CXI-LA VERITE EST ICI
Je dévisage Gordon sans comprendre. La curiosité dont il fait preuve vis-à-vis de mes troubles est inattendue.
- Matthew, répondez-moi, insiste le professeur. C'est important, vous avez bien dit "vivre dans le corps d'un autre" ? Et aussi avoir rêvé de visages détaillés mais totalement inconnus ?
- Hem ... Oui. bafouillé-je. Mais pourquoi cela vous intéresse-t-il soudainement ?
- Répondez-moi en premier. Je veux en savoir plus sur tout ce que vous subissez depuis un mois.
J'observe l'homme d'un oeil soupçonneux, hésitant sur ce que je peux lui confier. Ce changement de comportement est pour le moins étrange. Dois-je rester sur mes gardes, ou m'ouvrir à lui ?
Après bien des tergiversations, je me résigne à lui répondre. A contre-coeur, je relate les cauchemars qui m'assaillent presque chaque nuit. Aux premiers aveux lâchés avec réticence se succèdent d'autres. J'évoque mes conversations avec Carla et mes deux vieux amis, et les interrogations qui en découlent. De révélations en confidences, je me surprends à tout lui rapporter. Allégé du poids qui m'écrase depuis des semaines, je m'épanche sans retenue et décris les maux de tête dont je souffre périodiquement, jusqu'aux décharges douloureuses qui surviennent quand je me concentre trop sur les images. J'évoque même l'insecte qui fourrageait dans mon crâne juste avant ma crise d'angoisse, ainsi que la voix qui s'adressait à moi l'autre nuit.
Cette confession, j'étais sur le point de l'exposer à Carla, le matin-même. A l'issue de notre dispute, j'étais pris du besoin incoercible de partager mon fardeau comme maintenant avec son oncle. Si l'Italienne m'en avait donné l'occasion, je l'aurais fait sans hésiter. J'aurais enterré la hache de guerre et me serais confié sur son épaule avec soulagement. Mais à défaut d'un soutien, j'ai essuyé une rebuffade. Alors, le jeu des confidences auquel je n'ai pas eu le courage de me soumettre avec elle ou même avec Dominic et Christopher, bien qu'entouré d'amis bienveillants, je l'ai auprès de cet homme étrange et inquiétant, faute de mieux.
Mon récit achevé, je me retranche dans le silence. Une sensation d'apaisement s'empare de moi et résorbe les noeuds qui contractaient douloureusement les muscles de mon cou. Peu à peu, les tensions disparaissent et mon corps tout entier se détend.
- Qu'en pensez-vous, Gordon ? questionné-je timidement, celui-ci ne réagissant toujours pas. Avez-vous une explication à cette histoire incroyable ?
L'esprit ailleurs, le professeur a un léger sursaut.
- Heu ... Je ne sais pas.
Toujours perdu dans ses pensées, il n'en dit pas plus. Je sens une colère sourde gronder dans mon ventre. Le mystère dont il s'évertue à s'entourer m'est insupportable.
- C'est tout ? sifflé-je sardoniquement. Je vous expose mes peurs les plus intimes, les souffrances qui me torturent, et vous n'avez rien d'autre à me dire ?!
Le docteur lève un regard étonné sur moi.
- Voyons, mon ami ! Que vous arrive-t-il donc ?
Ces mots prononcés avec condescendance sont l'étincelle qui met le feu aux poudres. Je ne peux contenir ma rage plus longtemps.
- Cessez de m'appeler ainsi, je ne suis pas votre ami !! explosé-je, en proie à une véritable crise de nerf. Je ne l'ai jamais été ! Malgré vos airs complaisants, je sais que vous me détestez, tout comme votre nièce ! Vous me détestez tous !
Je m'égosille à tel point que je m'étonne de ne point voir encore apparaître une armée d'infirmiers équipés de matraques et vêtement de contention.
- Matthew, contenez-vous un peu, vous allez vous faire du mal !
