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LXIX-TENDANCE ORAGEUSE

Gardant un œil sur moi, Matthew se dirige vers le divan et s'y laisse tomber comme à son habitude, un bras négligemment posé sur le dossier et les jambes allongées sur l'assise. Quelques minutes auparavant, l'infirmière qui s'occupe du secteur où est hospitalisé le musicien l'a conduit jusqu'à mon cabinet à ma demande, et maintenant confortablement calé entre les coussins, il porte les yeux dans ma direction et me considère en silence.

Un vague de tendresse m'envahit, sa nonchalance coutumière ne parvient même plus à m'agacer et m'émeut particulièrement en cet instant. Je l'observe avec attention, me nourrissant de sa présence. Son aura me remue et je ne peux m'empêcher de faire le parallèle entre la mince couche de givre qui recouvre la végétation à l'extérieur et la compagnie du chanteur. Eblouissante et enchanteresse tout comme le voile glacé habillant la ville d'un manteau précieux, mais tellement éphémère ... Maintenant que je sais que les jours me sont comptés, et que je suis sur le point de perdre pour de bon ces moments de connivence avec lui, ils n'en deviennent que plus chers à mon cœur.

- Alors ? Lâche Matthew, surpris que je ne me décide pas à prendre la parole. Vas-tu me dire ce que tu fais dans cet endroit sinistre, un vingt-quatre décembre ? Je croyais que tu étais en vacances pour quelques jours, ce n'est pas le cas ?

- Si. Lâché-je piteusement, ne sachant qu'ajouter pour donner le change. Après une hésitation, je décide d'aborder sans détour l'objet de ma venue. J'avais besoin de te voir sans attendre. Je dois aborder un sujet important avec toi.

- Bien sûr, je t'écoute. Fait le musicien, une lueur perplexe dans les yeux.

- Cela concerne le voyage que tu envisages d'entreprendre suite à ce que nous a appris Gordon. Ajouté-je. Tu ne dois pas te décider hâtivement.

Le chanteur se recule imperceptiblement contre le dossier du divan, la mine assombrie. A son attitude, je devine que la suite ne va pas lui plaire.

- Matthew, je sais ce que tu vas dire. Renchéris-je précipitamment. Nous en avons déjà discuté lorsque je t'ai reconduit dans ta chambre après nos découvertes l'autre soir. J'ai bien compris que tu veux essayer de convaincre le professeur de t'aider à rejoindre ton monde, retrouver la vie que tu as perdue ... Mais il faut que tu prennes conscience des dangers d'une telle décision !

- Je suis au courant de tout ça, j'ai entendu l'histoire de Gordon comme toi cette nuit-là ... Objecte Matthew froidement.

- Mais même en dehors des risques inhérents à l'engin lui-même, et du fait qu'il a été fabriqué sans l'aide du scientifique cette fois, il y a encore bien d'autres aléas ! Insisté-je. Je t'assure Matt, j'ai eu tout le temps de réfléchir pendant la journée d'hier ...

- Moi aussi. Coupe le chanteur d'un ton péremptoire. Il n'y a rien d'autre à faire dans ce gourbi ... Attendre et ruminer.

- Je comprends mais as-tu vraiment songé à tous les détails ? M'obstiné-je avec un acharnement qui confine au désespoir.

L'attitude hermétique du musicien me consterne. Une part de moi prend d'ors et déjà conscience que les meilleurs arguments ne pourront pas le faire fléchir, mais je ne peux me résoudre à baisser les bras.

- Je te concède que les révélations de Gordon apportent quelques explications au mystère qui t'entoure mais tout ne colle pas dans cette histoire, Matt. Ecoute-moi, je t'en prie !

Mon interlocuteur se retranche dans un silence glacial, signifiant sa désapprobation. Mais au bout d'un moment, je vois ses traits s'adoucir légèrement.

- Qu'est-ce qui ne colle pas ? Lâche-t-il dans un soupir, visiblement disposé à écouter mes arguments.

Je profite de cette faveur et abandonne mon siège pour prendre place auprès de lui. Je tiens à mettre tous les atouts de mon côté afin de le convaincre que son plan est une folie, alors je prends tout mon temps avant de répondre, plongeant mes yeux intensément dans les siens.

Je ris de moi intérieurement, me trouvant ridicule dans cette tentative d'approche maladroite ; comme si je pouvais lui faire entendre raison en l'hypnotisant d'un simple regard. Ces manœuvres sont plutôt l'apanage du chanteur lui-même et je vais bientôt être prise à mon propre jeu, comme en témoigne le trouble qui m'envahit déjà alors que je me noie dans cet océan mouvementé.

