Ras-le-bol
Le lendemain, un message le convoquait au siège de la Sûreté, Valjean l'ignora. Il resta toute la journée dans son appartement, assis sur une chaise, les yeux sur les chandeliers, refusant la nourriture que lui proposait sa logeuse. Lui fermant la porte au nez et la fermant à clé. Ce fut pareil le lendemain. Un autre message, plus impératif, un autre refus d'obtempérer. Valjean ne se leva même pas de son lit.
Le soir de ce jour, on tambourina à la porte avec impatience, malgré les cris outragés de la logeuse. Puis une voix se mit à hurler, pleine de ressentiment :
« Allez la tapissière, arrête de battre du tambour si fort et va t'occuper de ta tambouille !
- Mon Dieu ! Mais c'est une honte !
- Mais oui, ma toute-belle ! File donc, je vais causer avec M. Fauchelevent. »
Et la logeuse disparut dans le couloir, répétant à l'envie « c'est une honte, une honte... »
Puis un nouveau tambourinement forcené retentit suivi de la tentative d'ouvrir la porte en tournant la poignée. Fermée à clé. On ricana à l'extérieur :
« T'es sérieux Valjean ? »
Enfin, un bruit fut perceptible dans la serrure. Valjean se laissa retomber sur l'oreiller, indifférent. Puis la porte s'ouvrit, on avait forcé la serrure sans aucun problème. Javert apparut, le visage courroucé et les yeux brillants de mille feux. Sauvages ! On reconnaissait tout à coup l'inspecteur Javert. Il gela un instant en voyant l'ancien forçat aussi affaibli.
Manifestement, il ne lui était pas venu à l'esprit qu'il n'était pas le seul à souffrir dans cette histoire. La colère reflua et l'éclat se ternit dans le regard.
« Elle a un nom ta tapissière ?
- Mme Laforgue.
- On va faire amende honorable alors. »
Javert recula sur le palier et cria d'une voix de stentor, perceptible dans toute la maison.
« Mme Laforgue ! Du fricot pour deux je vous prie. Et du vin ! »
Et la porte que Javert claqua termina joliment l'apostrophe. Valjean soupira, désolé pour sa logeuse, une gentille femme, si serviable. Mais il ne dit rien, il n'avait aucune envie de parler avec quelqu'un, encore moins avec Javert. Ce dernier s'approcha et saisit d'autorité une chaise pour s'asseoir au chevet de Valjean. Il resta silencieux, examinant le vieil homme couché, un peu trop pâle mais sans plus. Puis cédant à une impulsion, il posa sa main sur le front de Valjean, à la recherche de la fièvre. Enfin, il saisit la main de Valjean pour prendre le pouls. Rapide mais sans plus. Javert le relâcha, un peu perplexe. Valjean semblait fatigué, mais sans plus. Sans plus ! Qu'avait-il donc ?
« J'attends !, fit-il simplement.
- Laissez-moi en paix Javert !
- Ça, il fallait vous en charger il y a cinq mois si vous désiriez vraiment la paix. Nous avions un accord.
- Je m'en fous de ce pardon.
- Vraiment ? »
Valjean ne dit plus rien. Il se tourna le visage contre le mur, loin de Javert. Mais le policier n'était pas Valjean, il n'avait pas la patience des anges et la propension au martyr. Il sentait la colère bouillonner à nouveau en lui. Il se leva et allait se remettre à hurler lorsqu'on frappa à la porte, timidement.
La logeuse apparut, un plateau dans les bras. Javert se précipita pour l'aider, un peu brutal peut-être mais serviable, comme toujours.
« Comment va M. Fauchelevent ?, demanda-t-elle avec inquiétude.
- Il ira mieux quand il aura mangé et bu.
- C'est que M. Fauchelevent est bien têtu monsieur. Il refuse de manger depuis deux jours. Je suis heureuse de le voir enfin manger. Même si... même si...
- Même si c'est un homme malpoli qui s'en charge ?, fit Javert, amusé.
- Je vais bien, » commença Valjean, en se retournant sur le dos, luttant pour se redresser contre l'oreiller, surpris de sa faiblesse.
Mais on l'ignora superbement. La logeuse, malgré l'impolitesse dont elle venait d'être la victime, avait compris que cet homme grossier était venu aider M. Fauchelevent et c'était bien le seul à le faire. Elle en était tellement soulagée.
« Il est si seul, monsieur. Sa fille ne vient plus le voir et cela travaille le pauvre monsieur. Il l'a ratée il y a deux jours. Il...
