Révélations
Les heures passèrent, brumeuses et incertaines. Souvenirs de drogue, de bouillon, de caresses... L'amertume du laudanum au fond de la gorge...
Puis il y eut un nouveau réveil. Valjean se sentit mieux, plus conscient. La douleur était présente, toujours aussi forte, un poignard planté dans sa poitrine mais il avait connu tellement de douleurs dans sa vie.
Cosette était là. Toujours. Elle se chargea aussitôt de lui, l'aidant à se redresser contre les oreillers. Valjean se laissa manipuler, trop heureux de ces soins.
« Où suis-je ma douce ?
- Chez nous, chez toi, papa. Chez M. Gillenormand.
- Chez moi ? Mais ton mari...
- Marius et M. Gillenormand ont exigé que tu t'installes ici. Tes affaires sont là. Je me suis permis de tout faire apporter ici. Dans ta chambre.
- Ma chambre ? »
Valjean n'en revenait pas. Sa chambre ? Mais qu'est-ce que Javert avait bien pu raconter ? Il préféra ignorer le bonheur qui l'inondait, essayant de refréner la joie. La chute n'allait en être que plus dure.
« Mais qu'a dit le policier... ? »
Un tambourinement délicat l'empêcha de parler. Cosette se leva et vint ouvrir.
Valjean attendait Javert. Il fut surpris par l'homme, massif, qui entra, le sourire toujours aussi suffisant. Cosette était aux anges.
« Vous voilà, monsieur. Nous parlions de la police, justement.
- Je n'en doute pas, répondit Vidocq, très gentiment.
- Je vais vous faire apporter du thé.
- Du café, si vous aviez ?
- Bien sûr, monsieur. »
Un sourire, un rappel de ne pas trop se fatiguer et Cosette quitta la chambre. Vidocq prit un fauteuil et s'assit au chevet de Valjean.
« Tu as meilleure mine que la dernière fois que je t'ai vu. Une semaine à lutter contre le laudanum, belle performance, Valjean.
- Pas ce nom, opposa l'ancien forçat.
- Va falloir t'y faire ! Tiens ! Obtenu de haute lutte. »
Vidocq jeta sur le lit une enveloppe épaisse. Valjean l'ouvrit, fébrile, et une lettre officielle apparut. Une grâce pleine et entière au nom de Jean Valjean.
« Mais qu'est-ce que cela signifie ?
- Je croyais que t'avais appris à lire au bagne !
- Je sais lire ! Mais pourquoi suis-je gracié ?
- Disons que ton acte de bravoure lors de l'affaire de l'ogre de la Huchette a joué en ta faveur. Sauver une môme ! Sauver un de mes agents ! Tu as fait de la belle ouvrage Valjean.
- Comment va Javert ? »
Il n'avait pas pu s'en empêcher. Il devait savoir.
« Aucune idée. Je n'ai pas vu le rabouin depuis des jours.
- Comment cela ?
- Il est sur une affaire de contrebande. Parti dans la région de Marseille. Sous les ordres de Coco-Lacour. J'espère que la tante saura y faire avec lui.
- La tante ?
- Mon adjoint est un pédéraste. Je n'aime pas ça mais il faut avouer qu'il est efficace le bougre alors on oublie avec qui il couche.
- Et Javert est parti comme ça ?
- Il va bien grâce à toi. Je me suis battu pour que tu aies ta grâce. On l'a enfin accordée au regard de ton travail au sein de la Sûreté. Tu es libre. »
Ces mots faisaient tourner la tête de Valjean, à la recherche de son souffle. Vidocq s'approcha et le soutint, l'aidant à se recoucher.
« T'es si fragile Le-Cric ? »
Vidocq se releva lorsqu'il fut certain que Valjean se remettait de ses émotions. Il se sentait tellement fatigué, le chef de la Sûreté, le Mec. On voulait se débarrasser de lui. Gisquet, ce coquin qui trafiquait sur les ventes de fusils, voulait opérer une fusion entre la police municipale et la police de Sûreté. Un prétexte ! On avait été tellement certain du refus éhonté de Vidocq de courber l'échine devant une autre autorité que la sienne. Et Vidocq avait refusé en effet et brandi la menace de sa démission. On ne fit plus la fine bouche. On lui cherchait des crosses, on voulait de nouveau fermer la Sûreté. L'affaire de la Huchette était un semi-échec, une victoire à la Pyrrhus. Utiliser des enfants n'avait pas plu à tout le monde, les hypocrites ! On attendait de lui sa fameuse lettre de démission. Vidocq était ferré. Il savait que ce n'était qu'une question de jours.
« Comment s'est finie l'arrestation ?, demanda Valjean avec impatience.
- Après ta blessure, Javert a tiré en l'air pour appeler la police puis il s'est jeté sur l'ogre. Roussin a du retenir notre rabouin sinon il l'aurait massacré sur place. Puis Javert a utilisé le fiacre pour t'emporter loin des cognes. Subtilisation de preuves. La Rousse n'y a vu que du feu. »
Nouveau silence, Vidocq souriait, amusé, comme un gamin ayant fait une sale blague à un copain, Valjean attendait la suite.
