, comment se fait-il qu'il n'en conserve aucun souvenir, contrairement à vous ?
- Je dirais qu'il a subi un traumatisme consécutif au déplacement interdimensionnel. Il est possible qu'il soit atteint de ce que je qualifierais de "choc dimensionnel". Un trouble semblable au Syndrome du voyageur. Vous voyez de quoi je veux parler ?
J'opine silencieusement, mais Matthew répond par la négative.
- Il s'agit d'un trouble psychique dont souffrent certaines personnes "normales" au départ, et qui sont confrontées aux réalités d'un pays visité. Précisé-je à l'intention du chanteur. Après un délai variable suivant l'arrivée dans un pays culturellement inconnu, lorsqu'il fait face à des expériences qu'il n'a pas anticipées, le voyageur présente un état délirant aigu, avec des hallucinations et un sentiment de persécution, pouvant même aller jusqu'à la dépersonnalisation ou la déréalisation ...
- Fuc## ... Lâche Matthew, troublé.
Il interrompt l'inspection de la machine et me rejoint, s'installant de nouveau à mes côtés.
- Comme vous dites. Poursuit Gordon. Parmi les plus recensés, il y a le Syndrome de Paris, auquel l'institution psychiatrique de Sainte-Anne est confrontée chaque année, et qui concerne les touristes japonais majoritairement. Ayant une vision idéalisée de culture et de romantisme de la "plus belle ville du monde", ils sont déstabilisés et prennent de plein fouet le fossé culturel entre la France et leur pays. Dans un autre registre, il existe le Syndrome Indien qui concerne des touristes occidentaux venus chercher "la voie spirituelle", et qui se retrouvent face à une misère extrême, ainsi que l'omniprésence de la mort et d'un mysticisme incompréhensible pour notre culture.
Le professeur nous lance un regard éloquent avant d'ajouter :
- Vous conviendrez donc qu'un voyage dans une autre dimension et l'expérience de sa propre vie bouleversée par des changements conséquents peut engendrer des désordres psychiatriques importants ... Artemus et moi-même l'avons vécu. Lors de notre premier voyage, nous avons été atteints d'amnésie partielle, incapable de nous souvenir d'où nous venions et n'ayant plus aucun repère dans ce monde inconnu. Fort heureusement, Artemus avait emporté avec lui tous les plans de sa machine ainsi que son journal de bord qu'il tenait depuis des années, ce qui nous a permis de comprendre ce qui nous était arrivé et retrouver la mémoire. Mais nous avons subi de fortes crises d'angoisses, et encore nous étions deux.
- Je vois ... Murmure le musicien, perdu dans ses pensées.
- Tout cela est complètement fou. Déclaré-je en dodelinant de la tête, l'esprit fourmillant de questions. L'une d'elles me tracasse particulièrement et je demande. Que se passe -t-il lorsqu'on quitte un univers ? Disparaissons-nous complètement de ce monde, comme si nous n'avions jamais existé ?
Gordon secoue la tête.
-Non, c'est plus complexe. Cela peut être difficile à admettre, mais nous existons en plusieurs "répliques", chacune évoluant indépendamment des autres dans son univers propre, c'est immuable. Il y a certains aléas liés aux différentes dimensions, bien entendu. L'une de nos copies peut subir un accident et mourir prématurément par rapport à d'autres, par exemple. Bref, lors du changement de dimension, la réplique qui quitte l'univers A prend la place de celle qui évoluait dans l'univers B de destination. Par contre, j'ai noté que le processus de transfert créé une dissociation entre l'esprit de notre copie qui reste dans le monde d'origine et notre esprit propre. L'exemplaire de nous que l'on laisse après notre départ subit une amnésie, et il ne se souvient plus de rien qui touche à l'existence des multiples dimensions ou de la machine. J'ai pu vérifier ce phénomène lors d'un voyage retour dans notre univers d'origine en questionnant mon entourage. Toute trace de l'expérience que l'individu a vécue est effacée de sa mémoire et il reprend sa vie comme si de rien n'était. En apparence, du moins. Il est certainement amené à subir des épisodes de confusion mentale, plus ou moins bien supportés en fonction du profil de la personne.
Le docteur enchaîne à l'attention de Matthew.
- C'est d'ailleurs ce qui vous arrive. Vous avez tout oublié de l'épisode de changement de dimension, mais des bribes de vies antérieures continuent de vous hanter. Je suppose qu'il s'agit encore d'un phénomène de rejet de l'esprit. En effet, même si nous sommes parvenus à effectuer ces voyages, ils correspondent à une "anomalie". Nous défions les lois naturelles qui empêchent en principe la survenue de tels événements, et le cerveau humain n'est sans doute pas armé pour subir sans encombre ce genre d'expérience ...
Gordon s'interrompt un instant, et un léger sourire se dessine sur les lèvres.
- Tout ce que je peux vous dire, c'est que nous sommes loin de tout comprendre dans le monde qui nous entoure ... Quoi qu'il en soit, tout ceci est absolument fascinant n'est-ce pas ?
- Si vous le dites ... Fais-je piteusement.
Les révélations de Cumberbatch me déconcertent. Et une angoisse inexplicable s'empare tout à coup de moi alors que j'entrevois les implications à venir. Absorbé par l'histoire du professeur, Matthew ne remarque rien de mon trouble et bouillonnant d'enthousiasme, il exprime un intérêt toujours accru pour les aventures rocambolesques du psychiatre et l'encourage à reprendre le cours de son récit.
