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Un homme d'honneur

Le voyage se poursuivit pendant encore une journée de cette manière. On dut encore réquisitionner une auberge pour la nuit. La petite ville d'étape ne possédait que deux cellules dans un état lamentable et les policiers attachés au lieu semblaient débordés. Javert songea à Valjean fuyant sa cellule de Montreuil à cause de sa force herculéenne. Il préféra être prudent et aller à l'auberge.

La nouvelle qu'un policier de Paris voyageait avec un criminel dangereux se répandait comme une traînée de poudre. Cela faisait fuir les habitants des villages ou au contraire attirait tellement de chalands qu'il fallait pousser la foule à coup de gueule voire de bâton pour pouvoir avancer. Et il fallait redoubler de prudence, non pas contre Lacenaire, bien incapable de s'évader de sa voiture mais contre les brigands qui pourraient être intéressés par son sort. Un escarpe parisien ! Cela pouvait faire un allié de choix, le code de l'honneur chez les voleurs allait forcer Lacenaire à rembourser sa dette envers ses comparses. Argent, butin, renseignement... Tout était bon entre crapules.

Lacenaire le savait et espérait contre toute attente, Javert le savait et forçait la surveillance. On se taisait, on écoutait, on était vigilant.

Mais le troisième jour, il y eut un changement notable. On arrivait enfin dans une grande ville, Auxerre. Cette fois, Javert se dirigea vers l'ancien palais épiscopal devenu la préfecture de la ville. Il était sûr d'y trouver de la place pour y enfermer son prisonnier. Il connaissait la ville.

Et là, ce fut la surprise ! L'inspecteur Louis Canler, l'adjoint du chef de la Sûreté y attendait l'arrivée de la troupe de policiers. L'homme accueillit Javert, tout sourire.

« Alors commissaire ! Vous avez capturé votre proie ?

- Le courrier voyage plus vite que la police, » constata simplement Javert.

Il était fatigué, il avait mal à la jambe, une migraine atroce lui vrillait les tempes...et sa gorge le brûlait. Sans qu'il n'arrive à déterminer s'il s'agissait d'un rhume qui débutait ou si cela venait du nouveau rapport oral que l'inspecteur avait transmis à son maire.

Le bilan sur la situation actuelle des prisons fut le sujet de ce nouveau débat.

Javert avait écrit une note de service sur l'état des prisons avant de se décider à sauter. Il n'a jamais su d'ailleurs si cette lettre avait été suivie d'effet, voire si elle était arrivée à destination. Ses sentiments étaient tellement chamboulés lorsqu'il l'avait rédigée. Perdu au monde, Javert voulait juste régler ses comptes.

Bref, ce fut un voyage harassant. Mais à sa grande surprise, Javert devait avouer que Valjean était un bon compagnon de route. Calme, attentif, silencieux, il n'intervenait dans la conversation que pour lancer des remarques pertinentes. Pousser le policier dans ses retranchements, faire renaître l'argousin.

« Des chaussures pour les prisonniers ? Je n'ai eu droit qu'à des sabots à Toulon, jeta Valjean, tranquillement. J'en ai eu les pieds en sang.

- Je sais, acquiesça Javert, tout aussi paisiblement. J'ai vérifié régulièrement ta jambe pour la faire tinter. Je n'avais aucune confiance en toi ni dans le rondier [ un sergent chargé de vérifier chaque matin et chaque soir les fers des bagnards en les frappant avec un marteau, histoire de découvrir rien qu'au bruit si une lime était passée par là ]. »

Tranquillement, paisiblement, calmement, les deux ennemis discutaient. Autour d'eux, on écoutait respectueusement. Une vie de haine, de poursuite et de surveillance. Même Lacenaire était silencieux.

Au commissariat, Canler était content. Il aimait bien Javert, il se sentait des accointances avec ce policier droit et intègre. Bien sûr, il y avait cette année passée avec Vidocq qui noircissait le tableau mais on savait tous maintenant que cela n'avait pas changé l'incorruptibilité de l'inspecteur.

Canler souriait en regardant Lacenaire être mené devant lui, les poucettes bien en place. Même là, même devant le fameux adjoint du chef de la Sûreté, Lacenaire souriait, intrépide. L'inspecteur eut un hochement de tête approbateur.

« Il est en bonne santé ! On m'a parlé d'une arrestation mouvementée.

- Ce ne fut pas facile, admit Javert. »

Et il dut se faire violence pour supporter impassiblement le clin d'œil de Lacenaire. Canler, indifférent, lança à la cantonade :

« La Sûreté prend le relais ! Les policiers de Beaune sont tenus de rejoindre leur poste. Par contre, avant de repartir, je veux les interroger un par un. Et seul. »

Javert grimaça. Il était toujours mis à l'épreuve. Soit !

