Javert le mouchard
Le matin fut étrange. Valjean se réveilla doucement, surpris par les lieux. Aussitôt l'ancien forçat en rupture de ban s'affola...avant de se raisonner. Il était libre, il ne risquait rien, il était gracié, il ne risquait rien, il s'appelait Jean Valjean, il ne risquait RIEN !
Et puis Valjean le vit et retint sa respiration.
Javert se tenait torse nu devant un petit miroir, le plus près possible de la lumière du jour et se rasait, une bassine de zinc remplie d'eau devant lui. A en juger par la vapeur qui en sortait, c'était de l'eau chaude. Valjean contemplait les gestes précis du policier, un rasoir dans la main, raclant sa joue.
Les muscles du dos étaient crispés par le mouvement. On voyait les cicatrices à la lumière, Valjean aperçut la marque du coup de couteau dans l'épaule, datant de quelques mois maintenant. L'inspecteur Javert cherchant à mourir dans les rues de Paris.
Puis Javert défit son ruban et ses cheveux dénoués glissèrent sur ses épaules, descendant dans le dos, une vague de vif-argent étincelante. Javert passa une brosse dans sa chevelure, tirant et pestant contre les nœuds. Il avait dormi les cheveux attachés.
Valjean devait se faire violence, il mourrait d'envie de se lever et de saisir la brosse. Javert n'était pas doux, il arrachait, abîmait. Valjean aurait fait cela avec douceur, il se souvenait des longs cheveux de Cosette et du bonheur de caresser sa chevelure. Javert avait-il des cheveux aussi soyeux ?
Puis Javert continua ses ablutions et Valjean ferma les yeux, conscient de son indiscrétion. Il entendait le bruit de l'eau puis le bruissement d'un tissu le fit regarder à nouveau. Et il fut choqué.
Javert était face à lui maintenant, s'essuyant avec une serviette, et pour la première fois Valjean vit les blessures que Javert avait reçues ce jour maudit.
Il y avait une large entaille, une cicatrice encore rouge, qui défigurait sa poitrine, sur le flanc, un autre coup de couteau... Le torse était moins maigre qu'il y avait quelques mois, Javert avait repris du poids mais ses multiples balafres prouvaient à elles seules à quel point il était passé tout près de la mort...
« Pourquoi ?, » murmura Valjean.
Javert tressaillit et regarda son compagnon encore couché au-milieu des couvertures.
« J'aime être propre, répondit-il en souriant. Tous les cognes ne sont pas des dégueulasses.
- Je ne dis pas cela pour ça ! »
Javert enfila sa chemise et commença à la boutonner, cherchant pensivement une réponse à formuler.
« Les barricades, la Seine... J'ai du mal à comprendre..., ajouta Valjean.
- Imagine un instant Valjean ! Imagine que tu joues dans une pièce de théâtre. Tu sais ton rôle sur le bout des doigts, tu le sais parfaitement et tu le joues bien. Tu le joues pendant des années. Et puis un jour, tu découvres que ton rôle est biaisé. Tu pensais être le héros de l'histoire et tu n'en étais que le méchant. L'ignoble.
- Javert, tu n'étais pas le méchant !
- Nous avons déjà eu cette discussion, souffla Javert, blasé. J'ai fait une erreur avec toi, j'en ai fait une autre avec Fantine. Combien d'autres erreurs ai-je faites ?
- C'est pour cela que tu...
- Ça et d'autres raisons...
- Tu n'as fait que ton devoir, Javert. Toujours. Il n'y a rien d'autre à en dire.
- Mon devoir ?! »
Un rire mauvais. Javert avait terminé de s'habiller et prêt à partir, il s'empara de son sac. Ce fut d'une voix sourde qu'il s'écria :
« J'en viens à me demander en quoi consiste exactement mon devoir... »
Et Javert quitta la chambre.
Valjean resta quelques temps à méditer, puis il se leva à son tour et se prépara. L'eau était encore bien chaude, ce fut un bonheur de se laver, de s'habiller de frais. C'était les dernières heures de voyage, ils arrivaient à Beaune dans la matinée. Clore cette affaire qui durait depuis trop longtemps. Et qui les obligeait à se côtoyer de trop près.