- J'aimerais vraiment connaître les circonstances de votre voyage dans le futur ! Lance-t-il avec entrain. Ce doit être passionnant de découvrir l'avenir !
Le visage du professeur se rembrunit.
- Cela peut paraître exaltant dit comme cela, mais c'était loin de l'être. Marmonne-t-il. Comme je vous l'ai dit un peu plus tôt, les événements ne se sont pas très bien déroulés après notre premier voyage. Convaincu de la réalité des univers parallèles, Artemus a voulu mettre au courant la communauté scientifique de son invention. Mais comme vous pouvez vous en douter, personne n'a cru un seul mot de ce qu'il avançait. Sans compter que dans l'univers dans lequel nous avions atterri, Artemus Shade n'était pas connu comme un scientifique, et il a été pris pour un charlatan. Nous avons donc construit une nouvelle machine grâce aux plans d'Artemus afin de revenir à notre point de départ. Car il faut savoir que nous n'emportons pas le moyen de transport avec nous lorsque nous nous téléportons dans un autre paramonde.
- Je comprends mieux pourquoi vous n'avez pas visité plus d'univers que ça, s'il faut à chaque fois recontruire la machine. Commenté-je.
- Oui, et surtout, nous avons eu un mal fou a rassembler les matériaux de fabrication, nous n'avions pas un sou et il a fallu brigander. Mais je vous passe les détails. Après trois années perdues dans ce monde sans avenir, nous sommes donc retourné à notre monde d'origine. Mais Artemus ne comptait pas s'arrêter là. Nous avons tenté un second voyage vers une autre dimension. Et là aussi, les efforts d'Artemus pour persuader ses pairs n'ont pas été récompensés. Au contraire, dans ce monde-ci, les avancées scientifiques étaient moindres et nous avons été considérés comme des hystériques qui troublaient l'ordre public, si bien que les autorités nous ont repéré et fait hospitaliser à Bedlam. Et je peux vous dire qu'au milieu du XIXème siècle, les conditions d'internement étaient bien plus inhumaines qu'aujourd'hui. Ce fut la pire expérience de toute ma vie. Nous avons subi les tortures et les humiliations ... A deux doigts de nous faire lobotomiser. Nous avons donc réfuté avec véhémence l'existence d'univers parallèles. Par bonheur, notre simulacre a fonctionné et les médecins nous ont accordé des autorisations de sortie. Nous nous sommes alors hâtés de terminer la construction de notre machine avant de prendre le risque de nous faire enfermer pour de bon.
- Vous avez réussi à fuir ce monde sans encombre ? Demande Matthew fébrilement.
- Oui. Mais cette fois nous ne sommes pas revenu à notre point d'origine.
- Vraiment ? M'étonné-je. Malgré votre mésaventure, vous avez tenté de visiter un nouvel univers parallèle ?
- Pas exactement. Nous projettions de rejoindre notre univers initial mais pas au même "moment". Peu avant le départ, Artemus a eu une idée. Il s'est dit que si le monde actuel n'était pas prêt à accepter ses théories, peut-être le serait-il dans le futur. C'est alors que nous avons décidé de rejoindre notre paramonde originel, mais un siècle plus tard.
- Comment vous y êtes-vous pris ?
- Nous étions conscients que l'expérience était encore plus hasardeuse que les précédentes. Artemus pensait qu'en modifiant certains réglages, nous pourrions y parvenir mais il n'était pas sûr du résultat. Allions-nous réussir à nous téléporter à une autre époque ? Ou errer à jamais entre deux dimensions, les atomes qui nous composent dispersés aux vents cosmiques ? En outre, quel effet allait avoir cette épreuve sur notre esprit ? Allions-nous supporter un tel choc ou devenir définitivement fous ? Comment savoir ... Nous étions aussi conscient qu'une fois arrivés dans le futur, nous ne pourrions plus remonter le temps comme je vous l'ai expliqué, et nous serions condamnés à vivre dans ce monde inconnu sans espoir de retour à notre époque. Bref, en dépit des risques, nous avons décidé de tenter le coup.
Gordon secoue la tête d'un air dépité, puis renchérit avec lassitude.
- Nous avions vraiment perdu tout sens commun ... Pour la première fois donc, au moment du départ, nous nous sommes concentrés sur notre monde originel, non pas concernant une décision que nous avions eu à prendre par le passé, mais sur un événement lié au futur, à savoir l'émergence réelle de la mécanique quantique et ses nouvelles théories d'univers alternatifs et de passerelles entre les mondes.
Le professeur s'interrompt un instant, les yeux se perdant dans le vague.
- Et alors ? Fais-je au bout d'un moment. Que s'est-il passé ?
- Oh ... Notre interlocuteur émerge de sa rêverie. Comme vous pouvez le constater alors que je vous parle aujourd'hui, ça a fonctionné. J'ai atterri, vivant et en un seul morceau dans les sous-sols de Bedlam en 1975, soit cent-dix ans après notre point de départ précisément. Et effectivement à cette époque, les théories en physique quantique étaient bien plus avancées. Mais tout ne s'était pas déroulé sans problème, loin de là.
- Qu'est-il arrivé ? Questionne Matthew, d'un ton où perce l'inquiétude.
L'homme considère mon voisin gravement.
- Lorsque je me suis réveillé dans les souterrains de Bedlam, j'étais seul. Et j'ai eu beau chercher dans chaque recoin de ce maudit sous-sol, attendre pendant des heures qu'il réapparaisse, je n'ai pas retrouvé mon ami. Artemus avait disparu.
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