LXIV-LE CHAT DES POSSIBLES
- Le ... Quoi ? M'exclamé-je, interdit.
Zoey laisse échapper une interjection de surprise au même instant.
- Le grand voyage. Répète Gordon en détachant chaque syllabe comme s'il s'adressait à des demeurés. C'est ainsi que nous l'évoquons, Artemus et moi. Mais un terme plus adéquat du point de vue scientifique serait sans doute "voyage interdimensionnel".
Je dévisage l'homme, abasourdi. Même si je m'attendais à quelque révélation extraordinaire, une telle allusion sortie de la bouche du professeur émérite paraît invraisemblable. Et la première pensée qui me traverse l'esprit est qu'il est certainement devenu aussi dingue que les malades dont il a la charge.
- Vous espérez nous faire avaler ça ? S'emporte Zoey à mes côtés. C'est une plaisanterie !
- Pas le moins du monde. Rétorque fièrement le docteur. Je suis tout ce qu'il y a de plus sérieux.
Il se lève promptement et nous le suivons du regard tandis qu'il s'approche de la machine qui trône au centre de la pièce. Puis, posant une main sur la structure métallique, il poursuit en s'adressant directement à moi :
- Et voici sans doute le moyen de transport qui vous a permis d'y parvenir.
- Mais je n'ai jamais vu cet engin de ma vie ! M'exclamé-je, incrédule.
- Ca ne m'étonne guère, rétorque Gordon. Le caractère inconcevable voire surnaturel que revêt une telle expérience soumet le cerveau à rude épreuve. Bien souvent, notre esprit réagit en réfutant la réalité de ce phénomène et l'on a l'impression d'émerger d'un rêve.
Zoey porte les yeux dans ma direction. Elle hausse les sourcils, m'interrogeant du regard pour savoir si les propos du psychiatre font sens en moi, mais il n'en est rien, je ne comprends pas un traître mot de ce qu'il avance.
- Hem ... oui, bon. Bafouille la jeune femme en portant ses doigts à ses tempes, comme pour rassembler ses idées. Alors de quel genre de voyage s'agit-il ? Vous venez de parler de "rêve" ... Vous voulez dire que l'esprit de Matthew se réfugiait dans une dimension au delà de son être conscient ? Comme dans un rêve ?
- Non non, vous n'y êtes pas du tout, vous ne m'avez pas écouté. Répond Gordon, un brin agacé. Il viendrait d'une autre réalité tout simplement ... Un univers parallèle.
- Quoi ?! Mais c'est -
L'homme coupe la psychiatre d'un ton cinglant :
- Je sais ce que vous allez dire ; "C'est impossible ! Les mondes parallèles, ça n'existe pas !" ... Alors je me permets d'interrompre vos élans de scepticisme hystériques ; je ne suis pas ici pour vous convaincre de quoi que ce soit, ni pour élucider ce qui vous est arrivé. Vous avez demandé à voir cette pièce, je respecte donc ma part du marché et me contente de vous la montrer. Libre à vous de croire ou non ce que vous voyez.
L'homme réajuste ses lunettes et nous toise d'un air de défi. Je me rembrunis, prêt à riposter mais Zoey prend les devants et s'empresse de répondre avec plus de tact que je ne m'apprêtais à le faire :
- Oui, vous avez raison. Mais vous ne pouvez pas nous laisser comme cela, nous avons besoin d'en savoir un peu plus. Tout d'abord, il y a cette machine que vous avez conçue en secret, et puis vous semblez détenir des connaissances qui nous dépassent. Vous avez aussi convenu qu'une expérience similaire à la vôtre est arrivée à Matthew ! Pouvez-vous nous en parler ? Et nous fournir plus d'explications sur ... Elle s'interrompt en désignant la pièce d'un large geste ... tout ça ?
Gordon nous considère quelques instants dans un silence contrarié. Puis après un profond soupir, il se décide à reprendre la parole.
