CVI-SEULE CONTRE TOUS
A contre-coeur, je m'empare du premier dossier qui se trouve sur la pile de mon bureau et commence à le parcourir. En quittant la maison aux aurores, j'avais dans l'intention de profiter du calme matinal au cabinet pour rattraper le retard accumulé ces derniers jours, et lire quelques rapports de mes collaborateurs. Mais j'ai tôt fait de réaliser que la tâche allait s'avérer ardue.
L'esprit ailleurs, je m'efforce de me concentrer sur le compte-rendu, en vain. J'attends avec impatience le coup de fil de Léna, que j'ai chargé de m'avertir dès que Zoey franchira le seuil de son cabinet, et mes yeux guettent invariablement le combiné de mon téléphone. Je n'ai eu de cesse de ressasser l'incident récent au sous-sol avec Gordon, et j'ai dans l'idée que s'il m'en a refusé l'accès à ma première tentative, il en sera autrement si je le confronte avec la jeune femme. Les sourcils froncés, je compulse les notes distraitement, une part de moi méditant sur les arguments que je compte soumettre à la psychiatre dès son arrivée au cabinet.
J'entame la lecture du troisième rapport - pour être honnête, je ne saurais dire de quoi parlent les deux premiers - lorsqu'un claquement sec me fait sursauter. La porte du cabinet vient de heurter violemment le mur, laissant apparaître Zoey qui entre en trombe dans le bureau.
- Edward ! rugit-elle, échevelée.
- Bonjour Zoey. déclaré-je posément. J'attendais justement ton retour.
Bien que je m'efforce de rester impassible, je ne peux réfréner un élan de compassion en la découvrant si agitée. Inquiet, je quitte mon siège pour la rejoindre au milieu de la pièce. Un rapide examen de son apparence me rassure ; en dépit de ses traits crispés, son exil loin de l'hôpital ne semble pas l'avoir trop éprouvé. C'est même tout le contraire, l'animation dont elle fait preuve témoigne d'une énergie vorace qui la survolte. Aurait-elle été mise au courant des derniers événements ? Il est vrai que la situation s'est bien dégradée dernièrement. Zoey confirme mon hypothèse sans attendre alors qu'elle s'écrie :
- Ainsi donc, Forster a décidé de me virer de Bedlam ?
- Tu as eu vent de ses aveux sur toi et le chanteur, c'est ça ? Écoute Zoey, il y a plus urgent que ces accusations ...
- Ses aveux sont sans fondement ! s'écrie la jeune femme. Il n'a rien surpris du tout, car il ne s'est rien passé ! J'espère que tu me crois !
- Bien entendu, rétorqué-je. Mais je veux d'abord ...
- Cet homme veut saboter ma carrière, Edward ! enchaîne Zoey, qui ne prête aucune attention à mes propos. J'ai besoin de ton soutien !
Indignée, elle parcourt le cabinet en long et en large, jalonnant son cheminement d'invectives à l'attention du docteur. Désireux de la rallier à mes propres préoccupations, je rétorque en haussant le ton.
- Tu te doutes bien que je fais tout pour défendre tes intérêts, Zoey ! Depuis que tu as pris en charge le dossier du chanteur, je cautionne tes actes auprès de la hiérarchie. Et c'est ce que je vais devoir faire encore une fois, j'espère que tu en as conscience ! Mais avant tout, j'ai besoin de toi.
Zoey interrompt ses allées-et-venues et lève des yeux ronds sur moi.
- A quel propos ?
- j'ai appris des détails troublants pendant ton absence, et je dois comprendre ce qui se trame dans cet hôpital. Tu vas m'accompagner au bâtiment UMD.
- Comment ?! Mais pourquoi ?
- je crois que tu le sais très bien. Depuis tout le temps que j'en entends parler, je veux voir le sous-sol de cette unité de mes propres yeux.
Une lueur terrifiée traverse le regard de la jeune femme.
