Veille de départ
Il fallut de nombreuses heures à l'inspecteur Javert pour revenir de son évanouissement. La drogue qu'on lui avait donnée l'avait assommé si longtemps.
Le jour était bien avancé lorsque le gris de brouillard des yeux de Javert réapparut. La fièvre était toujours là, mais elle n'atteignait plus le niveau alarmant de la veille.
« Comment vas-tu ? »
Même dans cet état lamentable, Javert reconnut la voix et sourit.
« Mal, avoua-t-il simplement. Je voudrais partir.
- Nous allons partir dés que tu iras mieux.
- Non... Je voudrais partir...
- François ?
- Est-ce que Montparnasse est sur son territoire ? »
Ce fut une terrible déception pour Valjean. Ainsi Javert en était toujours au même point ?
« Non, il n'est pas sur son territoire, répondit Valjean, la voix lasse.
- Gueulemer m'a expliqué... C'est Montparnasse qui lui a donné le fiacre... C'est Montparnasse qui lui a donné le surin... C'est Montparnasse qui a guidé sa main...
- Pourquoi aurait-il fait cela ? »
Valjean était surpris. Montparnasse n'aurait eu aucun intérêt à jouer ce rôle. Quand il s'agissait de tuer, le jeune homme le faisait. Seul et sans remord.
« Montparnasse ne tue pas de femme ni d'enfant. Gueulemer oui. Il n'a pas voulu se salir les mains.
- Comment le sais-tu ?
- Gueulemer me l'a dit. Mais je le savais déjà.
- Comment le sais-tu alors ?
- Un de mes mouchards m'en a parlé. Il a vu, attendant dans la neige, près du fiacre, Montparnasse. Il était là le salopard. Tout le reste ce ne sont que des conneries.
- C'est le passé.
- Mais oui Jean. Mais oui. »
Javert se mit à rire, son souffle sans joie. Il n'avait pas avancé depuis la Seine. Il n'avait pas avancé depuis cette nuit de 1826.
Quelques heures encore puis Javert en eut soupé de rester couché. Il se leva et ordonna qu'on rentre à Cayenne.
On se salua avec froideur. Javert s'était rabaissé et corrompu en coopérant avec Mana. Il n'aimait pas cela. Même si...même si Javert avait compris, au fond de lui, que peut-être, pour la première fois de sa vie, il avait vraiment œuvré pour la justice et pas seulement pour la loi... Pour la première fois de sa vie, il avait choisi une route qui ne lui était pas dictée par la loi... Et c'était la bonne route...
Une nouvelle route...
Enfin, Javert voulait gérer son poste et le transmettre en ordre à Vandomme. Il voulait mettre tout au net avant son départ définitif.
Il voulait aussi vérifier que l'affaire de la rue du Piquet était bien suivie.
On avait trouvé le meurtrier. Un Noir abruti par l'alcool. A la grande joie de la population blanche de Cayenne.
Mais les statistiques étaient une science logique. Il y avait plus de Noirs que de Blancs, donc plus de probabilités que ce fut un Noir qu'un Blanc.
Logique !
Ce fut donc un voyage de retour à-travers la forêt assez morose. Tamalé ne disait rien, suivant son chef avec soin, reprenant sa position de subalterne soumis et obéissant. Valjean ne disait rien, observant avec attention la forêt, le paysage, écoutant les cris des oiseaux, des singes. Il se remplissait les yeux de la vue car il savait qu'il ne reviendrait plus jamais ici. Ce serait le seul voyage de sa vie.
Javert ne disait rien, perdu dans ses pensées. Mauvaises et sombres.
On arriverait à Cayenne dans la matinée. Il fallut bivouaquer une fois de plus. Et la fièvre continuait à ralentir le policier.
Cette fois, dans la forêt, pour cette dernière soirée avant Cayenne, Javert accepta de manger. Il mourait de faim n'ayant pas mangé depuis deux jours. On ne se maintient pas en forme avec de l'eau et de la drogue.
