Javert blessé
Valjean était découragé et les jours défilaient, gris et monotones.
Se souvenait-il vraiment de Javert à Toulon ? Pas vraiment. Toulon était un bagne si grand, quatre mille forçats au moins et des dizaines de gardes-chiourmes partout. Des chantiers en ville, des navires en cale sèche, des années de labeur et de haine. Quelques fois, en effet, un souvenir émergeait. Un homme encore jeune dans un uniforme impeccable, trop maigre aussi mais les yeux étincelants de vivacité. Javert ! Un adjudant si jeune. Il maîtrisait à la perfection la loi et le fouet, et Valjean en avait goûté des deux...
Jean-Le-Cric...
Valjean maudit Javert de l'avoir ramené à Toulon. Il avait vécu des années avec ces pensées enfouies au fond de lui. Des amis ? Valjean en avait eu par la force des choses, on ne choisit pas à qui on était accouplé. La chaîne l'a forcé à avoir des relations aussi amicales que possible avec des hommes. Brevet, Cochepaille, Chenildieu... et d'autres... Boucard, Balmorel... Sa force et sa sauvagerie l'avaient préservé de la violence, sa droiture et son dégoût de la luxure...
Valjean ne sut pas s'il n'aurait pas préféré continuer à se laisser mourir de faim plutôt que de se torturer l'esprit à revenir sans cesse à Toulon.
Café de l'Archange, 20 heures
Le message le cueillit alors qu'il rentrait d'une promenade de charité. Cherchant désespérément un but à sa vie, Valjean retrouvait les nécessiteux et essayait de les soutenir. Il reçut ce nouvel ordre sans plaisir. Il y alla au dernier moment après un rapide repas et arriva en retard à la réunion.
Vidocq parlait haut et fort, debout au-milieu du café.
« ... Donc des charons ont prévu de faire fric-frac rue de la Croix des Champs. Je pensais envoyer trois hommes régler ce chopin mais le rabouin croit que ce serait une étourderie... »
A ces mots, Valjean tourna la tête, à la recherche de Javert.
L'inspecteur était là, fatigué et indifférent. Assis à califourchon sur une chaise, les bras croisés devant lui.
« Donc j'ai préféré faire confiance au rabouin.
- Merci Mec, grogna Javert, c'est trop d'honneur.
- Donc cinq hommes pour la Croix des Champs, les autres rue de la Ferronnerie. On a retrouvé Brunette. »
A ces mots, Javert se redressa, subitement revenu à la vie, les yeux étincelants. Inspecteur Javert !
« Vrai ?
- Tu me connais ? J'aime ménager mon public.
- J'en suis !, s'écria Javert.
- Calme le rabouin ! Il me faut attendre un client.
- Brunette ! Cinq ans sur la brèche !
- Content ?
- Il a tué Pelletier et Soares. Je le présenterais avec joie à la Veuve. »
Une main posée sur son épaule, Javert souriait à Vidocq. Son sourire effrayant, montrant tout le mal qui vient du bien. Puis Vidocq lâcha le policier et désigna les cinq hommes pour la première mission. On se prépara à l'attente pour la deuxième. Enfin, on vit Valjean, debout contre la porte.
« T'es là Le-Cric ? J'ai cru que tu avais oublié la réunion, lança Vidocq.
- J'ai failli, avoua Valjean, honnête.
- Et t'es venu. C'est bien. Javert, occupe-toi de ton arpette. »
Valjean avait rejoint Javert à sa table. Il s'assit et sans plus de cérémonie, il s'empara d'un verre abandonné et but. Vin rouge ! La grimace que fit Valjean provoqua un soupçon de sourire chez Javert.
« Cela ne vaut pas un Clos de Vougeot, monsieur le maire ?
- Non, inspecteur. Cela ne le vaut pas. »
Un sourire plus marqué. Javert avait les yeux qui pétillaient, pleins de vie et d'humour. Saisissants !
« Je me souviens de ce vin, murmura Valjean. Chaque fois que j'en buvais, lors de repas officiels, je songeais que je ne méritais pas un seul instant cet honneur. C'était pour M. Madeleine, pas pour moi. »
Le silence était pesant et Javert se mit tout à coup à parler. Enfin !
« Je ne regrette qu'une seule chose, Valjean. Vous avoir arrêté de cette façon odieuse.
- Comment cela ?
