Routine
Une certaine routine commença à s'installer au 6 rue des Filles-du-Calvaire. Une routine où tout tournait autour du nourrisson. Il fallait nourrir Jean-Luc, le changer, le baigner, le promener, le surveiller. Valjean adorait la moindre de ces tâches. Son cœur de vieux forçat s'attendrissait en voyant vivre son petit-fils. Jeanne avait été enfin autorisée par son frère à quitter la maison et à rentrer chez elle. Cela la faisait rire de voir son impressionnant frère, son petit frère avec trois ans de moins qu'elle, son Jeannot se tenir au-dessus du berceau de Jean-Luc et veiller sur son repos.
« Tu étais déjà ainsi à Faverolles, souriait-elle, posant sa main si ridée sur l'épaule de Valjean.
- Oui, répondait Valjean, attendri. Je me souviens de Pierre. Il était si malingre, j'avais toujours peur que... »
Valjean n'osait pas continuer sa phrase, Faverolles était à la fois des doux souvenirs et des cauchemars éveillés.
« Ne t'inquiète pas autant ! Pierre mourrait de faim, mes enfants étaient malades de misère.
- J'aurai tellement voulu faire plus. »
Les doigts de Valjean tremblaient en touchant le berceau.
« Il y a si longtemps. Tu as fait ce que tu as pu. Regarde ton petit Jean. Il a l'air d'un ange.
- Personne ne lui fera de mal. »
Jean Valjean, l'élagueur de Faverolles. Non ! Personne n'oserait s'attaquer à son petit-fils. Foi de Jean-Le-Cric !
« Personne ne lui en fera ! Et il est bien nourri, bien soigné. Ta Cosette est une âme douce. J'aurai aimé rencontrer sa mère.
- Elle t'aurait sûrement aimée, ma Jeannette.
- Sûrement ! Allez repose-toi pépé. »
Cela fit rire les deux vieilles personnes. Un pépé et une mémé.
Une certaine routine qui faisait des nuits des moments difficiles. Jean-Luc ne dormait pas longtemps, c'était un enfant assez fragile en réalité, sujet à de fréquentes coliques. On se relayait pour calmer l'enfant et le faire dormir. Ses cris tenaient la maison en éveil, il fallait patienter des heures avant de pouvoir connaître un peu de calme.
Marius se chargeait de bercer l'enfant dans ses bras en fredonnant. Cosette lui faisait des tisanes de mélisse pour le soulager sur les conseils de sa tante Jeanne. Azelma lui chantait les berceuses qu'elle avait déjà chantées à son petit Gavroche. La grande tante faisait le tour des apothicaires à la recherche d'un remède miracle. Valjean utilisait ses larges bras pour promener l'enfant durant des heures dans les salons des Pontmercy, lui parlant doucement pour l'apaiser. Et M. Gillenormand faisait venir tous les médecins de Paris les uns après les autres pour visiter son arrière petit-fils.
Une certaine routine se mit en place avec le commissaire Javert également. Il n'y eut pas de dîner hebdomadaire mais les deux hommes trouvèrent quelques heures pour se voir de temps en temps. La procédure était toujours identique. Un message déposé rue des Filles-du-Calvaire avec une simple question : « Ce soir ? »
Il était convenu qu'en cas d'acceptation, Valjean n'avait même pas à répondre. Il allait rue de l'Homme-Armé, Toussaint l'accompagnait pour faire un peu de ménage et Mme Laforgue préparait un repas consistant.
Enfin, le soir tombait lorsque le commissaire arrivait enfin. Fatigué mais content de voir son ami.
Ils commençaient toujours par se serrer les mains avec force.
Une tendresse de lion, une amitié d'hommes.
« Ta semaine ? » ou « Ton mois ? »
C'était toujours par cette question que la soirée commençait. Et Javert souriait en répondant :
« Pas de nouveau chieur mais nous avons eu une drôle d'histoire. Figure-toi que... »
Et Javert racontait une anecdote. De sa magnifique voix grave, il ensorcelait Valjean. Puis le faisait rire. Invariablement.
Parfois le passé s'interposait. Encore.
« Sais-tu que Petit-Gervais est mort ?
- Comment le sais-tu ?
- Comme j'ai vu que tu t'intéressais autant aux ramoneurs à Montreuil et que je connaissais l'existence de Petit-Gervais, je l'ai recherché moi aussi.
- Comment est-il mort ?
- De maladie. Le mois dernier. Il avait quarante ans et était marié. Il vivait à Grenoble.
- Tu l'avais retrouvé ?