Valjean et Tamalé le regardèrent engloutir plusieurs assiettes de porc et de galettes de maïs avec joie.
« Qu'allez-vous faire à Paris, inspecteur ? »
Le sergent Tamalé était de retour. Gentil et attentionné. Javert eut un sourire ironique.
« Il y a un poste de commissaire à pourvoir en France.
- Vous allez être commissaire ? »
Tamalé était ébranlé, il ne savait pas.
« J'étais déjà commissaire avant de venir en Guyane, dit fièrement Javert.
- Pourquoi êtes-vous venu ? On s'est tous demandé si c'était une mise à pied.
- Non, une demande officielle de mutation.
- Vous avez demandé à venir ici ?! Mais pourquoi ? »
Javert avait toujours son sourire et ne répondit pas. Pourquoi était-il venu ? Ses yeux se posèrent sur Jean Valjean. Pourquoi était-il venu ? Parce qu'il avait eu peur !
Valjean le regardait aussi, intensément. Il avait eu peur. Il était amoureux. Il désirait un homme. Aujourd'hui, c'était fait. Il était damné aux yeux de Dieu et Valjean avec lui. C'était bien la peine d'être venu se cacher à l'autre bout du monde pour être tombé quand même.
Et jamais l'inspecteur Javert ne pourrait l'avouer à quelqu'un.
« Parce que je voulais voir du pays. »
Ce fut la seule réponse que Javert fit. Le sergent Tamalé Oubayou ne fut pas dupe, il sentit le mensonge et en fut surpris. L'inspecteur ne mentait pas, ou si peu. Tamalé avait été bien formé par Javert, il percevait le mensonge maintenant et savait lire les visages. Mais ce qu'il lisait, là, à la lueur du feu, dans cette forêt équatoriale qui n'en finissait pas, il ne pouvait pas le croire. Car ce n'était pas croyable.
Javert, le si fier inspecteur, fixait de ses yeux gris si étincelants le vieil homme à la si belle chevelure blanche. Et les deux hommes se souriaient, tout un discours sans parole passant à-travers leurs yeux.
Le dénommé Jean Valjean était venu sauver son ami. Il avait quitté son pays, bravé l'océan, voyagé pendant trois mois, pour le sauver. Mais était-ce vraiment son ami ? Javert souriait maintenant et son sourire était magnifique.
« Je pense que tu as assez vu du pays, tu ne crois pas ?, demanda le vieillard.
- Oui, je le crois aussi, répondit l'inspecteur. Commissaire de police à Paris ce n'est pas si mal.
- Sinon, il te restera la retraite.
- Pourquoi pas ? »
C'était la première fois que Javert l'envisageait sérieusement. Valjean eut un hochement de tête approbateur.
« Pourquoi pas ? »
Tamalé ne dit rien. Abasourdi. Il ne devait pas saisir vraiment ce qui se passait. Ou alors... Ou alors... Mais ce n'était pas possible.
Cayenne. Les dernières heures. Le bateau était déjà à quai. Le Jeanne-Marie. Javert et Valjean avaient déjà fait monter leurs bagages à bord.
Une dernière soirée avant le départ. On la passa dans Cayenne. Dans le meilleur établissement de la ville...et cet établissement était un bordel de qualité. Où les filles étaient propres et saines, régulièrement visitées par les services de l'Hygiène et de la Police. On y trouvait des négresses, des Indiennes et même des Blanches.
On y parlait toutes les langues. Espagnol, Portugais, Français, Anglais. Il y en avait pour tous les goûts. Les hommes furent heureux de cette soirée de beuverie.
Javert payait la tournée.
Il fallait une fête de départ digne du chef de police de toute une ville. Une ville considérée comme la capitale de tout un pays.
L'établissement s'appelait La jolie mulâtre et son rhum comptait parmi les meilleurs de Guyane.