Sans mot dire, le commissaire quitta la préfecture, laissant Canler jouer son rôle jusqu'au bout. Ne sachant trop comment agir, Valjean préféra le suivre.

« Tu veux un café, Valjean ? Il y a un estaminet de bonne qualité non loin de la tour de l'horloge.

- Tu connais la ville ?, » s'enquit Valjean, surpris une fois de plus par les connaissances de Javert.

On aurait dit qu'il savait tout, qu'il connaissait tout. Javert eut un sourire moqueur.

« J'ai convoyé la chaîne de nombreuses fois par cette route... »

Valjean ne dit rien de plus, douché. Javert l'argousin.

Au café de La Bourguignonette, les deux hommes commandèrent boissons chaudes et repas consistant. On leur servit de l'andouillette agrémentée de purée de pommes de terre, le tout accompagné d'un Chambertin. Cela fit sourire les deux vieux hommes. Ils avaient connu tellement de gouvernements, on se souvenait encore de l'Empereur et de son amour du Chambertin. Une vie d'histoire.

« Tu te rappelles Valjean ? 1789 ?

- J'étais à Faverolles, je n'ai pas vu grand-chose de la Révolution, hormis les droits seigneuriaux brulés sur la place du village et un arbre de la Liberté planté dans la campagne. On m'avait interdit de le couper.

- J'étais à Toulon. J'apprenais mon métier de garde-chiourme. Mais il y avait quelque chose dans l'air. Quelque chose d'indéfinissable.

- Le souffle de la liberté ?, proposa Valjean.

- Peut-être, admit Javert. En tout cas, la chiourme était agitée. Détestable.

- Cochepaille portait la date du débarquement de l'empereur à Cannes, le 1er mars 1815 gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée sur son bras.

- La preuve que M. Madeleine était bien Jean Valjean.

- J'ai été marqué moi aussi. »

Cela gela Javert, l'immobilisant dans son mouvement. Il amenait le verre à sa bouche, voulant goûter le vin de l'empereur. En fait, il venait de comprendre quelque chose. Quelque chose dont il n'avait pas encore eu conscience.

« C'est vrai, » furent les seuls mots qu'il arriva à articuler.

Valjean ne dit rien, contemplant son assiette où l'andouillette refroidissait doucement...

La première fois que Valjean avait été condamné au bagne, il n'avait pas été marqué. On avait supprimé cette pratique infamante. Ce ne fut qu'à son retour, après avoir été condamné à Arras, lorsque Javert avait témoigné avec ferveur contre M. Madeleine, que Jean Valjean fut marqué. On marqua donc un homme déjà âgé, de plus de cinquante ans, pour un crime qu'il avait commis dans sa jeunesse, un crime qu'il avait déjà payé de dix-neuf ans de bagne.

« Je suis désolé, murmura Javert.

- Je sais.

- Tu ne le méritais pas. »

Javert se sentit mal, en effet. Toulon était et resterait un fantôme entre eux. Un fantôme assez puissant pour les briser. Valjean sourit amèrement, il percevait le malaise de son compagnon. Étrange comme Javert était devenu lisible à ses yeux tout à coup.

« Je le méritais. J'étais un criminel en fuite, tu avais raison !

- Dieu, non... J'étais un monstre.

- Un policier tenace, un homme attaché à son devoir. Je ne t'ai jamais blâmé pour avoir accompli ton devoir. C'est la loi qui est blâmable.

- J'aurai du parler avec toi. J'aurai du discuter. J'aurai du... »

La main de Valjean se posa sur celle du policier. Apaisante. Cela choqua Javert. Depuis quand le policier associait-il Jean Valjean à la notion d'apaisement ?

« Je t'ai pardonné, François ! Cela fait des années que je t'ai pardonné.

- Saint-Jean, murmura Javert, les yeux brouillés de larmes. Tu distribues le pardon comme M. Madeleine distribuait des pièces de monnaie.

- Il le faut bien ! Sinon ma haine aurait anéanti le monde. »

Un regard entendu. Oui, Valjean avait mérité le passeport jaune, oui, il avait été dangereux à une époque de sa vie... Aujourd'hui, il visait la tempérance. Puis, soudain conscients de l'incorrection de leur geste, les deux hommes retirèrent leurs mains...sentant encore la chaleur de l'autre...

Le repas fut calme et silencieux. Personne ne sachant, et n'osant, relancer la conversation après cela. Puis Javert fit quelque chose d'étrange. Peut-être d'un peu ridicule aussi. Le policier interpella un des serveurs de La Bourguignonnette pour lui parler discrètement. L'homme fut surpris par la demande de ce grand policier, raide et sanglé dans son uniforme mais il acquiesça. Javert lui donna de l'argent. Valjean attendait dans l'expectative.