Comme pour confirmer les craintes du professeur, de grands éclairs noirs surgissent soudainement devant mes yeux et assombrissent mon champ de vision. Je hoquète, pris de nausées. Il semble que Gordon soit dans le vrai et que ma colère ait épuisé mes dernières ressources. Titubant, je m'accroche au paravent tout proche, en quête d'un appui. Sentant mes jambes devenir flageolantes, je me laisse glisser le long de la mince cloison jusqu'au sol marbré du cabinet. Affalé et en sueur, je retiens à grand peine des larmes de rage qui embrument ma vue. Je me sens misérable, pauvre chose frissonnante et incapable de tenir tête à un homme de plus du double de mon âge.
Une ombre indistincte se penche sur moi et une main s'empare fermement de mon coude. Elle me soulève puis, maintenu solidement, je suis conduit jusqu'à un siège recouvert de velours capitonné, près de la bibliothèque.
- Installez-vous, Matthew. fait Gordon en m'incitant à m'asseoir. La crise que vous avez subie tout à l'heure vous a plus fortement éprouvé que vous ne le pensez. Il faut vous ménager.
- Je ne veux pas me reposer ! protesté-je faiblement. Je veux comprendre ce qui m'arrive ...
- Cessez de vous tourmenter et faites ce que je vous dis.
Le ton sans réplique du professeur a raison de mes tentatives de rébellion. Je me laisse aller sur l'assise rembourrée tandis que Gordon cale un petit coussin dans mon dos.
- Ce dont vous avez besoin tout de suite, c'est d'un breuvage bien chaud. poursuit-il en s'éloignant. Je vais vous préparer une infusion.
- Gordon, je n'ai pas besoin de -
- Taisez-vous, Matthew. coupe l'homme d'un ton autoritaire. Après toutes ces émotions, je vous dois bien une tasse de thé.
Il s'interrompt pour brancher une bouilloire électrique posée sur un guéridon près de la fenêtre et met l'eau à chauffer, avant de pivoter sur ses talons pour me faire face. Un léger sifflement s'élève depuis l'appareil vétuste, lequel se mue rapidement en un gémissement crachoteux, comme le gargouillement d'une bombe artisanale sur le point d'exploser. Gordon, qui tourne le dos à l'appareil, ne bronche pas. Ses yeux me jaugent, brillant comme deux agathes. Un peu déconcerté, je soutiens ce regard aigu tant bien que mal. Une lueur changeante le travestit, trahissant les pensées fourmillantes de son auteur.
- Un thé, répète-t-il, songeur. Ainsi qu'une explication.
* * *
Les doigts crispés autour de la tasse que vient de me tendre Gordon, je remue distraitement ma cuillère au manche ornementé d'arabesques argentées dans le breuvage fumant. Au contact de la porcelaine brûlante, ma peau commence à rougir. Mais accaparé par les propos du professeur, je n'y prête aucune attention.
- Ainsi mes visites au printemps consistaient à m'épancher sur ma morne existence ? m'écrié-je. Vous étiez donc mon psychiatre ?
- Pas exactement, corrige l'homme. Je dirais plutôt votre 'confident'.
- Vraiment ? je hausse les sourcils, interloqué. Pardonnez-moi, docteur, mais j'ai du mal à vous croire. Votre simple présence suffit à me mettre mal à l'aise. Je vois difficilement comment vous auriez pu me convaincre de me confier à vous.
- Ah oui ? renifle-t-il, piqué au vif. Ce n'est pas ainsi que vous présentiez les choses lors de vos visites. Vous faisiez preuve d'une reconnaissance infinie à mon égard. A vos yeux, j'étais votre sauveur.
- Comment ?! hoqueté-je, renversant un peu de liquide chaud sur le tissu de mon pantalon. Je n'en crois pas un mot !
- C'est pourtant l'exacte vérité. Vous êtes venu me consulter de votre plein gré à l'hôpital. Du reste, vous en aviez grand besoin ; vous étiez très mal en point, autant sur le plan physique que psychique. Votre relation avec ma nièce commençait à battre sérieusement de l'aile, si je puis me permettre.
J'esquisse un geste de dépit.
- Ca, je veux bien le croire.