- Comment veux-tu que j'ai un dossier aussi complet que possible sur toi si je n'avais pas recherché toutes tes victimes ?! J'ai retrouvé Petit-Gervais pour le deuxième procès à Arras.
- On ne m'en a rien dit. Je ne l'ai jamais revu.
- Tu lui as laissé une image édifiante.
- Arrête Javert ! Ce ne sont pas de bons souvenirs.
- Il n'est pas mort, Valjean, il a survécu malgré la pièce que tu lui as volée. Sais-tu ce qui lui est arrivé ?
- Non. J'étais retourné à Digne prier devant la maison de Monseigneur Myriel.
- Il a ramoné toutes les cheminées du poste de police de Digne pour le compte du commissaire de la ville lorsqu'il est venu porter plainte contre toi. Et comme cela ne suffisait pas, le maire l'a embauché pour faire celles de la mairie. Il a gagné dix fois la pièce qu'il avait perdue. »
Cela eut le mérite de faire sourire Valjean. Au moins le petit Auvergnat n'était pas mort de faim quelque part dans la campagne par sa faute.
« Mais comment est-il arrivé à Digne ?
- A pied, comme toi mais de toute la force de ses petites jambes. »
Javert se mit à rire mais Valjean ne riait pas. Il se souvenait avec acuité du visage de ce pauvre garçon, effrayé par ce monstre de bagnard qu'était Jean-Le-Cric.
« Valjean ! As-tu vraiment fait partie d'une bande de brigands ? C'était une des accusations portées contre toi à Arras. Je n'ai jamais réussi à la prouver.
- Non, j'étais seul. Toujours. »
Une main se posa sur la sienne. Au tour de Javert d'essayer de l'apaiser par le toucher. Et un sourire amical. Javert apprenait le réconfort.
« Plus maintenant !
- Merci Javert !
- Il faut bien que quelqu'un surveille si le bagnard en toi dort encore.
- Javert... »
Et ils riaient, ne voyant pas la main de Valjean qui s'était posée lentement sur celle de Javert et leurs doigts s'entremêlant...ou ne voulant pas le voir...
Février, mars, avril, mai... Le temps passait. Javert revenait quelque fois, Jean-Luc grandissait, on avait atteint un certain équilibre.
Valjean remarqua seulement qu'un certain trouble agitait le policier. Il était préoccupé, absent et moins propice au rire. Il venait moins souvent et se poussait dans ses limites.
« Javert, tu vas bien ?
- Une enquête prenante, Valjean. T'occupes ! Sers-moi un glace ! »
Comme si cela pouvait suffire à apaiser Valjean.
Une certaine routine. Jusqu'au jour où tout bascula.
Un soir, on frappa à la porte des Pontmercy. C'était une heure indue, l'heure de dîner. On songea à M. Valjean, sa réputation d'homme charitable était connue dans le quartier maintenant et il arrivait que de pauvres âmes viennent quémander de l'aide.
Nicolette revint en annonçant le commissaire Javert.
On en fut à la fois surpris et heureux. On accueillit le grand homme avec impatience. Dés qu'il entra, Valjean vit que quelque chose n'allait pas.
Javert était trop pâle, concentré, le pli était marqué entre ses sourcils. Soucis ? Javert contempla la famille à table et se fustigea pour l'heure tardive...mais il n'avait pas trouvé le temps de venir avant...et il ne l'aurait plus le lendemain...
« Vous avez déjà dîné commissaire ?, lança le grand-père Gillenormand.
- Non, monsieur. Mais je ne faisais que passer. Je...
- Allons, commissaire ! Vous avez bien le temps pour une assiette de soupe ?
- Non, vraiment non. »
Valjean cette fois était inquiet. Javert regrettait amèrement d'être venu, il aurait du simplement envoyer une lettre. Mais il fallait qu'il vienne... Il en avait besoin...
« Bon, fit simplement M. Gillenormand, un peu vexé. Que pouvons-nous faire pour vous ?
- Je voudrais parler à Valjean. Je ne serais pas long ! »
Javert avait ajouté la dernière phrase sur un ton pressant, il se souvenait de la colère de Cosette de Pontmercy. Valjean se leva et s'excusa.
Les deux hommes quittèrent la salle à manger. Avant que Valjean ne puisse parler, Javert avait levé la main, autoritaire.
« Il y a un coin tranquille pour parler dans cette maison ?
- Ma chambre.
- Mène-moi ! »
Javert était déjà venu dans la chambre de Valjean. Mais il ne regarda pas autour de lui, il referma soigneusement derrière lui. Valjean était alarmé. Il s'approcha de Javert et posa sa main sur son épaule. Javert s'éloigna du toucher, farouche.