La réponse de ce petit mystère arriva au-moment du café. Le serveur apporta une petite boite de bois richement décorée de peintures et enveloppées de rubans. Il la posa sur la table et retourna à sa tâche.

Javert prit la boite et la tendit sans plus de cérémonie à Valjean.

« Pour toi, Valjean. Si tu n'aimes pas, tu n'auras qu'à la donner à ta fille ou à ta sœur. J'ai goûté cela à ma dernière visite, c'est bon.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Des dragées. C'est une spécialité d'Auxerre.

- Des dragées ? Pour moi ? »

Et Valjean eut un sourire rayonnant, illuminant le bleu d'azur de ses yeux.

« Merci Javert, c'est très gentil de ta part. »

Ne sachant trop pourquoi, cette phrase agaça Javert, le troublant tellement qu'il en rougit... Valjean ne fut pas dupe lorsque Javert jeta, irrité :

« Quoi ? Fallait bien qu'un jour, je te rembourse tes fraises.

- Mais oui Javert. »

Le sourire ne quitta plus les lèvres de Jean Valjean. Dans la rue, Valjean prit familièrement Javert par le bras, sentant se crisper le muscle sous son toucher.

« Tu me fais visiter la ville ? »

Javert ne voyait pas comment réagir. Il se sentait paniquer, sans trop savoir pourquoi. Il avait trop chaud tout à coup. Alarmé, il espéra ne pas avoir pris une mauvaise fièvre. Mais il n'en montra rien. Impassible, il lança à Valjean :

« Je suppose que l'abbaye Saint-Germain et les halles t'intéresseront davantage que la préfecture de police.

- Javert, sourit Valjean. Mène-moi où tu veux.

- Alors je vais te montrer un pont... »

C'était dit avec une voix de velours, pleine de sous-entendus, mais elle glaça Valjean, brisant un peu sa bonne humeur.

Cela dit le pont valait la visite.

La ville d'Auxerre était magnifique avec ses belles maisons médiévales à colombage, dominées par l'imposante silhouette de la cathédrale Saint-Étienne. Javert mena aussi Valjean flâner au bord de l'Yonne et enfin l'entraîna sur ce fameux pont. Un pont dont la construction remontait à Saint-Louis, un pont encore doté de quelques arches, d'une porte cintrée et d'un pont-levis pour défendre l'accès à la ville. Un très beau pont.

Valjean en fut époustouflé. Javert s'accouda au parapet et contempla l'eau coulant en contrebas avec un sourire tordu. Il neigeait, on était au mois de janvier 1835... Canler devait commencer à s'impatienter. Il devait attendre le rapport de Javert. Le commissaire soupira et se perdit dans la contemplation des eaux... Imaginant ses remous dans la nuit. Mauvaises pensées.

« Tu as quelque chose avec les ponts, » lança doucement Valjean.

Cela fit rire Javert. Oui, Valjean était son ami. Peut-être n'y aura-t-il plus de pont ?

« A Montreuil, j'aimais aussi les remparts...

- C'était une lutte constante avec le conseil municipal pour entretenir la forteresse et ses fortifications.

- Vous aviez toute ma gratitude, monsieur le maire. Cela agrémentait mes patrouilles.

- Javert... »

Valjean se pencha contre le grand policier. Ils étaient seuls, calmes, loin du danger vécu ces derniers jours. Javert sortit tout à coup son carnet de sa poche et se mit fébrilement à dessiner. Il se tourna vers l'ancien magistrat et ordonna, un peu autoritaire :

« Ne bouge pas !

- Pourquoi ? Tu veux me dessiner ?

- J'aimerais garder cet instant dans ma mémoire. »

Les yeux gris si perçants de Javert se mirent à contempler avec soin l'ancien forçat, mais sans la hargne du policier. Valjean se sentait dépouillé de ses vêtements, fouillé jusque dans les tréfonds de son cœur, c'était déroutant. Et les yeux de Javert brillaient d'une flamme insoutenable. Cela dura longtemps, Javert prenait plus de soin que d'habitude. Enfin, il dut se sentir satisfait car il referma son carnet et s'apprêta à le glisser dans la poche intérieure de son uniforme.

« Hey !, s'écria Valjean. Je veux voir !

- Ce n'est qu'une ébauche, je la retravaillerais au calme.

- Javert ! S'il-te-plaît ! »

Et Javert céda et tendit le carnet. Il l'ouvrit à une page déterminée.

Il fut une époque où il fallait la voix impérieuse de M. Madeleine pour faire plier le policier, maintenant une simple prière le soumettait. Pour lui aussi, le monde avait commencé à tourner de façon absurde...et ce de façon si progressive qu'il ne s'en était même pas encore rendu compte.