Mal à l'aise, je réajuste ma position et me concentre sur mon réquisitoire.

- Commençons par les mauvais rêves qui hantent ton sommeil. Le professeur a lui-même avoué que ces cauchemars sont énigmatiques et qu'il n'avait pas été affecté par ces désagréments. Pour ma part, je suis convaincue qu'ils sont des bribes de souvenirs de ta vie antérieure enfouis dans ton subconscient. Il doivent être déformés bien sûr, mais selon moi il s'agit bel et bien d'un message que te fait passer ton être non-conscient, suite à un traumatisme !

- Zoey ... Marmonne le chanteur d'un ton réprobateur, mais je poursuis dans ma lancée.

- Il s'est certainement produit une catastrophe dans la dimension d'où tu viens qui provoque ces cauchemars. Ils constituent une sorte de mise en garde, tu saisis ? C'est un mécanisme psychique classique ...

- Tu exagères Zoey ! Matthew hausse les épaules avec dédain. Tu accordes beaucoup trop d'importance à de simples rêves, tout le monde ne va pas consulter un psy dès qu'il fait un cauchemar ! Les chamboulements dûs à mon déracinement en sont certainement la cause ... Ce n'est pas bien méchant.

- Mais ce cauchemar est tout sauf anedoctique, Matthew ! Eclaté-je, ne retenant plus ma colère devant l'indifférence affichée de mon interlocuteur. Il survient régulièrement depuis des mois, il est effroyable et d'après ce que tu m'as décrit, il annonce une catastrophe imminente ! Tu ne peux pas l'ignorer, il est certainement arrivé un événement terrible dans ta vie, ou alors c'était sur le point d'arriver avant le voyage qui t'a conduit ici, je ne sais pas. Peut-être même que cette tragédie mystérieuse est à l'origine de ta fuite dans une autre dimension, qui sait ! Et puis il y a aussi ta carrière et ton groupe ...

- Qu'est-ce qu'il a, mon groupe ? Rétorque Matthew, sur la défensive.

- Dans l'univers d'où tu viens, Muse ne marche peut-être pas aussi bien. Vous n'avez pas encore produit votre quatrième album. Ici, tu es en pleine tournée, vous faites un triomphe à chaque concert ! Alors je me dis que ta collaboration avec Christopher et Dominic est peut-être plus conflictuelle dans ton monde ! Tu m'as bien dit que la musique était ce qu'il y avait de plus important pour toi ...

Cette fois, le chanteur s'emporte véritablement.

- Tu en fais un peu trop là ! Dom et Chris demeureront mes meilleurs amis, où que j'aille, je le sais ! Et puis il arrive qu'un groupe marque une pause, ce n'est pas un drame pour autant ...

Le musicien s'interrompt et ses traits se crispent un bref instant alors qu'une pensée le tenaille mais déjà il se reprend et poursuit d'un ton plus calme, le regard lointain.

- Mes souvenirs sont un peu flous à ce sujet mais je crois qu'on avait un petit différend avec Dom à propos de choix musicaux. Quoiqu'il en soit, ce ne doit pas être bien grave, ça m'aurait marqué ... Et puis ma vie avec Carla et sa grossesse m'avaient beaucoup accaparé les derniers temps. Mais je tiens à me consacrer pleinement à la musique dès que j'aurais retrouvé les miens !

- Tu viens de me dire que ta mémoire te fait défaut concernant cette partie de ta vie, ne serait-ce pas le signe d'un refoulement dû à un problème plus sérieux ?

Le chanteur se détourne de moi sans un mot. Mon insistance commence à le contrarier. Effrayée, je lui prends le bras et lâche mon dernier argument dans la foulée.

- Ce n'est pas tout, Matt ! N'oublie pas non plus cette chose effrayante que tu as raconté à Gordon et que tu ne m'avais jamais avouée jusqu'ici !

Matthew reporte aussitôt son attention sur moi, interdit.

- Cette chose effrayante ? Répète-t-il sans comprendre.

- Le sang. L'apparition de sang dans les rêves a une signification très forte, comme tu peux t'en douter. Et d'autant plus si l'on considère que tes mains en étaient réellement recouvertes quand on t'a retrouvé dans ta loge, ce soir-là à Wembley ...

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