LXV-LE DESTIN EXTRAORDINAIRE D'UN HOMME ORDINAIRE
La nuit est bien avancée et nous nous trouvons toujours dans les profondeurs de l'unité psychiatrique dédiée aux malades difficiles.
Mais à présent, ce n'est plus la peur qui fait battre le cœur de Matthew ou le mien. Une curiosité dévorante nous anime, et en dépit des révélations déconcertantes du professeur Cumberbatch, nous avons cessé de l'interrompre depuis longtemps, nous contentant de boire chacune de ses paroles, tous deux captivés par le récit extraordinaire de sa vie . Face à cet auditoire inattendu, la froide réserve dont l'homme faisait preuve au départ s'est vite émoussée, et désormais c'est avec passion qu'il nous relate son histoire et de celle de son ami.
Dans les années 1850, Gordon entamait tout juste la fin de ses études de médecine en intégrant l'unité criminelle de Bedlam, alors qu'à l'aube de ses quarante ans, Artemus Shade effectuait des travaux de recherches depuis de longues années en physique fondamentale.
Ayant un goût prononcé pour les idées novatrices, le scientifique s'était révélé un ardent défenseur d'un modèle balbutiant et un peu étrange, la mécanique quantique. A contre-courant de ses pairs conservateurs qui peinaient à adopter les principes de cette physique déroutante, et ne cherchaient pas à bouleverser le modèle "standard" qui décrivait le monde jusqu'ici, il avait développé l'idée que la théorie quantique pouvait expliquer à elle seule toutes les lois qui régissent l'univers, depuis l'infiniment petit jusqu'aux phénomènes cosmiques gigantesques.
Plus révolutionnaire encore, il émit l'hypothèse que le système quantique -qui a priori force le choix entre les différents états possibles- ne décidait pas et ne faisait jamais de choix. A la place de ce schéma, il supposait qu'au moment de la prise de décision, la chronologie se divisait en autant de branches que de choix possibles. Par exemple, dans le cas de l'expérience du chat de Schrödinger, l'univers se séparerait en deux mondes distincts, l'un avec le chat mort, et l'autre avec le chat vivant. Et il en serait de même dès qu'un choix se poserait, ce qui impliquait une multiplicité de mondes parallèles ainsi créés.
Néanmoins, toute séduisante que puisse être cette perspective, elle n'en semblait pas moins extravagante et avait été méprisée par l'ensemble de la communauté scientifique de l'époque. Les éminences qui la composaient, aux idées un brin dépassées mais non moins influentes pour autant, n'avaient pas été convaincues par le caractère fantasque et les théories vertigineuses du jeune scientifique. Et ceci principalement parce que de tels phénomènes n'avaient jamais été observés jusque-là autour de nous.
En dépit de sa force de conviction, le physicien avait été rejeté de la société scientifique et il s'était vite retrouvé isolé, perdant toute crédibilité et sans un sou en poche. Mais ces péripéties n'avaient pas entamé sa détermination et il n'avait pas renoncé à prouver ses théories. Au fil des ans, il avait consolidé son scénario et présumait qu'il devait exister des passerelles qui reliaient tous les univers superposés, qu'il avait baptisé "cordes". Il s'agissait selon lui de singularités spatio-temporelles produites du fait que les différents mondes étaient indépendants mais repliés les uns sur les autres et enchevêtrés, semblables à des filaments enroulés entre eux pour former le fil d'une pelote de laine. Et le physicien demeurait persuadé que ces anomalies devaient se produire sporadiquement, conduisant parfois des individus à être "expulsés" de leur monde originel pour vivre dans un monde alternatif.
Afin d'étayer ses thèses, il se mit en quête de personnes ayant vécu l'expérience volontairement ou non, requérant leurs témoignages. Ses prospections le conduirent naturellement auprès de malades internés à Bedlam. Nous étions alors en 1859. Certains parmi ces psychotiques prétendaient venir d'autres mondes et avoir vécu d'autres vies que celle qu'on leur prêtait, et leur récit l'intéressait particulièrement.
La même année, il fit la connaissance de Gordon, alors jeune médecin bourré d'ambition, et cette rencontre allait être décisive pour les deux hommes. A l'instar du scientifique, le psychiatre était friand d'idées nouvelles et d'aventures hors du commun. Ensemble, leurs rêves de grandeur devenaient possibles. Ils mutualisèrent leurs efforts et leurs maigres économies pour concrétiser l'idée folle imaginée par Artemus, qui consistait à utiliser les fameuses "cordes" présentes entre les univers pour traverser les dimensions. N'ayant pas dégoté d'endroit plus favorable à leur dessein, ils décidèrent de construire clandestinement leur invention dans le sous-sol de l'unité criminelle de Bedlam où travaillait justement le jeune psychiatre, alors à l'abandon.
C'est ainsi qu'Artemus et Gordon, tous deux poussés par la soif de gloire, avaient consacré quatre années à élaborer le dispositif qui leur permettrait d'expérimenter leur théorie et de prouver l'existence des univers parallèles.
- Vous avez réussi à fabriquer une telle machine à vous seuls ! M'écrié-je, incrédule.