Valjean prit le carnet, le fermant sans y prendre garde. Il dut l'ouvrir pour le feuilleter et retrouver la bonne page. Javert ne dit rien, mais un froncement de ses sourcils fut bien visible. La honte ? La colère ? L'appréhension ? Illisible. Valjean, inconscient, examinait les dessins. Ne comprenant pas quand Javert avait trouvé le temps de les réaliser. Il était resté en compagnie du policier presque tout le temps...ou alors la nuit, au lieu de dormir, Javert dessinait à la lueur des bougies ?

Valjean reconnut l'inspecteur Duquet, souriant, un peu maladroit, d'autres officiers de Beaune, des jeunes hommes vêtus de leur uniforme sanglé avec soin devant ce policier parisien. Il y avait plusieurs dessins de Lacenaire. Javert avait bien rendu la beauté du jeune meurtrier et en même temps la cruauté visible dans le pli de la bouche. Et puis, il y avait Valjean, encore et toujours Valjean.

L'ancien forçat n'en revenait pas.

Il était assis dans la diligence, endormi contre le rebord, son livre glissant entre ses mains. Même ainsi, le trait de Javert était respectueux, on ne voyait qu'un homme fatigué, perdu dans le sommeil, au lieu d'un vieillard bavant dans sa barbe.

Il était debout, prêt à tout, dans l'étude du notaire. Javert avait noirci tous les contours, faisant ressortir les yeux de Jean-Le-Cric, impatient d'agir. Oubliés les soixante ans de M. Fauchelevent !

Enfin, il y avait aussi un dessin plus compromettant. Valjean leva aussitôt les yeux sur Javert avec stupeur et remarqua la rougeur de ses joues.

« Javert ?!

- J'étais réveillé. Je ne dors pas beaucoup, alors je dessine. Tu étais là... »

Et le policier se tut, embarrassé.

Non pas que le dessin ne fut pas sage mais il était intrusif. Valjean se voyait étendu dans le lit de l'auberge, complètement endormi et les yeux fermés. On imaginait la douceur de sa barbe, on avait envie de caresser la blancheur de sa chevelure... Bref, un peu compromettant sachant que cela signifiait que Javert l'avait examiné avec soin durant son sommeil.

« Je vais le détruire, pardonne-moi. »

Javert allait reprendre son carnet mais Valjean le conserva.

« Non, je refuse que tu détruises le moindre de tes dessins. Ils sont superbes.

- J'en ai détruit des centaines, Valjean, cela n'en fera qu'un de plus.

- Des centaines ?

- Par exemple, presque tous les dessins de ma femme et de mon fils se sont perdus dans les flammes.

- Ho Javert ! »

La voix de Jean Valjean retentissait, remplie de tendresse et de compassion.

« Je me serais tiré une balle en pleine tête sinon Valjean. Alors si ce dessin ne t'agrée pas... »

Sans poursuivre sa phrase, Javert tendit la main en direction de son compagnon. Valjean eut un sourire, très M. Madeleine.

« Ce dessin m'agréera si vous me donnez un dessin de vous.

- Je ne me dessine pas Valjean, je te l'ai déjà dit.

- Ce n'était pas une demande, commissaire.

- M. Madeleine, je ne suis plus à votre botte. »

Valjean et Javert se mirent à rire de concert, le malaise disparaissait comme la neige se fondait dans l'eau de l'Yonne. Enfin, Valjean était arrivé au dessin du jour et il se vit. Ce n'était pas compromettant mais cela dénotait une réelle intimité qui le troublait. Javert le connaissait et le connaissait bien.

Valjean n'était représenté qu'en buste, accoudé au parapet du pont, les cheveux décoiffés par le vent, les yeux brillants, illuminés par un sourire qui ourlait les lèvres pleines. Valjean se demanda s'il avait vraiment ce sourire là, ou si Javert enjolivait le trait.

Mais connaissant Javert, le trait ne pouvait qu'être juste.

Ensuite venaient les épaules massives, serrées dans le manteau. Valjean avait toujours eu du mal à se trouver des habits à sa taille, sa forme large était difficile à vêtir et l'argent de M. Madeleine avait eu ça de bon qu'il avait pu commander des costumes à sa mesure. On devinait donc le muscle, la force, la puissance de Jean-Le-Cric derrière le vêtement bourgeois de M. Madeleine.

« Je confirme, murmura Valjean après s'être admiré quelques minutes, il me faut un dessin de toi.

- Très bien, je m'incline, monsieur le maire. »

Mais un je-ne-sais-quoi dans le ton rendit méfiant M. Madeleine.

Javert récupéra le carnet et se mit à griffonner quelques minutes. Ce fut rapide. Enfin, il rendit le tout à Valjean...qui ne put s'empêcher de rire, réellement amusé.