- Mais que ... bredouille-t-elle. Tu n'as pas besoin de moi pour aller là-bas, Ed.
- Oh que si ! Ne te fatigues plus à nier, je sais désormais que Gordon cache un lourd secret. Un secret que tu as vraisemblablement découvert aussi et que tu t'évertues à me dissimuler !
Zoey esquisse un mouvement de surprise. Sans perdre une seconde, je renchéris :
- Tu n'es peut-être pas encore au courant, mais j'ai rendu une petite visite à ton amie Natacha, la semaine passée. Elle se fait manifestement beaucoup de souci pour toi, et à cette occasion, elle m'a rapporté une conversation que vous aviez eu. Il était question de mystérieux tableaux et de sa rencontre malheureuse avec le professeur pendant son internat.
Je marque une pause, jugeant de mes révélations sur la jeune femme. Son visage s'est décomposé.
- Par ailleurs, poursuis-je, conforté dans mon idée, j'ai appris de sa secrétaire que Gordon s'enfermait très régulièrement dans ce fameux sous-sol, ces derniers temps, et pas seulement la nuit venue. Tu sais de quoi il retourne, n'est-ce pas ? Tout comme Matthew, je suppose. Ou en tout cas, il savait lui aussi quelque chose, jusqu'à ce que ses pensées ne soient manipulées et qu'il oublie tout !
- C'est insensé, Ed, tu crois sérieusement que j'aurais fait du mal à mon patient ?
- Toi, non. rétorqué-je sèchement. Mais Gordon a peut-être testé des expériences sur lui. Cela expliquerait le pretexte fumeux auquel il a eu recours, lorsqu'il a demandé à faire venir Matthew dans son bâtiment à plusieurs reprises, le mois dernier. Son histoire d'article à rédiger pour une revue scientifique ne m'a guère convaincu ...
- Tout cela est invraisemblable. murmure Zoey, les yeux rivés sur le sol.
- Vraiment ? Alors comment expliques-tu la soudaine guérison de Matthew ? Après des mois de soins sans grand résultat, il a recouvré tous les souvenirs de sa vie passée du jour au lendemain. Et dans le même temps, tout ce qui touche de près ou de loin à sa thérapie à l'hôpital a été effacé de sa mémoire.
- Je ne l'explique pas. marmonne la thérapeute. Je te rappelle qu'il n'était plus mon patient quand tout cela est arrivé.
- C'est juste, il n'était plus ton patient. Mais ton soupirant, peut-être ?
- Edward ! Les yeux de la jeune femme me transpercent comme des poignards.
- Ou ton complice, ton ami ... Appelles-le comme tu veux. Quoi qu'il en soit, vous êtes très liés tous les deux, et je sais de source sûre que tu l'as rejoint à plusieurs reprises alors qu'il était en compagnie de Gordon au bâtiment UMD, la semaine qui a précédé sa sortie de Bedlam.
Troublée, Zoey se dérobe à mon regard et s'absorbe dans des pensées agitées. Manifestement, mes propos la mène à un véritable dilemme. Pendant une seconde, elle ouvre la bouche, prête à m'en dire plus. Mais l'instant d'après, tout a changé et elle se retranche dans un silence de plomb.
- Tu ne veux rien me dire ? grondé-je d'un air de défi. Très bien, je t'emmène avec moi. Après tout, nous n'avons pas besoin de Gordon pour explorer son sous-sol, pas vrai ? Car, si je ne m'abuse, tu y as toi-même passé quelques temps en compagnie de Matthew.
* * *
Les yeux rivés sur l'ombre grandissante de la bâtisse, je marche dans les pas d'Edward. Malgré mes réticences à le suivre, j'ai fini par céder, faute d'argument. L'homme a mené son enquête jusqu'ici et il est décidé à découvrir toute l'histoire. Rien ni personne ne saura l'en empêcher. Et puis, à quoi bon lutter ? Si j'en crois les derniers propos de Gordon, celui-ci a peut-être déjà quitté notre dimension.