« Dieu ! Que se passe-t-il Javert ?
- Je suis envoyé en mission, Valjean.
- En mission ?
- Une mission d'infiltration.
- Je ne comprends pas. Une mission d'infiltration ?
- Je redeviens un mouchard pour quelques semaines...voire plus... »
Valjean ne comprenait toujours pas, puis il eut une illumination et devint blême.
« NON ! Tu es commissaire maintenant ! »
Javert eut un sourire triste.
« Je suis le plus qualifié pour cette mission.
- Merde ! Tu n'es pas qualifié, tu es un jobard, c'est tout.
- Il y a de ça aussi.
- Et ton poste de commissaire ?
- On a nommé un inspecteur pour me remplacer. »
Valjean ne savait pas quoi dire. Tout allait si bien, sa fille, son petit-fils...et Javert !
« Où es-tu envoyé ?
- Je reste à Paris. Je vais infiltrer un groupe d'agitateurs.
- Dieu ! Javert ! Non.
- Nous avons reçu des échos alarmants d'un possible attentat contre le roi. Des républicains.
- C'est peu comme information !
- C'est pour cela qu'on m'envoie à la chasse ! Cela ne sera pas mon premier groupe de révolutionnaires. »
Valjean frémit. La barricade de Saint-Merry, Javert mêlé au groupe de l'ABC...peut-être était -il sur leur piste depuis le départ ? En bon mouchard qu'il était !
Javert savait très bien à quoi pensait Valjean. La barricade Saint-Merry était un cuisant échec de l'espion-policier. Javert souhaita redorer son blason et apaiser son ami.
« Valjean, ce ne sera pas mon premier complot ! En 1832, je me suis occupé du complot « des Tours de Notre-Dame » J'admets que le jeune Considère était un imbécile mais j'ai suivi son action et je suis toujours là !
- Javert ! Je ne dis pas que tu es incompétent. Mais...
- Je me suis aussi chargé du complot de la « rue des Prouvaires ».
- Javert ! S'il-te-plaît !
- Merde Valjean ! En février 1832, des légitimistes voulaient s'en prendre au roi et à sa famille durant un bal. J'ai fait partie des policiers qui avaient infiltré le réseau ! »
Valjean se tut, laissant s'épancher Javert. L'homme en avait besoin manifestement.
« Je connais mon métier. Je ne suis pas un imbécile ! »
Valjean se décida à agir, il s'approcha rapidement de Javert et le saisit aux bras. Fortement. Obligeant le policier à le regarder dans les yeux.
« Je le sais Javert ! Bon Dieu ! Je ne discute pas ta compétence ! Je suis juste inquiet pour toi. Terriblement inquiet. »
Javert sentait les doigts de Valjean trembler contre sa peau, chauds malgré les couches de vêtements.
« Je serais prudent. .
- Javert ! Non, je t'en prie.
- Je le dois ! Gisquet a été formel !
- Pourquoi Javert ? C'est Gisquet qui te force à accepter cette mission ?
- Non, il ne me force pas, Valjean. Il me la propose.
- Refuse ! »
Javert secoua la tête et murmura :
« Tu sais Valjean, quand Gisquet m'a proposé d'espionner la barricade Saint-Merry, c'était un honneur.
- Un honneur ? T'envoyer à la mort ?
- Je l'avais déjà fait ! Comment penses-tu qu'un gitan né au bagne est devenu inspecteur de police de première classe ? Simplement en arrêtant des criminels ? Je suis un bon mouchard et je suis au service du préfet. Quel qu'il soit !
- Tu es commissaire de police maintenant ! »
Javert s'échappa de la poigne de Valjean. Il avait un sourire tordu.
« Je ne peux pas tout te dire, Valjean. Il y a d'autres facteurs à prendre en compte. Je suis en effet l'un des plus qualifiés pour mener cette mission. Et ce n'est pas de la prétention. »
Valjean se taisait, toujours choqué.
« Et maintenant ?
- Je disparais ce soir.
- Quand te reverrais-je ?
- Je ne sais pas Valjean. Je... je voulais juste te le dire... Je ne voulais pas que tu apprennes dans les journaux que... »
Javert leva les yeux sur Valjean, un peu affolé en fait.
« Que...
- Tu as intérêt à revenir le rabouin ! La question ne se pose même pas !
- Je reviendrais. Bien sûr que je reviendrais. Allez Valjean ! Je t'ai pris assez de temps ce soir ! Je te souhaite une bonne continuation ! »
Et Javert disparut de la chambre en un coup de vent. Valjean n'arriva même pas à le poursuivre.
Il était dévasté !
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