Javert s'était dessiné, certes, mais sous la forme d'une caricature, accentuant les favoris, grossissant sa taille, élargissant ses épaules... Il transforma le trait si bien qu'on avait l'impression de regarder le portrait en pied d'un gorille vêtu d'un costume de policier, matraque et chapeau y compris. Dessous, Javert avait écrit soigneusement : L'inspecteur de Première Classe Javert.

Puis, déchirant la page, Javert donna le dessin à Valjean, avec un sourire satisfait.

« Voilà, tu pourras l'encadrer et le placer dans ta chambre. »

Valjean prit la feuille, la plia soigneusement et la glissa dans l'une de ses poches. Javert fut surpris, il avait du s'attendre à ce que le dessin finisse sa course dans l'eau de la rivière. Les deux hommes se regardèrent un instant, puis Javert recula. Trop de proximité !

« Canler doit nous attendre.

- Nous ?

- Je ne pense pas que tu vas échapper à son interrogatoire, Valjean. Il va vouloir vérifier mon travail et pour cela, il doit croiser les témoignages de tout le monde. Lacenaire y compris. »

Valjean n'aima pas l'idée. La dernière fois qu'on l'avait interrogé, c'était à Montreuil, c'était dans le commissariat de Montreuil et c'était son propre chef de la police qui l'avait interrogé, la veille de partir pour Arras à l'occasion de son deuxième procès. Pas un bon souvenir. Les yeux de Javert, froids comme la glace, étincelaient de haine, éternellement posés sur lui, les poings claquaient sur la table en assénant chaque chef d'accusation. L'argousin était réapparu, tournant autour de 24601, faisant crisser le cuir de ses bottes d'officier, aboyant chaque question d'une voix mauvaise. Oui, Javert avait été heureux de capturer le forçat évadé et lui avait fait bien sentir toute la mesure de sa joie malsaine.

M. Madeleine, dépouillé de ses vêtements de bourgeois, songeant avec amertume à Fantine morte, à Cosette perdue, à Montreuil disparue, répondait posément, opposant un calme déconcertant à la frénésie de son geôlier...même si au fond de lui la colère de Jean-Le-Cric résonnait. S'il l'avait écoutée, Javert serait peut-être mort aujourd'hui, étranglé par ses propres mains menottées...et lui-même aurait fini sous la lame de la guillotine...

Pas un bon souvenir du tout.

Leur vie était ainsi faite, un canevas difficile à saisir, fait de mauvais moments, terribles, mais entremêlés d'instants doux, délicats, où ils auraient pu se croire presque amis...même à Montreuil... Encore plus depuis quelques mois...

Javert avait eu raison sur tous les plans. L'inspecteur Canler était furieux de les avoir attendus et il exigeait d'interroger lui-même ce fameux agent du Bureau de Vidocq.

Donc, il commença par Jean Valjean. Et M. Madeleine refit surface, une fois de plus, une expression lisse sur le visage et un sourire bienveillant qui ne montrait rien. Dix ans à jouer le rôle de M. Madeleine, c'était un rôle que Valjean connaissait sur le bout des doigts. Canler fut un peu décontenancé par la prestance et l'aisance de ce forçat évadé et maintenant gracié. Il s'était attendu à une bête fauve, à moitié abrutie par l'alcool. Il se retrouvait devant un bourgeois à la diction parfaite.

« Vous me racontez cette affaire, M. Valjean ?

- Avec plaisir, inspecteur. »

Canler avait hésité à tutoyer l'homme, il se sentait dépassé. Et M. Madeleine raconta toute l'affaire. Paris, le 31 décembre puis la poursuite, l'arrestation... Ce fut assez long mais peu compromettant. M. Madeleine ne mentit que quelque fois par omission. C'était aussi une autre de ses fâcheuses habitudes. Le sourire affable, le regard serein, les cheveux blancs le rendant si solennel. Valjean savait comment on le percevait lorsqu'il agissait ainsi.

L'inspecteur Canler écouta attentivement, ne posant que quelques questions pour préciser un évènement. Mais sans plus insister. Enfin, le maire avait fini son rapport et attendait placidement la suite. Calme. Impassible.

De toute façon, les yeux marrons de l'inspecteur Canler ne vaudront jamais le bleu perçant de ceux de l'inspecteur Javert. Cinq ans à vivre sous leur menace. Cela vous forge un homme !

« Bon, votre récit corrobore celui des officiers de Beaune, constata simplement Canler. Il n'y a que deux points qui m'échappent.

- Si je peux vous aider à les éclaircir. »

Canler sursauta en entendant cette phrase un peu condescendante venant d'un forçat en rupture de ban. Elle était de celles qui avaient eu le don d'exaspérer le chef de la police de Montreuil. A dessein...

