Chapitre 26
Ça faisait plus d'une heure que je conduisais la voiture sans vraiment de destination, sauf pour une certaine envie d'aller vers le sud. Anou était dans le siège passager à côté de moi, roulé en boule dans sa forme de chat. S'il avait quelque chose à dire, ou si je parlais, il prenait aussitôt forme humaine, mais il avait fini par me dire, après un peu plus de vingt minutes, que ça lui demandait beaucoup d'effort de garder forme humaine, ou n'importe quelle forme autre que le chat, aussi longtemps. Du coup, je jugeai préférable de le laisser se reposer. Tout de même, Anou n'était pas, comme moi, une créature de la nuit. Du coup, bien naturellement, il était d'avance de plus en plus fatigué. Et moi, j'étais on ne peut plus réveillé.
- Tu veux qu'on s'arrête quelque part pour dormir ? demandais-je à contrecœur.
Anou ne reprit pas forme humaine pour me répondre. Il ne secoua pas la tête pour dire oui ou non. Je décrochai mon regard de la route pour le regarder ; il dormait déjà. Et il était à peine onze heures...
Cette petite balade était bien plus ennuyante que ce à quoi je m'étais imaginer. Moi, pourtant, j'en avais imaginé, des choses à faire. Comme tuer tous les chasseurs, ou tous les vampires... et en plus, maintenant, j'avais quelqu'un à mes côtés qui les détestait tout autant que moi. Pour les chasseurs, du moins. Et là, j'avais tout un plan de guerre qui se faisait dans ma tête, j'avais envie de le partager avec Anou, mais en même temps, je n'avais pas envie de le réveiller.
Soudainement, une douleur intense fusa dans mon crâne, et j'arrêtai la voiture en vitesse sur le bord de la route. Anou, qui n'était pas attaché, s'écrasa de tout son long contre le coffre à gant, poussant un énorme miaulement dans sa chute. J'entendis le crac, et je me demandai pendant un instant s'il avait changé de forme ou s'il s'était cassé un os, mais je ne regardai pas, je gardai mes mains plaquées sur mes tempes, les dents serrées.
- Éden ? Qu'est-ce que t'as ? s'écria Anou à côté de moi.
Au moment où il termina sa phrase, la douleur disparut d'un coup. J'éloignai mes mains de mes tempes, sans trop savoir ce qui s'était passé. Je tournai la tête vers Anou, il ne semblait pas s'être cassé quelque chose, par contre, il semblait assez inquiet.
- Jayden, dis-je dans un soupir. Et je sais pas ce qui m'a pris, désolé... mais ça va. C'est fini.
Aussitôt, une décharge électrique me barra le crâne encore une fois, et je lâchai un grognement et fermai les yeux sous la douleur. Je sentis la main d'Anou m'agripper le bras.
- Mais qu'est-ce que t'as ? demanda encore Anou. Faut que t'ailles à l'hôpital ?
- Non ! dis-je, les dents serrées.
Je me forçai à ouvrir les yeux que je sentais s'embuer malgré moi, et encore une fois, la douleur disparut. Mais je n'y faisais plus attention, car mon attention fut attirée par quelque chose sur le capot.
S'il avait pu, mon cœur aurait explosé.
- Anou, dis-je tout bas, ayant presque peur de déranger ce qui était sur le capot. Dis-moi que tu la voies, toi aussi. Dis-le.
Anou suivit mon regard, puis se retourna à nouveau vers moi, perplexe. Moi, je ne bougeai plus d'une mienne, mes yeux dans les yeux de... ça.
- Qu'est-ce que je suis censé voir ?
Je sentis une boule ce former dans ma gorge, et les larmes me monter aux yeux. Ça y est, je suis fou. Mais il fallait tout de même que je le dise.
- Mimi. Ma petite sœur. Elle est là, à genou sur le capot. Seulement... elle est morte.
Anou ne répondit rien immédiatement. Je me forçai à détacher mon regard du capot, regardant par la vitre à côté de moi, et là, je vis Lily, mon autre sœur. Un peu plus loin derrière, il y avait ma mère et mon père, côte à côte.
Cette fois, je n'y tenais plus. Je pleurais. J'essayai d'ouvrir ma portière pour aller dehors et les rejoindre, mais au même moment, Anou m'agrippa le bras, me forçant à le regarder, lui. Il avait de longs cheveux bruns et yeux bruns, la mâchoire bien carrée.
- Je t'interdis de sortir, dit Anou, sévère. Crois-moi, ça va te rendre dingue.
- Mais pourquoi...