Javert payait une seule tournée, la première ! L'inspecteur avait prévenu ses hommes ! Ce soir c'était relâche mais il ne voulait pas encourager à la débauche !
Les filles vinrent chercher un client. Quelle aubaine ! Une troupe d'hommes ! Même si c'étaient des gads ! Et Valjean, qui se tenait un peu dégoûté dans un des larges fauteuils du lupanar, se rendit compte que les officiers de Javert étaient des habitués. Javert n'avait pas eu le choix, il se devait d'agir ainsi !
Les filles s'assirent sur les genoux des policiers, cajolant et minaudant. Tamalé eut un éclat de rire bruyant lorsqu'une petite négresse, de vingt ans à peine, lui parla à l'oreille.
« Après Moina ! D'abord le rhum ! »
Et c'était ainsi pour les autres. Chacun une fille sur les genoux et les caresses commençaient. On faisait boire les filles, riant de les sentir se détendre, on se laissait déshabiller. Bientôt les uniformes étaient ouverts et dévoilaient des torses. Jeunes, musclés... Les officiers de Javert étaient des jeunes hommes ardents et heureux d'une soirée au bordel.
Et Javert !
Javert détonait. Il n'y avait aucune femme assise sur ses genoux, aucune n'essayait de l'approcher d'ailleurs. Il se tenait farouche, sur son siège.
Il souriait, indulgent, buvant son verre de rhum en contemplant ses hommes, impassible. Valjean accepta que l'inspecteur le serve à nouveau.
« Pas de femme ?, demanda un des policiers au vieux forçat.
- J'ai passé l'âge, sourit Valjean.
- Vous êtes comme l'inspecteur ?, ajouta un autre.
- Miguel !, commença Javert, menaçant.
- Pourquoi il est comment ?
- Il est en deuil. Pas de femme pour lui. »
Valjean regarda Javert. En deuil ?
« Je ne suis pas en deuil, répondit Valjean, mais je suis fidèle. »
Les yeux de l'inspecteur brillaient d'une lueur impressionnante mais il ne dit toujours rien.
« Vous avez une femme ? »
Tamalé avait réagi, surpris. Ainsi il avait mal lu. Il en fut immensément soulagé.
« Je ne suis pas marié, rétorqua Valjean.
- Pourquoi ? Elle est mariée ?
- Ce ne sont pas des affaires à raconter dans un bordel !, » lança Valjean en souriant.
On cria, on fit du tapage, les filles voulaient tout savoir de la femme de ce bel homme blanc. Javert attendait, la tête penchée sur le côté, une main glissée dans ses favoris. Dans l'expectative. Amusé de ce que ce vieux menteur de Jean Valjean pouvait bien raconter pour se sortir de cette impasse.
« Elle n'est pas mariée, mais nous ne pouvons pas nous marier.
- Pourquoi ? »
Parce que ce n'est pas une femme, avait envie de dire Valjean. Javert cacha sa bouche, cacha son sourire.
« Nous appartenons à des mondes trop différents. Cela choquerait et causerait un scandale terrible. Si je lui demandais le mariage... »
Terrible, non ? Javert décala ses doigts et ses lèvres murmurèrent « oui. » Valjean eut ardemment envie de l'embrasser devant tout le monde. Le rhum était très bon. Trop.
« Donc elle vit à Paris et nous nous voyons de temps en temps. Le plus possible. Je voudrais que cela soit plus souvent mais c'est impossible. »
Valjean parlait...sans quitter des yeux Javert. Javert acquiesça. Personne ne remarquait l'échange discret entre les deux hommes.
Ce soir, ils en reparleraient en faisant l'amour. Ce soir, Javert allait tout dire à voix haute. Promesse d'amour, serment éternel. C'était ce que désirait Valjean, non ?