- Très bien. Mais je vous répète que je ne sais absolument rien de ce qui est arrivé à votre patient et que je ne fais qu'émettre des hypothèses en ce qui le concerne ... D'autre part, je ne tolérerais aucune remarque du genre "vous êtes fou" ou "c'est insensé" !
La jeune femme opine de la tête et m'enjoins à faire de même. Après avoir acquiescé à mon tour, non sans réticence, le professeur consent à s'installer de nouveau en face de nous.
- Tout d'abord il convient de mettre les points sur les "i". Déclare-t-il d'un air supérieur. Contrairement à ce que vos esprits peu perspicaces ont probablement conclu, je ne suis pas un imposteur et je n'ai pas usurpé mon poste à Bedlam ! Je suis bien docteur en psychiatrie et j'ai obtenu mon diplôme au sein de la brillante Brighton & Sussex Medical School, comme en témoigne le cadre qui trône sur le mur de mon cabinet. Je n'y ai apporté qu'une petite correction, et elle concerne l'année de délivrance. Car en réalité, ce n'est pas en 1971 que j'ai obtenu mon doctorat. C'était en 1861.
- C- Comment ? Je me penche en avant en même temps que Zoey, déconcerté.
- Vous avez bien entendu. Et je vous arrête tout de suite ; non, je ne suis pas immortel, ni dôté de pouvoir surnaturels. Je suis un être humain ordinaire comme vous et j'ai soixante-quatre ans aujourd'hui. La seule différence avec vous, c'est que j'ai fait un bond dans le temps de cent-dix ans à l'âge de trente-deux ans.
Je déglutis avec difficulté, mon cœur s'est mis à battre la chamade. Un coup d'œil en direction de ma complice me confirme qu'elle est dans le même état que moi.
- J'ai intégré le Bethlem Royal Hospital en 1859 à vingt-six ans, pour mes deux dernières années d'études. Poursuit le professeur imperturbablement. C'est cette année-là que j'ai fait la rencontre d'Artemus Shade, un mathématicien et physicien brillant dans la force de l'âge. Il avait effectué plusieurs visites à Bedlam et s'était montré fort intéressé par les malades mentaux qui occupaient l'unité criminelle de l'hôpital. Il avait même demandé au directeur du service d'en rencontrer certains après avoir étudié leur dossier. Vous comprendrez pourquoi un peu plus tard. J'étais la personne chargée de l'accompagner lors de ses entrevues avec les patients, et c'est ainsi que nous avons lié amitié. Très vite, j'ai été intéressé par ses travaux de recherche en mécanique quantique.
- Attendez ... Fais-je en secouant la tête. Vous avez dit "mécanique quantique" ? Je ne comprends pas, cette branche de la physique n'a réellement émergé qu'au XXème siècle pourtant, si je ne me trompe pas !
- C'est vrai ... dans votre monde. Réplique posément Gordon. Mais pas dans celui d'où je viens. Pour comprendre mon histoire, il va vous falloir admettre qu'il n'y a pas qu'une seule réalité autour de nous. Il existe plusieurs lignes de temps qui se déroulent simultanément.
- Des mondes parallèles, comme dans les films de Science-Fiction ? Interrogé-je.
- Oui sauf qu'ici, il ne s'agit pas d'une fiction. En outre, sachez que de nombreux scientifiques se penchent sérieusement sur la question depuis fort longtemps, et certaines théories physiques actuelles, notamment dans le domaine de la cosmologie, sont basées sur le principe des univers alternatifs. La mécanique quantique en fait partie aussi. Artemus était d'ailleurs un avant-gardiste dans cette branche. Connaissez-vous l'expérience du chat de Schrödinger ?
- Je l'ai déjà lu quelque part. Opiné-je.
Zoey répond par la négative.
- Erwin Schrödinger est un physicien autrichien du début du XXème siècle. Poursuit Gordon à l'attention de la jeune femme. C'est lui entre autres qui a permis le développement de la théorie quantique. Dans votre univers du moins. Dans celui d'où je viens, les théories sur la relativité générale et la mécanique ondulatoire sont apparues plus d'un demi-siècle auparavant ... En effet, la chronologie concernant certains détails de l'histoire entre les différents "paramondes", comme Artemus avait pris l'habitude de les nommer, peut comporter des décalages notables, j'en ai moi-même été témoin.