J'avais voulu dire « pourquoi ils sont là », mais je n'y arrivai pas, la gorge trop serrée. Alors, je me retournai une fois de plus vers la porte, mais, encore une fois, Anou m'agrippa fermement le bras pour m'empêcher de sortir. Et j'éclatais en sanglots, bien fort.
C'était la première fois que je les voyais vraiment, dans la réalité, depuis le soir où je les ai vus mourir.
- C'est surement que son fantôme, que tu vois.
Je hochai la tête ; ça, c'était évident. Ce que je n'arrivais toujours pas à comprendre, c'était pourquoi. Pourquoi ils étaient là, pourquoi maintenant ? On était à une heure de la maison où ils étaient morts, et de ce que j'en sais, rien, sur cette autoroute, ne serait suffisant pour attirer leur fantôme, en dehors de moi-même.
- Tu m'expliqueras plus tard, dit Anou. Il faut qu'on parte d'ici.
Je hochai la tête encore une fois, mais ne fis aucun mouvement de plus. Anou m'attrapa par les épaules et me repoussa à l'arrière comme un vulgaire sac à patate, il prit ma place derrière le volant, puis démarra la voiture et partit à cent à l'heure. Je regardai par la fenêtre de derrière les silhouettes floues de ma famille s'éloigner, puis disparaitre à un tournant.
Il n'y avait plus un son dans la voiture, sauf moi qui pleurais. J'avais l'impression d'être retombé au jour où je m'étais réveillé dans la petite chambre, et que la réalité me frappait pour la première fois. Et que je me suis dit : « ça y est, je suis foutu. »
Anou s'arrêta une dizaine de minutes plus tard, dans la cour d'un resto d'une petite ville. Il était toujours derrière le volant, moi à l'arrière, les yeux mouillés. Je gardais les yeux sur mes genoux, ne voulant pas croiser son regard.
- Je vais pas tenir cette forme cinq minutes de plus, alors c'est le moment ou jamais de t'expliquer, dit Anou. Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ?
Je haussai les épaules, essuyai mes yeux de la manche de mon sweatshirt. Je pris une grande inspiration pour me donner du courage, mais je n'en menais pas large. J'avais peur qu'Anou me prenne pour un taré et qu'il fout son camp, pour ne plus jamais vouloir me revoir. Avec la chance que j'ai, j'imaginais assez bien ce genre de scénario, où deux ou trois personnes allaient mourir en même temps.
- Vas-y, je vais pas te juger, insista Anou.
Je hochai la tête. C'était ce que j'avais besoin d'entendre.
- Il y a un peu plus de dix mois, ma famille... a été tuée. Depuis, ils me hantent dans mes rêves. Mais là, c'était la première fois que je les voyais dans la réalité. Enfin, je veux dire... quand je suis réveillé.
Anou ne répondit rien, le regard dans le vague ; il réfléchissait. Je continuai.
- C'est pour eux que je suis revenu à Miska, j'espérais les retrouver, j'espérais que mes cauchemars arrêteraient, mais ça... c'était pire que tout.
- T'es déjà allé là où ils sont morts ?
- Oui, il n'y avait rien.
- C'était où ?
- Dans la maison.
- Une maison hantée, c'est du grand classique, pourtant !
- Rigole pas.
Anou perdit aussi aussitôt son petit sourire, baissant les yeux.
- Excuse-moi, j'essaie de t'aider, c'est tout.
Je hochai la tête et soupirai. C'était bien gentil de sa part d'essayer de m'aider là-dessus, pourtant j'avais cette impression que personne ne pourrait m'aider.
- S'ils ne sont pas rattachés au lieu, ils sont rattachés à un objet, qui se trouve être à dix minutes d'ici.
Je levais des yeux surpris vers Anou. Il venait de remettre en doute ce à quoi j'étais persuadé : « personne ne pourrait m'aider là-dessus ». C'était pourtant exactement ce qu'il venait de faire.
- Et ce serait quoi ? demandais-je, ma bonne humeur remontant en flèche. Il serait dans l'une des maisons près de cette route ? Il me suffirait d'y retourner, et ma famille pourrait me dire où chercher, cette fois ! J'y crois pas... il faut qu'on y retourne. Donne-moi la place !
- Non, dit aussitôt Anou. C'est le genre de truc qui fait sombrer les gens dans la folie. J'ai pas envie de perdre mon ami, surtout que t'es le premier en quatre ans.
- Mais ces ma famille ! Il faut que je les retrouve ! m'écriais-je.
- C'est pas ta famille, c'est juste une éco de ta famille ! Des fantômes ! Ils n'ont plus rien à voir avec ceux que t'as connus, crois-moi. C'est le genre de truc qui pousse les gens à parler tout seul, dans un hôpital psychiatrique, avec une camisole de force. C'est le genre de truc qui te pousse au suicide pour les retrouver de l'autre côté. C'est le genre de truc qui te fait errer dans les ruelles en forme d'FDS sans savoir quoi faire de plus de ta vie.