- Mme Laforgue, coupa gentiment Valjean. Je vous remercie de vos soins.
- Je vais m'occuper de lui, madame. Vous pouvez me faire confiance, il mangera. De gré ou de force ! »
Le sourire carnassier de Javert, si laid, alarma la malheureuse qui partit sans demander son reste.
« Javert ! Vous avez effrayé cette femme !
- De gré ou de force ? »
Comme Valjean ne répondait pas, Javert retira son manteau, déposa ses gants sur la table de chevet puis remonta ses manches avec soin. Puis d'une voix impersonnelle, comme s'il faisait un rapport à son supérieur, Javert commença à parler :
« A Toulon, lorsqu'un prisonnier ne veut pas manger, il n'y a qu'une solution pour le forcer à le faire. Ce n'est pas une solution très ragoutante, elle finit par la vomissure mais il y a toujours une partie qui va dans l'estomac du forçat. Et puis il suffit de quelques repas appliqués de la sorte pour que le forçat accepte enfin de se nourrir seul. »
Javert approcha le bol rempli de soupe épaisse, avec des morceaux de lard bien gras.
« Tu t'en souviens peut-être 24601 ?
- Je t'ai demandé de ne pas m'appeler ainsi !, gronda Valjean.
- Il me faut juste mes menottes et un entonnoir. Je suis sûr que ta logeuse en a bien un à me prêter, ou alors je le fais à la cuillère mais cela risque d'être plus long et douloureux. Qu'en dis-tu ? De gré ou de force ?
- Pourquoi cela t'inquiète tellement Javert ? Ce qui m'arrive. En quoi cela t'intéresse ?
- Mange Valjean, nous parlerons quand tu auras retrouvé tes esprits et que je saurais pourquoi tu m'as fait faux-bond de cette manière !
- Je t'ai fait faux-bond ?
- La petite Dolorès ! Tu t'en souviens ou tu t'en fous aussi ?
- Je ne suis pas policier...
- Cela tombe bien, moi aussi. Je ne le suis plus depuis le 7 juin 1832, à une heure du matin.
- Pourquoi Javert ?
- Tu manges ?
- Je mange.
- A la bonne heure ! »
Valjean reçut le bol des mains de Javert. Il se concentra sur le fait de manger et de tenir son bol pour ne pas donner la satisfaction à Javert de le voir affaibli... Il oubliait juste que les phalanges de ses doigts étaient devenues si blanches à cause de la crispation que le policier l'avait bien compris. Puis, quand il fut certain que Valjean mangeait enfin, Javert l'imita et prit un bol à son tour.
« Pas mauvais. Ta logeuse sait y faire. Lorsque j'étais rue des Vertus, ma tapissière ne savait cuisiner que la poule au pot. Je crois que je n'ai jamais mangé autant de poule qu'à cette époque. Et pourtant je ne suis pas difficile. Mais c'était la seule chose comestible qu'elle savait faire. Je devais souvent me débrouiller.
- Tu sais cuisiner ?
- Oui, mon prince. Mais je n'ai pas de temps à perdre à ces bêtises. »
L'idée que l'inspecteur Javert savait cuisiner rendit de nouveau Valjean stupide. Gelé par la surprise.
« Quoi ? Tu ne sais pas cuisiner ?
- J'ai toujours eu quelqu'un qui cuisinait pour moi...
- M. Madeleine et son pain noir ! M. Madeleine et ses assiettes en étain ! J'en ai assez entendu sur la modestie de M. Madeleine ! Il avait une gouvernante pour se charger de son linge, de son ménage et de sa nourriture. Pauvre M. Madeleine !
- Javert...
- Baste ! Je ne te critique pas ! Tu as bien eu le droit à un peu de plaisir après Toulon. Je l'ai compris aujourd'hui. Mais te cacher sous les habits d'un bourgeois et d'un maire. C'est ça que je ne supportais pas. Et tous ces gens qui t'encensaient...
- Tu étais jaloux ?
- Jaloux ? »
Javert se tut, figé, comme si l'idée le frappait tout à coup. Jaloux, lui ?
« Je n'en sais rien, admit-il. Je ne voulais juste pas être ta dupe. C'est tout. Et je te haïssais d'être ce que tu étais.
- Un forçat ?
- Un forçat caché sous les habits d'un bourgeois ! Merde Valjean ! J'ai du plier l'échine devant toi pendant cinq ans ! Si encore, tu t'étais caché parmi des paysans ou des ouvriers...