On ne devient pas maire d'une ville ou directeur d'une usine sans connaître les règles de la rhétorique, tout forçat qu'on soit.

« C'est possible que vous puissiez m'aider, confirma Canler, accentuant le trait du respect. Les officiers ont tous parlé de l'arrestation et de l'acte de courage de Javert. Ils ont aussi évoqué le voyage et l'organisation efficace mise en place par Javert pour assurer la surveillance sans faille du prévenu. Mais Lacenaire a évoqué un fait dont personne ne semble se souvenir.

- Lequel ?

- Que Javert a quitté son poste pour aller galoper dans la campagne sans respect pour son devoir. »

Salopard de Canler ! Javert était toujours mis à l'épreuve ! Voulait-on le destituer ?

« Quelle drôle d'histoire, admit Valjean, souriant toujours.

- Donc vous ne confirmez pas ?

- Je n'ai pas le souvenir d'un tel fait moi non plus. »

Et Canler, en souriant à son tour, prouva que l'opinion que Javert avait sur lui était juste et amplement méritée. « Allard est un excellent policier et Canler un remarquable inspecteur. J'ai souvent travaillé avec lui par le passé. On ne les a pas nommés à la tête de la Sûreté juste pour déranger Vidocq mais parce que ce sont des gens compétents. »

« Donc si j'interroge Javert sur cette petite histoire, il va aussi la contester ? »

Valjean se troubla. Et cela n'échappa pas à Canler. Le sourire du policier s'accentua, oui, il ressemblait à Javert, en fait. Les deux cognes étaient faits pour s'entendre.

« Javert n'a quitté son poste que quelques minutes à cause des allégations de Lacenaire à son encontre, admit Valjean.

- Perte de sang-froid ? »

Valjean grimaça. Il avait le sentiment d'enfoncer Javert. Il perdit son calme, Jean-Le-Cric.

« Lacenaire lui a parlé de sa femme et a été médisant.

- Donc il a perdu son sang-froid. Javert a bien changé ! C'est cette foutue Seine qui l'a saccagé. A une époque, il aurait supporté n'importe quelle insulte sans broncher.

- Sa femme ! Merde ! »

Canler souriait encore plus, voyant se fissurer devant lui le visage si débonnaire de ce forçat jouant les magistrats. Il connaissait bien le dossier Jean Valjean, un homme classé comme dangereux, on n'échappe pas si facilement à sa condition de bagnard, surtout avec un passeport jaune. L'homme était une exception. Une rareté !

Mais, voilà ! L'homme avait vécu une vie de fuite et de charité. Oui, Canler connaissait le dossier Jean Valjean mais il ne connaissait pas Jean Valjean. L'homme assis en face de lui était une énigme. Il soutenait Javert, son tortionnaire, prêt à mentir à un officier de police dans ce but.

Cela méritait réflexion. Canler hocha la tête et lança à Valjean :

« Faisons un pari, Valjean. »

Le mot « monsieur » avait disparu dans les limbes, une certaine complicité se faisait jour, celle se tissant naturellement entre les voleurs et les policiers.

« Un pari ?

- Je ne mentionnerai pas ce petit incident dans mon rapport officiel à M. Allard. L'affaire a été rude et Javert n'a pas eu les coudées franches. Soyons honnêtes, on l'a plutôt empêché d'avancer.

- C'est vrai, » reconnut prudemment Valjean.

Méfiant, Jean-Le-Cric. Où voulait en venir ce cogne ?

« Je voudrais parier sur ce que dira Javert de cette arrestation.

- Comment cela ?

- Je suis sûr que Javert va me rapporter fidèlement tout ce qui s'est passé. Il ne me cachera rien.

- Le pari ne peut avoir lieu, je suis d'accord aussi sur ce point.

- Je voudrais savoir ce que Javert avait réellement en tête en s'offrant comme otage.

- C'est votre deuxième point ? »

Canler ne souriait plus. Il était concentré...consterné également.

« J'ai eu des versions différentes. Des policiers m'ont assuré que le commissaire savait que vous alliez intervenir pour lui sauver la mise. Que tout était prévu et planifié. »

Valjean fit appel à toute sa science du langage corporel et resta indifférent. Illisible.

« D'autres m'ont dit que Javert avait fait preuve d'un courage frôlant la témérité. Et que l'issue était inconnue de tous, même de lui, mais qu'il allait gérer cela avec brio. »

Toujours impassible. Valjean était en train de chercher une réponse à formuler, vite et bien.

« Enfin Lacenaire m'a assuré qu'il allait buter Javert dés la cour de l'office notarial passée. Une balle en pleine tête. Il m'a aussi assuré que Javert le savait pertinemment en s'offrant comme otage. »

Canler se tut, attendant la réponse. Patiemment.