- Mais ce n'est pas tout. L'existence déliquescente que vous meniez depuis des années vous pesait et vous étiez à bout. Vous m'avez confié vos rêves manqués, vos espoirs déçus. J'ai vite réalisé que vous êtiez en proie à une dévalorisation de vous-même, accompagnées d'idées suicidaires. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai accepté de vous recevoir régulièrement, en dépit de l'opinion peu flatteuse que j'avais de vous. Gordon marque une pause et m'observe d'un air pincé. Car sachez que je ne vous portais pas plus d'estime que vous n'en avez à mon égard. Avant ces entrevues, nos relations se résumaient à quelques formules empruntées, les rares moments où je rendais visite à ma nièce. Mais votre sensibilité et votre détresse ont fini par me toucher et peu à peu, nous avons tissé des liens.
- C'est complètement dingue ... Comment se fait-il que je ne garde aucun souvenir de tout ceci ?
Mon regard se perd dans la pièce et je ne remarque pas le toussotement teinté d'embarras du praticien. Plongé dans des cogitations tourmentées, je poursuis dans un murmure, plus pour moi-même que pour mon interlocuteur.
- Suis-je victime de troubles de la personnalité ? J'ai parfois l'impression de ne pas me reconnaître. Je ne suis pas sûr de ce qui appartient au rêve ou à la réalité ... Il y a quelques jours par exemple, j'ai renoué avec deux amis d'enfance qui m'ont appris que Clark, mon ancien colocataire et compagnon de deal, avait été tué par balles. Et l'espace d'un instant, je me suis clairement imaginé être l'auteur du crime ! J'ai eu une vision de moi avec les mains maculées de sang ! Alors que cet homme était comme un frère pour moi.
Mes yeux se fixent de nouveau sur Gordon et ma voix se fêle en formulant la question qui me dévore les entrailles.
- Professeur ... Pensez-vous qu'il est possible de commettre un meurtre et n'en conserver aucun souvenir par la suite ?
- Certains de mes patients sont enfermés ici pour des raisons semblables, marmonne-t-il.
- Mon Dieu, aidez-moi ...
Pris de panique, je me recroqueville dans mon fauteuil. C'est alors qu'une nouvelle image insensée surgit devant mes yeux. Le temps d'un éclair, les silhouettes de mes deux ex-partenaires de scène m'apparaissent et je suis téléporté avec eux en plein concert, comme à l'époque de Showbiz, notre unique album. Nous sommes tous trois en train de jouer sur scène, baignés de lumières épileptiques tandis qu'une marée humaine fanatique s'époumone à nos pieds.
Vision dissonante et ô combien amère. Mon subconscient serait-il à ce point retors, qu'il m'inflige un tableau idéalisé au moment même où le monde semble s'écrouler autour de moi ? Un désespoir sans fin me submerge.
- Gordon, je vous assure que je ne ferais pas de mal à une mouche, croyez-moi ! Suis-je vraiment devenu fou ?!
Nullement affecté, le professeur me gratifie d'un regard glaçant.
- Sachez que la prise prolongée d'héroïne ponctuée de cocktails hallucinogènes peut malmener l'esprit d'un homme intègre de bien des façons.
Je m'apprête à protester, mais il lève une main dans ma direction pour m'inciter au silence.
- Toutefois, épargnez-vous la peine de me convaincre de votre humanité, poursuit-il. En me faisant votre confident l'an passé, j'ai appris à vous connaître. Je ne vous vois pas vous livrer à un acte aussi violent et je ne pense pas non plus que vous souffriez de schizophrénie ou de troubles de dissociation de l'identité.
- Je veux y croire, tout comme vous ! répliqué-je, des accents hystériques dans la voix. Mais quelle est la cause de l'amnésie qui m'affecte, dans ce cas ? Le sentiment d'être un étranger à ma propre vie ? Les voix dans ma tête et tout le reste ! Tout cela est incompréhensible, il n'y a que la folie pour expliquer ce qui m'arrive !
Gordon m'enveloppe d'un regard soucieux. Il semble tiraillé par de sombres considérations. Au bout d'une minute qui m'a paru une éternité, il se décide à rompre le silence.
- Non Matthew, rassurez-vous. Il y a une autre explication que la folie. Je crois qu'il est temps pour moi de vous faire une petite confidence.
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