- Des voleurs ? »
Un homme comme toi ne change jamais.
La colère faisait briller les yeux de Javert, les rendant plus vivants que jamais. Peut-être qu'en fait, Javert était comme Valjean, il n'était vivant qu'en présence de Valjean. Le chasseur et sa proie.
Le policier eut son vilain sourire.
« J'admets que ce n'était pas une perspective d'avenir réjouissante.
- Tu sais Javert, ton dossier sur moi est incomplet.
- Plaît-il ? Aurai-je raté une étape de ta vie ?
- Lorsque je suis sorti de Toulon, j'ai essayé de trouver du travail. J'ai essayé d'être honnête. Je le jure devant Dieu ! On m'a jeté comme un chien, on m'a payé moins cher que les autres alors que je faisais le double de travail, on a même refusé de me donner du pain. Du pain Javert ! A cause de ce maudit passeport jaune. En fait, s'il n'y avait pas eu Monseigneur Myriel, je crois que j'aurai répondu à tes attentes.
- Qu'aurais-tu fait ? »
La douceur de la voix les étonna tous les deux. La colère avait disparu laissant la place à autre chose. De la compassion ?
« Je crois que j'aurai volé...peut-être même tué. J'ai menacé Monseigneur Myriel de le faire... Et il m'a accueilli. Et je l'ai volé. Je suis un misérable. »
Le bol menaçait de tomber, Javert le saisit et le posa sur la table. Valjean s'était caché le visage dans les mains et pleurait. Amèrement. Javert le regardait, ne sachant trop quoi faire. Il ne savait pas comment apaiser quelqu'un, il ne l'avait jamais fait avant...ou si mal... Il vit le vin apporté par la logeuse et, comme à son habitude, il servit un verre.
Puis il s'assit sur le lit, auprès de Valjean et le lui tendit.
« Bois Valjean. Je ne crois pas que le vieux bonhomme t'en veuille encore. Et ce vol n'est pas noté dans ton dossier puisque c'était un don, n'oublie pas ! J'ai recensé tous tes vols, tu n'as jamais été bon à ça. Un peu comme pour les évasions en fait.
- Javert... »
Des rires au-milieu des sanglots. Valjean était si mal et Javert se sentait impuissant comme rarement dans sa vie. Il n'aimait pas les larmes, il évitait toujours les proches des victimes d'un crime. A la préfecture, on lui avait même interdit de parler avec elles à une époque. Il était trop dur, trop brute, trop insensible.
Là Valjean était si proche de Javert que Javert se décida à faire un pas en avant. Il ouvrit les bras et prit Valjean contre lui. Ignorant son corps hurlant contre le contact. Puis il glissa ses mains dans le dos et le maintint ainsi quelques minutes en silence. Les sanglots redoublèrent et Javert commençait à s'affoler. Il avait fait une erreur. Il voulut s'éloigner pour laisser plus d'espace à Valjean mais le forçat usa de sa force pour le retenir. Consterné, l'inspecteur attendit que la tempête se calme. Il n'apprécia pas de sentir les mains se serrer dans sa chemise et tirer sur le tissu.
Enfin, les pleurs se tarirent, les muscles se relâchèrent et Valjean se détendit. Javert le repoussa doucement sur le lit.
« Maintenant tu vas dormir, murmura le policier. Nous parlerons demain.
- Javert ! Attends ! Je dois savoir quelque chose. Je dois...
- Que veux-tu savoir Fleur-de-Bagne ?
- Est-on des amis ? Ou alors tu me hais toujours ? Je ne sais pas quoi penser de toi.
- Des amis ? Le désirerais-tu Valjean ?
- Oui, cela me plairait bien... Mais Vidocq m'a dit que tu me hais.
- Vidocq n'a pas tort. Je hais M. Madeleine.
- Et Jean Valjean ?
- J'apprends à le connaître. Je le trouve exaspérant...mais je ne le hais pas. Je serais honoré de l'appeler mon ami. Maintenant dors ! »
Le policier se recula puis s'habilla. Veste, manteau, gants, chapeau, canne.
« Javert ?
- Mmmh ?
- Merci.
- Repose-toi bien ma petite Fleur-de-Bagne, demain je t'emmène sur les traces d'un ogre. »
Et Javert quitta la demeure de Valjean. Il s'excusa auprès de la logeuse de son comportement désagréable avant de partir. Il ne voulait pas envenimer la situation de Jean Valjean.
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