Je frissonne tandis que l'idée fait son chemin dans mon esprit. Elle s'infiltre à l'intérieur de moi comme la lame fourrageante d'un couteau. Et si c'était vrai, s'il était réellement parti ? Que resterait-il alors de ses sombres secrets ? Un sous-sol poussiéreux aux allures de catacombes. Une machine qui, délaissée par son inventeur, ne consisterait qu'en un artéfact extravagant et inutile. Quelle explication pourrais-je donner à Edward, alors ?
- Nous y voilà, déclare sentencieusement ce dernier en montant les marches du perron, me ramenant à la réalité.
Sur ces mots, il s'introduit dans le bâtiment, non sans avoir jeté un regard dans son dos pour s'assurer que je suis toujours derrière lui. D'un geste vif, il me prend par le bras et m'entraîne dans le grand hall en direction des ascenseurs, quand tout à coup, des éclats de voix retentissent et je tourne la tête dans leur direction. Un peu plus loin, plusieurs infirmiers en blouse blanche forment un cercle et discutent avec agitation.
- Cette situation dure depuis combien de temps ? fait l'un d'eux d'une voix contrariée.
- Ca fait deux jours ! rétorque une autre. Et il est injoignable !
- La direction est au courant, va-t-on le faire remplacer ? Le service ne peut pas tourner sans lui indéfiniment ...
Interpellé par l'inquiétude émanant de la conversation, Edward freine l'allure, les sourcils froncés. Lâchant mon bras, il s'approche du groupe d'infirmiers.
- Excusez-moi, je suis le docteur Simmons, du service des consultations externes, lance-t-il une fois à leur hauteur (Tous les visages pivotent aussitôt dans sa direction). Que se passe-t-il ?
- Il s'agit du docteur Cumberbatch. répond un grand blond en s'avançant d'un pas. Il n'a pas été vu à l'hôpital hier après midi, alors qu'il était de service. Et ce matin, c'est la même chose, nous n'avons aucune nouvelle de lui.
- Ce n'est pas dans ses habitudes, poursuit une jeune femme à ses côtés. S'il a un empêchement, ce qui est rarissime, il prévient toujours. L'unité est complètement désorganisée sans lui !
- C'est ridicule, il n'aurait pas abandonné son poste sans en informer l'établissement ! s'écrie Edward.
- C'est pourtant ce qui est arrivé. Il est introuvable ! rétorque une interne au timbre haut perché. Et son mobile professionnel ne répond pas.
- Vous étiez venus ici pour le voir, docteur Simmons ? interroge le premier intervenant.
- Bien sûr, ils sont là pour lui ! coupe sèchement l'étudiante à la voix nasillarde. Me désignant d'un geste, elle renchérit. Tu ne reconnais pas cette femme ? C'est elle qui prenait l'ascenseur pour se rendre au sous-sol tous les soirs, le mois dernier. Sans doute venait-elle retrouver le professeur ! Elle doit être dans ses petits papiers d'ailleurs, car personne n'a l'autorisation de pénétrer dans cette zone en fin de journée, habituellement.
Un murmure parcourt l'assemblée. Mal à l'aise, je déglutis. Je suis en mauvaise posture ; Gordon a visiblement pris la poudre d'escampette, et voilà que l'on me considère comme sa complice à présent. Tout cela ne va pas aider à faire taire les bavardages malveillants sur mon compte.
- Mais alors, vous savez peut-être ce qu'est devenu le professeur ? lance l'un des infirmiers à mon intention, le visage tendu entre ces collègues.
- C'est vrai, Zoey. fait Edward dont le regard suspicieux me bouleverse. Tu es devenue si proche de Gordon, ces derniers temps. Tu as sans doute une explication à donner concernant son absence ?
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