« Leroux est arrivé après la bataille comme toujours et fut surpris de voir notre ogre, inconscient et menotté avec le seul Roussin à ses côtés. Puis en cellule l'ogre. La gosse est retournée chez les gitans, après un petit interrogatoire de pacotille.
- Et le gamin aveugle ?
- Quel gamin aveugle ?
- Personne ne s'est occupé de lui ? »
Valjean s'échauffait et Vidocq ne voyait vraiment pas de quoi parlait le vieux forçat.
« Je sais foutrement pas ce que tu m'ergotes Le-Cric. Bon, pour terminer notre affaire. Toi, tu es parti rue des Filles-du-Calvaire. C'est la dernière chose que Javert voulait faire ce soir-là. Il ne voulait pas qu'un carabin un peu trop curieux découvre tes cicatrices.
- Mais alors c'est bien Javert qui m'a ramené ici ?
- Oui, monsieur le maire. Je ne suis arrivé chez ta baronne de fille qu'une heure après lui. Le rabouin était déjà parti, il n'est même pas entré dans la maison. Il n'a vu que la bonne. Je n'ai pas très bien saisi pourquoi mais je crois qu'il était blessé lui aussi. Pour ne pas changer. Enfin, le médecin était encore là et j'ai pu parler à ton gendre. Apaiser les esprits.
- Je suis toujours un forçat évadé... Je dois quitter cette maison...
- Après que j'ai raconté l'histoire de Jean Valjean et de M. Madeleine à ton gendre ? Tu vas me faire le plaisir de rester dans ton pieu. Pense à ta grâce, cela te remontera. »
Un fin sourire, un peu suffisant. Valjean songeait à la Sûreté, à Javert et ne put s'empêcher de parler :
« Javert a mérité de se faire casser la gueule, j'étais moi-même à deux doigts de le faire cette nuit-là, avoua froidement l'ancien forçat.
- Tiens donc !? Et pourquoi cela ?
- Utiliser un enfant ! Je n'aurais jamais cru cela de lui. Et si l'enfant avait été tué ? »
Valjean était toujours en colère contre Javert. Maudit soit l'homme et son insensibilité !
« Javert ne sait rien de rien ! Il ne comprend pas ce que c'est de perdre un être cher ! »
Vidocq regardait Jean Valjean avec tristesse. Cela surprit l'ancien forçat.
« Quoi ?
- Javert a été marié tu sais. »
Ce fut une révélation pour Valjean. Il en tomba des nues.
« Marié ? Mais quand ?
- Cela remonte à six ans, ou cinq. Je n'ai pas tenu le compte des jours.
- Et aujourd'hui ?
- Sa femme est morte après deux ans de mariage à peine.
- Seigneur !
- En compagnie de leur fils.
- Son fils ? Mais comment sont-ils morts ?
- Assassinés. »
Un silence lourd s'installa. On entendait la voix de Cosette discuter avec Marius dans l'escalier.
« Je l'ignorais, » murmura Valjean.
« Ou plutôt je croyais que c'était un mensonge, » poursuivit Valjean in petto. Javert a eu un mômignard assassiné, suriné. Le policier n'avait pas menti, il avait simplement énoncé une vérité en sachant que personne ne le croirait.
« Il ne vit que pour son métier maintenant. Avant il était téméraire, aujourd'hui il est imprudent. Certains diraient suicidaire. Je fais partie de ceux-là. Son coup de bluff Maison Gorbeau était une absurdité. Et si l'arme n'avait pas raté ?
- Je l'ignorais, répéta Valjean.
- Cela ne m'étonne pas qu'il se soit porté volontaire pour aller aux barricades. Il espérait y mourir.
- Volontaire ? Je croyais que tous les policiers devaient y participer.
- Non ! Dieu merci ! Seuls les volontaires sont envoyés sur le front. Javert s'est porté volontaire pour aller à la barricade de Saint-Merry. Je lui en ai collé une quand je l'ai appris. Avec sa gueule de gitan et ses côtelettes, comment il espérait s'en sortir indemne ?
- Il est venu de son plein gré...
- Pour se faire tuer dans l'exercice de ses fonctions. Dignement. Et il a fallu que tu le sauves ! Je comprends la Seine en fait. Il ne lui restait plus que cela. »
Vidocq s'était levé et arpentait la chambre de Valjean, la meublant de sa présence formidable.
« Et il a aussi raté son suicide. Javert doit se croire maudit ! Maintenant, tu comprends pourquoi il utilise rarement son feu ? Il l'utilise lorsqu'il doit sauver des collègues, protéger quelqu'un mais s'il s'agit de lui et de sa propre vie. Baste ! C'est sans importance ! Et tu l'as encore sauvé cette nuit-là ! »
Vidocq se mit à rire mais ce n'était pas joyeux.