Avides de connaître la suite, Zoey et moi-même acquiesçons sans piper mot. Et face à notre surcroît d'intérêt, notre interlocuteur paraît sensiblement plus enclin à poursuivre son récit. Il reprend d'un ton plus enthousiaste, une lueur passionnée perçant au fond de ses yeux.
- Pour en revenir au chat de Schrödinger, l'expérience est relativement simple ; vous enfermez un chat dans une boîte avec une fiole de gaz toxique et un atome d'un élément radioactif. Si un compteur Geiger détecte l'atome au bout d'un temps donné, un système casse la fiole et libère le gaz qui tue le chat. Or connaissant les propriétés de l'élément radioactif en question, on sait qu'au bout de ce temps, on a autant de chances que l'atome radioactif soit encore présent, ou désintégré. Et si nous répétions l'expérience de nombreuses fois, nous aurions constaté que la moitié du temps, le chat survit. Et meurt pour les cinquante pour cent restants.
Gordon s'éclaircit la gorge puis enchérit.
- Mais tout cela est vrai seulement si nous regardons à l'intérieur de la boîte. Tant qu'elle reste fermée, nous ne savons pas ce qu'est devenu le chat. En mécanique quantique, on dit qu'il est alors dans une "superposition d'état", à la fois mort et vivant. L'action qui va donc décider du sort du chat, c'est notre qualité d'observateur. En ouvrant la boîte, nous allons en quelque sorte "forcer" son destin et il sera dès lors précipité dans un seul état, soit mort, soit vivant. Vous suivez ?
- Oui, je crois ... Murmure Zoey songeusement.
- Selon Schrödinger, c'est par conséquent lors de l'observation que l'univers fait son choix et que chaque particule qui le compose adopte un état et une position déterminée. Mais avant cela, elles sont considérées dans une multiplicité d'états et présentes à tous les endroits à la fois.
Le psychiatre nous observe un instant, jaugeant notre réaction. Apparemment satisfait, il ajoute :
- Bien sûr, il s'agit uniquement d'une expérience de la pensée, elle n'a jamais été menée en vrai et a pour seul objet de servir de support aux théories quantiques qui s'appliquent au comportement des particules ou des atomes. Ici, le chat représente l'atome. Cependant, dans mon "paramonde", un homme est allé bien plus loin.
- Un homme ... Artemus ? Interviens-je.
- Tout à fait, rétorque Gordon en me considérant gravement. Car l'expérience de Schrödinger pose un problème. La physique quantique ne peut expliquer aujourd'hui encore "comment" le chat ou l'atome peut passer d'une superposition d'états à un seul état. On ne peut expliquer également comment la "décision" est prise. Or dans ma dimension, Artemus a justement passé une partie de sa vie à élucider ce mystère qui se posait alors au milieu du XIXème siècle au sein de la communauté scientifique. Il s'est demandé ce qui se passerait si à notre échelle, l'expérience se produisait comme au niveau atomique. A vrai dire, ne sommes nous pas nous-mêmes constitué d'atomes ? Et après des années de recherches, il a fait une découverte extraordinaire.
- Il a trouvé comment est prise la décision ? S'enquiert Zoey avec curiosité.
Le professeur remue la tête.
- Pas exactement. Car il n'y a pas vraiment "une" décision qui est prise. La découverte, c'est que la superposition d'états ne disparaît pas au profit d'un seul. Ils subsistent tous, chacun dans un monde alternatif qui est généré lors de la prise de décision. Et chaque possibilité se réalisant dans son propre univers.
Le professeur croise les bras avec un petit sourire.
- Et c'est là que l'histoire devient vraiment intéressante.
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Et aujourd'hui encore, on recherche toujours ce foutu chat mort-vivant ...
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