« A quoi elle ressemble ? »
C'était une des filles qui parlait ainsi. Une jeune Noire, sa chemise de nuit vaporeuse était ouverte et dévoilait des seins, petits et dressés comme de jolies poires. Elle osait interroger le vieil homme, assez saoule pour perdre le respect inné du Blanc, la peur du maître. Valjean sourit toujours et répondit :
« Un peu grande peut-être. Des cheveux noirs qui deviennent gris avec l'âge. Mais des yeux magnifiques. »
Cette fois, Javert prit la parole. Il fallait faire taire Valjean, ses hommes étaient peut-être saouls, mais ils n'étaient pas si stupides et ils pouvaient additionner deux et deux.
« Valjean, le bateau part demain à l'aube. Il vaut mieux monter à bord maintenant et laisser ces jeunes gens à leurs jeux. »
On cria de déception mais l'inspecteur avait raison. Comme toujours. Javert se leva et prêta main forte à son compagnon pour l'aider à se lever à son tour.
« Allez, adieu les gonzes et soyez de bons policiers. Je veux des nouvelles de vous ! Et des bonnes.
- Oui, inspecteur ! »
On se salua et ce fut tout.
Mais Tamalé regardait les deux hommes partir et ne pouvait s'empêcher de se poser des questions. Javert était plus grand que Valjean, il avait des cheveux noirs qui grisonnaient, il avait des yeux gris, magnifiques, surtout lorsqu'ils brillaient avec chaleur.
Tamalé se posait des questions et il sut que toute sa vie, il allait s'en poser...
Sur le bateau, le Jeanne-Marie, Javert et Valjean avaient chacun leur cabine. Un luxe mais on savait qu'on transportait un commissaire de Paris alors on avait fait un effort pour le loger, lui et son ami, de la meilleure façon possible.
Et puis, il fallait surtout éloigner le policier des autres voyageurs. Le reléguer le plus loin possible. Son perroquet vert, son Amazone, était bruyant au possible et dérangeait tout le monde. Quant au vieux blanc, sa cabine était encombrée de pots de fleurs et même d'un pot avec un Flamboyant d'un mètre !
On décida donc de les cacher dans la soute, loin de tout le monde. Ce qui aurait être vu comme une punition par tout autre voyageur fut vu comme une bénédiction par les deux hommes. Ils étaient seuls, loin de tous, dans un coin tranquille du bateau où personne ne venait. Jamais ! On ne les cherchait pas.
Ils allaient pouvoir se joindre toutes les nuits !
Cette première nuit précédant le voyage en lui-même fut représentative de ce qui devait les attendre durant la traversée.
Javert rejoignit Valjean.
Il laissa Thénard comme chien de garde. Si quelqu'un pénétrait la cabine du policier, le perroquet allait hurler des insanités bien senties et attirer de ce fait l'inspecteur.
Là, les deux hommes se déshabillèrent mutuellement, l'alcool aidant à les désinhiber. Ils s'embrassaient à en perdre haleine.
La fièvre était tombée, doucement, au long des derniers jours. Valjean espérait que c'était la dernière crise. Que Paris allait guérir le policier.
Ils s'embrassaient et Javert tentait d'oublier la douleur lancinante présente dans sa poitrine. Les poumons ?
« Que dirais-tu si je te demandais de m'épouser ?, » demanda Valjean, en s'étendant sur Javert.
Le policier, nu, écartait doucement les cuisses pour le laisser s'installer sur lui. Il ne cherchait jamais à prendre une place dominante. C'était toujours Valjean qui initiait leurs jeux amoureux.
« Ma réponse n'a pas été claire ?, répondit Javert, taquin.
- Non, elle n'a pas été claire. Que dirais-tu ?
- Je te dirais...oui...
- François... »
Ils s'embrassèrent puis ils se caressèrent. Doucement. Ils avaient beau être loin de tous, relégués dans la soute, il fallait le calme et le silence dans la cabine.
« Nous allons nous voir souvent, murmura tout à coup Javert. Je te promets que tu ne seras plus seul. Je serais là ! Toujours !
- Je t'aime !
- Je sais. »
Quelques heures de folie sur un bateau amarré dans la nuit.
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