Beaune était une jolie petite ville avec plusieurs bâtiments remarquables, dont les fameux hospices, bien entendu ou le parlement. Mais si Valjean aurait apprécié une petite visite de la ville, Javert était aveugle aux beautés urbaines.
Tout d'abord, méthodiques, les deux hommes prirent une chambre dans une auberge de qualité moindre. Et Valjean se retrouva bientôt avec Javert dans un café, bien achalandé, avec vue sur une place, petite mais jolie.
Valjean regardait partout, content d'être là en fait, à faire du tourisme. La neige tombait doucement, blanchissant les rues, noyant les bruits de la ville... Et Javert était aux aguets. Le mouchard avait glissé ses cheveux dans une casquette, ses favoris avaient été soigneusement taillés, changeant son expression en quelque chose de moins farouche. Plus humain.
Et les deux hommes restèrent longtemps assis à ce café, près d'une fenêtre, attentifs au mouvement.
« Il y a foule aujourd'hui, » leur lança le cafetier, un peu surpris par ces deux clients si peu loquaces.
Javert sentit le danger et se força à sourire, aimablement.
« Nous sommes des commis de Paris.
- Des commis ?
- Envoyés pour recouvrir une créance. L'homme a fait faux bond à notre patron. Le daron aimerait retrouver son dû. Vous devez connaître ?
- Je connais. Les mauvais payeurs sont une plaie. Pourquoi pas les railles ?
- Pour avoir à graisser des pattes ? Non, le daron nous a envoyés et l'homme va se montrer arrangeant.
- On le connaît peut-être votre paroissien ?
- Il est de Paris... Mais il a un cousin dans la ville... Je ne sais pas... »
Javert contemplait l'aubergiste avec suspicion. L'homme souriait se voulant apaisant.
« On lui dira rien à votre type, les mauvais payeurs mériteraient la Veuve !
- Bien parlé le mastroquet ! »
Javert avait un beau sourire, réjoui. Complice.
« Deux pintes et une assiette de cochon et on pourrait causer. »
Valjean ne disait rien, observant le mouchard jouer son rôle et évoquer avec le patron la vie d'un commis à Paris. « Les mauvaises affaires, le blocus de l'Empereur avait fait du tort au commerce et les caves avaient moins de moyens. D'où l'insistance du patron de recouvrer son argent. Une lettre de créance non payée. On aurait pu passer outre mais la somme était outrageante. » Javert parlait, parlait, parlait et les verres se succédaient aux verres, maintenant l'aubergiste était assis à leurs côtés, opinant du chef. Oui, il avait les mêmes difficultés, la vie était une chienlit ! Et les taxes qui ne faisaient que grimper ! Vache de gouvernement ! Tenir un café par ces temps était une gageure !
On discutait, on se frappait dans le dos, on devenait pote ! Javert sortit tout à coup un jeu de cartes de sa poche et proposa, tout sourire.
« Un piquet ?
- Je suis de service, opposa faiblement le patron.
- T'a pas une servante ?
- Ma femme, mais elle aime pas me voir jouer.
- Elle porte la culotte ? Tu sembles pas du genre, pourtant. »
Et, piqué, le patron accepta de jouer.
D'autres clients s'ajoutèrent à la table. On passa l'après-midi à jouer. Des paris furent pris. Javert perdit quelques fois mais il gagnait aussi régulièrement. Valjean était prudent et jouait sans prise de risque inutile. On riait.
On appelait Javert, Jacques avec amitié...parfois le gitan... Javert tolérait ces privautés avec une patience d'ange.
Et la journée se finit par un nouveau déjeuner pris dans cet estaminet. La patronne prépara des assiettes d'omelettes avec du pain, le patron offrit la tournée d'eau d'affe. On joua encore, avec d'autre clients. Valjean sentait sa tête tourner aussi, sous le coup de l'alcool. On se mit à chanter, des chansons à boire, des paillardes à faire frémir le premier cogne venu. Et Javert joignit sa voix au concert. Sa belle voix profonde, grave et puissante.