Un bon cogne, c'était vrai.

« Qu'est-ce que cela change ?, demanda Valjean, se creusant encore les méninges pour trouver quoi dire.

- Cela change toute la donne, Valjean. Que Javert soit téméraire ! Soit ! Mais on ne peut pas conserver dans nos rangs, à un poste de commissaire en plus, un homme avec des tendances suicidaires ! Vous imaginez le danger ? Pour lui comme pour ses hommes. Il y aura bientôt trois ans, Javert s'est jeté dans la Seine, il y a quelques mois, il a failli être bastonné à mort dans les rues de Paris, là il s'offre comme bouc-émissaire... Cela n'est pas acceptable. Il nous faut des gens pondérés et sûrs.

- Quel est votre enjeu ? »

Un fin rire, glacial, se fit entendre dans le bureau que l'inspecteur Canler avait réquisitionné dans la préfecture de police d'Auxerre. Un bel édifice, un peu vétuste, mais impressionnant. Un ancien palais épiscopal. Les deux hommes y étaient assez déplacés.

« On enjolivera cet incident dans le rapport.

- Enjoliver ?

- Javert peut passer pour un héros au regard de la brigade ou pour un déséquilibré. Que préfériez-vous qu'il soit ?

- Quelle version choisissez-vous ?

- La témérité ! J'ai souvent travaillé avec Javert par le passé. Il est surtout célèbre pour deux choses, son insensibilité et son courage. Même si cela frôle l'imprudence. Je l'imagine très bien jouant sa carte d'otage avant de se jeter sur Lacenaire et de lui casser la gueule à coups de pieds. Ce serait tout à fait dans ses cordes. Quelle version choisissez-vous ? »

Valjean regardait le policier, essayant de comprendre ce qu'il désirait réellement. Protéger Javert ? L'enfoncer ?

« Et si ce que raconte Javert ne correspond pas à votre version ?

- Si Javert corrobore votre version, quelle qu'elle soit, je m'engage à le défendre devant Allard et Gisquet. Javert est encore jeune dans son poste de commissaire, il apprendra la modération. C'est le seul défaut de son dossier. En oubliant l'instabilité de son caractère.

- Il restera commissaire ?

- Quelle est votre version ?, » répéta Canler, la voix menaçante.

Il en avait soupé de cette joute verbale.

« Lacenaire a raison, » jeta Valjean.

Canler encaissa l'information et secoua la tête. Dépité.

« Merde ! Alors, il n'est toujours pas revenu de la Seine !

- Je suis désolé.

- Vous l'avez sauvé in extremis ?

- Un coup de chance, admit Valjean.

- Bon. Si Javert confirme votre version, vous gagnez ce pari et je le protège. Mais ce serait peut-être bien que Javert commence à songer à se retirer du service. On ne peut pas compter sur un suicidaire.

- Javert n'est pas suicidaire, opposa Valjean. C'est juste qu'il s'en fout de ce qui peut lui arriver.

- Ne me mentez pas maintenant Valjean !, grogna Canler. Sa petite patrouille nocturne dans le quartier Saint-Michel a fait le tour de toutes les brigades de Paris. »

Un moment d'inattention.

Valjean ne répondit pas et se leva pour quitter le bureau. Canler lui lança en flèche du Parthe cette petite phrase anodine :

« Et Vidocq dans cette affaire ? Vous êtes vraiment du Bureau ?

- Vidocq voulait aider son ami à capturer Lacenaire pour vous l'offrir. Comme un bon chien ramène le gibier à son maître. »

La colère de Jean-Le-Cric surprit le policier. Canler reprit, la voix plus dure :

« Ce n'est que le travail d'un policier, Valjean. Je m'étonne que Vidocq l'ait aidé sans contrepartie.

- Javert est incorruptible et c'est l'ami de Vidocq.

- Aucune contrepartie ? On en reparlera. Et vous dans cette affaire ?

- Je suis aussi l'ami de Javert ! Il m'a demandé de l'accompagner, je suis venu.

- Dieu ! Vous êtes un ami précieux, M. Valjean ! Traverser la France en plein hiver pour suivre la piste d'un tueur sanguinaire. J'aimerai avoir des amis comme vous !

- Alors allez capturer un forçat et faites de sa vie un Enfer.

- Merci du conseil ! »

Étrangement, les deux hommes se mirent à rire. Canler se leva à son tour et vint accompagner Valjean jusqu'à la porte.

« Et si Javert parle de témérité ?

- Alors je ne ferais que rapporter la vérité, Valjean. Comme lui-même l'aurait fait, s'il avait encore toute sa tête.