« Dés le lendemain, Javert me demandait de l'envoyer à Marseille le temps de chasser le contrebandier. Il veut s'éloigner de Paris quelques temps. Ce ne sera pas la première fois. Mais j'ai Coco-Lacour qui va le surveiller. »
Puis Vidocq perdit son sourire et devint dur et mauvais.
« Quant à utiliser l'enfant, ce n'est pas une idée de Javert, mais un ordre venu d'en haut.
- Venu de qui ?
- De moi, Valjean ! J'ai offert de la thune aux gitans pour l'utilisation d'un de leurs mômes. Une femme a accepté, elle connaissait déjà Javert. Pourquoi crois-tu que Javert s'est permis de s'oublier dans mon bureau ? Si obéissant qu'il est, le vieux chien a encore de la gueule. La seule concession qu'il m'a arrachée fut que la gosse n'aille pas jusqu'au bout de la route. Si cela n'avait tenu qu'à moi, on aurait suivi le gonze jusqu'au bout du voyage. Histoire d'avoir un flagrant délit. Et de trouver les complices, si complices il y avait.
- Tu es un salopard, Vidocq.
- Je sais Le-Cric mais les affaires sont les affaires ! Et tu vois ? Ça paye ! L'ogre est sous les verrous, on a retrouvé les cochers qui l'ont transporté dans Paris, on sait qu'il n'y a pas de complices. De la belle ouvrage je te l'ai dit ! »
Les voix se rapprochaient et la porte s'ouvrit, arrêtant la conversation à la grande joie de Valjean. Cosette et Marius entrèrent, la baronne portait un plateau couvert de tasses et de petits gâteaux. Vidocq se précipita à son aide, jouant les amis intentionnés.
« Merci, madame la baronne.
- Je vous en prie, appelez-moi Cosette.
- Je n'oserais madame mais c'est très gentil de le proposer.
- Tout va bien, monsieur Vidocq ?, demanda Marius, la voix un peu angoissée.
- Tout va pour le mieux. La lettre est arrivée, tout est réglé. »
Un soupir de soulagement et Marius s'assit sur une chaise. Tellement rassuré. Le père de sa femme, ce forçat nommé Jean Valjean n'était plus recherché et sa fortune était bien la sienne. M. Valjean n'avait été qu'un simple voleur de pain et M. Madeleine n'avait été que l'un de ses alias. Le maire de la ville de Montreuil-sur-Mer. Voilà ce que le fameux chef de la Sûreté, Eugène-François Vidocq avait raconté à Marius de Pontmercy. Valjean était sous sa protection, libre et gracié. Dieu en soit remercié !
Marius était si content ! M. Fauchelevent avait été un si brave homme et Cosette avait vécu ces derniers mois sans son père dans une si triste mélancolie. Tout allait pour le mieux.
Il ne restait qu'une ombre à ce tableau idyllique, une ombre dont Marius de Pontmercy ne pouvait pas parler sans risquer lui-même d'être arrêté. La mort de l'inspecteur Javert à la barricade. N'avait-il pas vu M. Fauchelevent entraîner l'espion entravé par la martingale dans une ruelle pour froidement l'assassiner ? Jean Valjean était un simple voleur, très bien, mais aux yeux de Marius, il restait encore un meurtrier.
Mais pour l'acte de bravoure de son beau-père ayant risqué sa vie pour sauver un enfant, pour le bien-être de sa femme, pour un vieil homme gracié au déclin de sa vie, Marius de Pontmercy accepta de fermer les yeux et de pardonner. Que personne jamais n'en fasse mention ! Même si cela signifiait trahir la mémoire de ce policier courageux qu'était l'inspecteur Javert.
Cosette ne comprenait pas ce qui se passait mais en bonne fille et en bonne épouse, elle se tut. Il y a une semaine, son père s'appelait M. Jean et n'était plus son père, aujourd'hui, M. Jean était redevenu son père et on acceptait sa présence dans ces lieux. Cosette sentait que beaucoup de choses lui échappaient et elle se promit d'user de toutes les ruses féminines pour les soutirer à son mari et à son père.
Puis le chef de la Sûreté, M. Vidocq, un homme si impressionnant, but son café et tint une conversation insignifiante. Le temps, le froid qui s'installait, novembre qui se faisait si pluvieux... Un véritable homme du monde, pensa Valjean, déconcerté par ce forçat, évadé comme lui, rattrapé comme lui et devenu un homme si important aujourd'hui. Et en même temps, un salopard doublé d'un arriviste prêt à tout pour réussir. Un bon policier. Un scélérat. Une énigme. Puis Vidocq se leva et fit ses salutations.
Cosette, toujours polie, demanda au policier quand il reviendrait rendre visite à son père. Vidocq sourit et lança, amusé :
« Je le considérerais, madame la baronne. »
Puis Valjean se retrouva seul avec ses pensées. Malgré la présence de Marius et surtout de Cosette, malgré l'amour inconditionnel de sa fille et ses soins empressés, Valjean ne pouvait pas s'empêcher de penser à l'inspecteur Javert.
Un de ses dossiers étaient clos... Ne restait que Patron-Minette...
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