On apprécia, on chanta plus fort.
Valjean était estomaqué. Puis Javert se mit tout à coup à chanter une chanson de voleur, profitant de sa voix majestueuse pour jouer sur le registre solennel...totalement hors de propos, cela faisait ressortir tout le sel de la chanson.
Ce fameux Allard entra,
Sa brigade l'entoura ;
Tous scélérats,
Voyez ces agents,
Ils livreraient leur père
Pour un peu d'argent.
La chaîne tout entière
Ne fait qu'un cri :
Ah! ah! à la chianlit,
À la chianlit.
Allard dit à un voleur,
« Je suis un homme d'honneur »,
C'est un menteur.
On lui a prouvé
Que l'un de ses deux frères,
Depuis peu d'années
Est sorti des galères,
Il en rougit.
Ah! ah! à la chianlit,
À la chianlit.
Les agents vont dès l'matin
Chez un tailleur peu malin,
Louer un frusquin.
Voyez ces friquets
En habit du dimanche,
Ce gueux d'Hutinet,
Et ce gouèpeur de Lange
En vieil habit.
Ah! ah! à la chianlit,
À la chianlit. »
[Hutinet et Lange sont deux ex-réclusionnaires et galériens, servant d'indicateurs dans la police de Sûreté.]
Javert s'arrêta là, vaincu par ses poumons et le manque de souffle. Il dut respirer longtemps à grandes goulées. On l'applaudit avec force.
« Tu as une belle voix, le pilier de boutanche, lança quelqu'un.
- J'étais enfant de chœur, cela aide.
- T'as pas une gueule à jouer les enfants de chœur...
- On m'y a forcé qu'est-ce que tu crois ? A coup de torgnoles. »
Nouveaux rires. Puis l'auberge se vida, il fallait aussi partir. La nuit avait vieilli. Bientôt, il ne resta que Javert et Valjean. Le patron, suffisamment apprivoisé, se tourna vers Javert, les yeux brouillés par l'alcool.
« Tu cherches qui alors ?
- Jacob Levi.
- Un frisé ?
- Un escroc.
- J'aime pas les frisés. Que veux-tu savoir ?
- Où il crèche pour discuter un peu le bout de gras.
- Je vais me renseigner. Tu pourras revenir ici quand tu veux, je te mettrais au parfum.
- Ne te dérange pas pour mésigue ! Je veux juste un point de chute et ta piolle est bien placée.
- N'hésite pas à demander de l'aide. J'ai aussi des amis.
- Je suis venu accompagné. Mon monant est un fort en thème.
- Pas de souci, je te garde la place près de la fenêtre. »
On se salua enfin, comme de vieux amis, et on rejoignit l'auberge. Quelques rues plus loin, Javert abandonna tout à coup Valjean pour disparaître dans une ruelle. Le forçat reconnut immédiatement les bruits caractéristiques d'une personne vomissant tripes et boyaux.
« Javert, tu vas bien ?, lança Valjean, le plus discrètement possible.
- Son picton est pas chenu, je préfère me vider l'atout. Dieu, on devrait poisser tous ces vendeurs de jus de pisse. »
Valjean se sentit sourire, amusé tandis que Javert réapparaissait, pâle et s'essuyant la bouche avec ardeur.
« Au moins une chérance avec du Clos de Vougeot, cela vous taquine l'atout avec une douceur de pucelle.
- Javert... Tu causes vraiment comme un fagot, tu sais ? Tu devrais te surveiller.
- Toulabre m'a marqué. Je savais me tenir à Montreuil, aujourd'hui je m'en fous. Tu m'excuseras, ce soir j'ai pas l'esprit à me contenir.
- Allons dormir. »
Et ils allèrent se coucher. L'auberge était vide et endormie. Le serviteur préposé à l'entrée les vit arriver avec un bâillement indifférent.
« Bonne nuit, Petite Fleur-de-Bagne, murmura Javert, en laissant Valjean devant sa chambre.
- Bonne nuit, le Pharaon. »
Un rire amusé et ce fut la fin de ce jour...
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