- Comment saurai-je l'issue de votre conversation ? Javert ne me dira jamais rien.

- Vous êtes à l'auberge de la Croix dorée ? Je vous ferais apporter du vin si vous avez gagné notre pari.

- Très bien. »

Ils se saluèrent et Valjean sortit.

Dans le couloir se tenait l'inspecteur Javert. Il était devant une fenêtre et observait la rue devenir sombre. La neige tombait drue et la nuit arrivait.

Javert le regarda s'approcher de lui avec un air inquisiteur, mêlé d'anxiété.

« Tout va bien Valjean ?

- Oui, c'est bon. L'inspecteur Canler en a fini avec moi. Il t'attend.

- Alors ne le faisons pas attendre davantage.

- Je te retrouve à l'auberge ? »

Valjean se faisait du souci, tout à coup, pour son vieil ami. Javert en fut surpris puis il acquiesça, amusé.

« A tout à l'heure, dans ce cas. »

Valjean avait envie de conseiller à Javert de dire la vérité... Puis il se rappela à qui il parlait... Javert était assez grand pour savoir quoi dire à son supérieur.

L'auberge était antique, mais magnifique. Une belle maison à colombage. Les pièces étaient bien chauffées, on avait bassiné les lits, préparé les chambres et dans les cheminées des feux crépitaient avec force.

Valjean attendit impatiemment Javert. Il n'arrivait même plus à lire son chapelet, ni sa Bible. Il angoissait trop.

Javert apparut enfin, fatigué. Le voyage se poursuivait le lendemain pour encore deux jours. Mais cette fois, les policiers de Beaune étaient remplacés par des policiers venus de Paris, en compagnie de l'inspecteur Canler et sous les ordres de la Sûreté. Ils étaient assez nombreux pour gérer la surveillance. Javert allait avoir le droit de se détendre enfin, laisser quelqu'un se charger de Lacenaire.

Bientôt, il pourrait le jeter aux pieds d'Allard et de Gisquet et retrouver son petit commissariat de Pontoise...

Et peut-être aussi Montparnasse...

Valjean l'attendait et le vit arriver avec un immense soulagement. Javert retira son chapeau, défit son col de cuir et prouva par ces deux gestes la fatigue immense qui le tenait. Non, il ne dormait pas assez.

Valjean mourrait d'envie de l'interroger mais après une séance avec Canler, Javert ne méritait pas un interrogatoire de la part de M. Madeleine.

« Une omelette Javert ?

- Du vin, surtout. »

Valjean sentit ses joues le brûler. Javert ne vit rien, il s'assit à table, concentré sur la nappe relativement propre.

« Mais tu vas manger ?

- Mais oui, dabe, répondit sèchement Javert. Je suis fatigué, c'est tout. »

Comme si cela ne se voyait pas. Valjean le contemplait, compatissant. Un serveur prit les commandes et on prépara les plats. De simples omelettes fourrées au fromage, du pain et du jambon, accompagnées de chou au lard. Javert allait réclamer du vin de sa voix de cogne lorsqu'un messager arriva de la part de la préfecture.

Javert soupira, las. Il allait devoir y retourner. Mais l'homme ne fit que déposer une bouteille de vin, un vin de Bourgogne rouge écarlate, sur la table. Cher.

« De qui cette privauté ?, demanda Javert, abasourdi.

- De la part de l'inspecteur Canler, répondit le livreur.

- Pourquoi diable ?

- Je ne sais pas, monsieur le commissaire. Il a dit que vous le méritiez c'est tout. »

Javert comprenait encore moins, il venait de se faire rabrouer par Canler concernant son attitude inacceptable et suicidaire, on lui avait conseillé de démissionner et de prendre des vacances indéfinies à la campagne et voilà que Canler lui offrait une bouteille de vin.

Valjean, lui, contemplait la bouteille et admirait ses couleurs de grenat brillant à la lumière...mais ce qu'il voyait c'était un inspecteur de police de quarante ans à peine qui le suppliait de le chasser de son poste pour avoir manqué à son devoir. Dix ans plus tard, Javert n'avait pas changé.

C'était un homme honorable à l'époque, il l'était toujours aujourd'hui. Il l'était déjà à Toulon.

Valjean saisit la bouteille avec respect et l'ouvrit en un tour de main.

« Un verre ?

- A ton avis ? Les cognes ont une réputation de pochard. Je dois entretenir la tradition.

- Javert... »

Ce fut une soirée tranquille et douce. On ne parla ni de Lacenaire, ni de l'affaire, ni de Paris, ni de Montreuil, ni de Toulon... On évoqua seulement la ville et ses magnifiques monuments, on compara avec Nantes... Une gentille conversation entre deux vieux amis avant de se séparer pour la nuit.

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