- Pour être honnête, je n'ai participé qu'à sa mise en œuvre. Le fonctionnement de cet appareil repose entièrement sur les théories quantiques d'Artemus, qu'il avait peaufiné pendant près de quinze ans avant de faire ma rencontre. Il est l'unique cerveau qui a conçu le cœur de la machine et en a configuré tous les paramètres. Un programme extrêmement complexe qui repose sur un principe simple ; au moment du voyage interdimensionnel, le dispositif reproduit artificiellement le phénomène de vortex généré lors de la diffraction de la chronologie en plusieurs mondes alternatifs.
- Mais vous avez dit qu'il existait de nombreux univers parallèles, n'est-ce pas ? Demandé-je intriguée. Alors concrètement, comment décider où aller ? Comment entre-t-on les "coordonnées" de notre destination dans la machine alors que nous ne les connaissons pas ?
- Pour cela le programme utilise la seule "carte" que nous avons à disposition ; notre cerveau. Lorsqu'il s'installe dans la cabine, le voyageur place sur sa tête une sorte de casque doté de nombreux capteurs qui vont mesurer l'activité cérébrale et traduire des coordonnées exploitables.
- Mais de quoi parlez-vous ? M'écrié-je. Nous n'avons rien de tel dans notre tête !
- C'est là que vous faites erreur. Rétorque Gordon. Depuis la prime enfance, chaque être humain enregistre tous les événements qui surviennent dans sa vie au sein de sa mémoire. Sans le savoir, nous possédons tous un infime morceau de la gigantesque cartographie du monde dans lequel nous vivons et de tous les embranchements vers les paramondes dérivés de celui-ci.
- Je ne suis pas certaine de vous suivre. Fais-je en fronçant les sourcils.
- Réfléchissez un instant. Vous avez certainement en tête des épisodes de votre passé où vous avez été amenée à effectuer des choix. Revenez par exemple à l'époque de votre scolarité. Avant d'intégrer une école de médecine, vous avez peut-être hésité entre plusieurs voies pour la poursuite de vos études ; les lettres, le droit, que sais-je encore. Or cette période de votre vie constitue justement un carrefour entre plusieurs paramondes. Et lorsque vous avez arrêté votre choix, l'univers dans lequel vous évoluiez s'est divisé en plusieurs réalités distinctes, chacune avec un exemplaire de vous expérimentant l'une ou l'autre de ces alternatives. Vous saisissez ?
J'acquiesce d'un signe de tête, prenant conscience du nombre infini de possibilités et de mondes pouvant résulter de tous les choix d'une vie.
- Or si vous vous concentrez sur cet événement alors que vous êtes connectée à la machine, renchérit le professeur, celle-ci va prélever les précieuses données dans votre cerveau et les interpréter en coordonnées, de telle sorte que si l'on ordonne à l'ordinateur de démarrer le voyage, vous serez téléportée dans l'un de ces univers précisément.
- Vous voulez dire que je vais revenir dans le passé, au moment où j'ai effectué mon choix ?
L'homme secoue la tête.
- Non, il n'est pas possible de remonter le temps. Du moins pas de cette manière. Comprenez bien, tout épisode du passé a été observé et est donc déterministe, c'est-à-dire qu'il n'a qu'un seul état possible. Or le programme de la machine s'appuie sur le principe quantique de la superposition d'états, autrement dit d'éventualités qui ne se sont pas encore produites. Et d'ailleurs par le biais de ma propre expérience, j'ai pu constater que nous atteignions un nouvel univers au même point sur l'échelle chronologique que celui que nous avons quitté dans notre univers d'origine. Il n'y a pas de décalage dans le temps par le biais de ces voyages.
- Pourtant, vous nous avez dit que vous aviez fait un saut dans le temps de cent-dix ans tout à l'heure, non ? S'étonne Matthew.
- C'est vrai. Opine Gordon. Mais il s'agissait d'un bond dans le futur, et pas dans le passé. On ne peut pas revenir en arrière.
- Extraordinaire ... Souffle le chanteur. Il se lève et s'approche de la machine, la considérant avec émerveillement. On peut donc voyager entre différentes vies ... et même voir notre avenir !
Un sourire se dessine sur ses lèvres alors qu'il jette un coup d'œil par le hublot de la cabine.
A la différence du musicien qui semble fasciné par le périple du professeur et de son acolyte, je reste pour ma part sur mes gardes. Comment savoir si le personnage nous dit la vérité ou s'il nous ment afin de servir ses plans ? Tout cela semble si abracadabrant ...
- Vous avez effectué beaucoup de voyages avec cette machine ? Questionné-je.
- Nous avons exploré deux dimensions différentes.
- Pas plus que ça ? S'étonne Matthew en inspectant toujours l'engin.
Le docteur se tourne vers le chanteur, secoué d'un petit rire.
- Je vois que vous êtes aussi intrépide que nous l'étions Artemus et moi à l'époque. Alors je vais sans doute vous décevoir. S'il est vrai que nous avons été en premier lieu franchement excités à l'idée de découvrir une infinité de mondes dont l'histoire est sans cesse renouvelée, nous avons vite été confronté à une succession d'incidents.
Gordon remonte ses lunettes sur son nez nerveusement, puis ajoute :
- Des incidents aux conséquences terribles. Et qui ont rapidement émoussé notre soif d'aventures.
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