Je sentais la colère monter en moi à mesure qu'il disait « le genre de truc », mais au dernier point, je ne savais plus quoi penser. La première fois que j'avais vu Anou, il errait dans une ruelle. Il avait sa forme de chat, mais, qui sait, peut-être qu'il aimait bien jouer au SDF de temps en temps. Et puis je repensais aux fois où il avait dit « crois-moi, c'est du déjà vu ». Évidemment, il parlait de lui.
- Toi aussi, t'as famille...
- Ouais, je les ai tués.
J'allais pour répondre « je suis désolé », et toute sorte de formules de politesse de basse, mais je n'avais pas ouvert la bouche que je compris le sens de ce qu'il venait de dire. Il avait tué sa propre famille.
- Pe... pourquoi ? bredouillais-je. Tu as tué ta famille ?
Du coup, il descendait d'un grand coup dans mon estime.
- Pas toi ? répliqua Anou, perplexe.
- Bien sûr que non ! J'aimais ma famille, je ne leur aurais jamais fait de mal ! OK, je sais que je suis très mal placé pour t'en vouloir d'avoir tué, mais, bon sang ! Ta propre famille ? C'est quoi, ton délire ?!
Anou ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit. Il fronça les sourcils, baissa les yeux sur ses genoux.
- Tu m'en veux ? marmonna-t-il.
- Évidemment ! m'écriais-je.
Anou ne répondit rien, et je pris une grande inspiration pour essayer de me calmer. C'était dégelasse, ce qu'il avait fait, mais je devais voir au-delà de ça. Moi-même, j'étais loin d'être un exemple à suivre.
- Pourquoi t'as fait ça ? demandais-je.
- Mes frères et sœurs, ils étaient pas comme moi, dit Anou en haussant les épaules. Enfin si, ils pouvaient changer de forme, mais moi, j'ai... sans vouloir me venter, j'étais plus intelligent. J'ai une intelligence presque humaine. C'est sûr, mon QI est surement assez bas, mais tout de même. Eu, ils étaient pas plus intelligent de ce qu'on peut attendre des chats. Ils pouvaient changer de forme devant n'importe qui, sans se soucier du reste. Ils nous mettaient tous en danger. Un jour, les chasseurs ont débarqué et ils ont essayés de nous tuer, on a pu s'enfuir, sauf un... mais les autres, après ça... ils continuaient ! Ils changeaient de forme devant n'importe qui ! J'avais peur de me faire tuer à cause d'eux. Alors, je l'ai ai tué, avant de me faire tuer en premier. Voilà, pendant près de quatre ans, ils m'ont hantée. C'est plutôt étonnant, quand on s'ait que les chats on pas la plus grande présence mentale, qu'ils peuvent rester après la mort, j'avais plutôt cru qu'ils arrêteraient de m'embêter... Tu sais à quoi ils étaient rattachés ? À leurs colliers !
Anou rie jaune, les bras croisés, le regard dans le vide. Il y eut un long silence, pendant laquelle je n'avais aucune idée quoi dire, ni quoi penser. Au bout d'une minute, Anou poussa un grognement et alla s'assoir sur le siège passager.
- Je vais plus tenir longtemps, là. Promets-moi seulement que tu vas pas retourner voir tes fantômes.
- Combien de temps ? demandais-je.
- Dix secondes, le temps que tu dises, « oui, je promets ».
- Au dix secondes écoulé, tu seras claqué pour combien de temps ?
- Toute la nuit, je suis épuisé. Allez, promets !
J'ignorais la requête pour aller m'installer derrière le volant, attachant ma ceinture et démarrant la voiture. Là, ça devait faire trente secondes, et Anou serrait les dents sous la concentration.
- Tu devrais dormir, t'en as envie.
- Pas tant que tu n'auras pas promis !
Je ne répondis rien, croisant son regard et croisant les bras, le pied sur le frein. Sous mes yeux, Anou se retransforma en chat gris, il poussa un feulement rageur.
- Dors, maintenant.
Anou cligna des yeux à plusieurs reprises ; il peinait à les garder ouverts. Encore quelque seconde à le fixer dans le blanc des yeux – façon de parler, il n'y avait plus que du jaune dans ses yeux – puis Anou s'endormit, ne prenant même pas le temps de se rouler en boule. Ça devait être vraiment épuisant de changer de forme, c'était dommage, mais pour le moment, ça m'était d'un grand avantage.
Je retirais le pied du frein et conduit jusqu'au fantôme de ma famille, sans qu'Anou ne se rende compte de rien.
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