- Je ne suis pas si cruel d'habitude. On peut discuter avec moi, je suis quelqu'un de pondéré. »
Ce mot fit sourire Valjean. Pondéré ? Javert ?
« Je sais, je sais. Pour vous, j'ai été ignoble. Mais ce n'est pas dans ma nature. Ce sont ces cinq années d'Enfer à vous obéir qui ont exacerbé ma haine. J'aurai du refuser de vous arrêter, j'aurai du laisser cela à quelqu'un d'autre. C'était devenu trop personnel. J'avais perdu toute objectivité ! »
Valjean le contemplait, surpris par ces mots et attendant la suite.
« J'accepte la compromission, j'accepte la discussion. On me parle facilement et je me plie aux arguments lorsqu'ils sont justes. J'aurais du vous accompagner pour aller chercher la gamine. Mais j'étais aveuglé par la haine.
- Javert ! Il ne sert à rien de...
- Cette arrestation, dramatique, était inutile. Vous n'étiez pas un danger. Je le savais ! Bon Dieu ! Cinq ans à vous surveiller ! J'étais bien placé pour le savoir ! Et je suis venu vous chercher à l'hôpital. Comme le diable en personne. »
Javert vida son verre. Donc il avait l'alcool bavard.
« Et la fille ne méritait pas de mourir ainsi !
- Fantine, dit doucement Valjean.
- Quoi ?
- Elle s'appelait Fantine, Javert, et nous lui sommes redevables, tous les deux !
- Vous lui êtes redevable ?
- C'est à cause de son renvoi de l'usine qu'elle est tombée dans la déchéance.
- Sainte Madeleine... Je vous ai haï si longtemps.
- Et aujourd'hui ?
- Une chose à la fois ! J'apprends à connaître Jean Valjean. Laissez-moi le temps de le haïr ! »
Un rire, timide, résonna dans le café. Les deux hommes se regardèrent, surpris l'un par l'autre. Des collègues ?
« Vous êtes allé à Lyon ?, demanda prudemment Valjean.
- Oui, Valjean, et j'en suis revenu.
- Et ?
- J'en suis revenu.
- Javert ! »
Cela fit sourire le policier. Encore !
« Cela vous intéresse vraiment ?
- Je suis allé à la Paimpolaise, avoua Valjean.
- Et ?
- J'en suis revenu. »
Javert eut un éclat de rire, vrai et riche auquel se joignit Jean Valjean.
« A Lyon se trouve la famille de Pierre-François Lacenaire, expliqua le policier. C'était un jeune homme prometteur mais il a tout gâché lorsqu'il a quitté le lycée prématurément. Il a accusé un professeur d'agression sexuelle.
- Dieu ! C'était vrai ?
- Comment le saurais-je ? Mais suite à cette histoire, il a été chassé de l'école et a du arrêter ses études. C'est donc un homme cultivé et intelligent, mais sans diplôme et amer.
- C'est votre Henri Viallet ?
- Ses parents ont reconnu mon dessin.
- Bien joué Javert !
- Merci...monsieur le maire. »
Un sourire réjoui, Javert était content, un peu fier peut-être. Il y avait longtemps que Valjean n'avait pas vu ses yeux briller ainsi.
« Je suis allé à la Paimpolaise et j'ai interrogé Pierre, raconta Valjean à son tour.
- Votre danseur ?
- Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ensuite mais Pierre m'a raconté que Marc connaissait bien vos suspects. « Des hommes mauvais », m'a-t-il dit.
- Vidocq a interrogé Marc, discrètement. Il est sur la piste de Viallet. Un moment elle croisera celle de Lacenaire et le tour sera joué.
- Vous en êtes sûr ?
- Non, admit le policier. Lacenaire peut être prudent et changer de crémerie. Nous manquons d'informations pour pouvoir le serrer.
- Je sais, avoua Valjean. J'aurai du coucher. »
Cette parole fit sursauter Javert. Le sourire s'accentua, moqueur cette fois.
« Ça c'est Vidocq ! Tout se règle par une coucherie avec lui.
- Ce n'est pas le cas ?
- Valjean ! Si j'avais du coucher pour avoir des informations durant mes enquêtes, j'aurai passé ma vie entière allongé dans un pieu.
- Donc vous n'avez jamais... ?
- Jamais ! Petite Fleur-de-Bagne, Vidocq s'est foutu de ta pomme ! »
Et Javert se mit franchement à rire, Valjean l'imita, clairement amusé.
« Après je dis pas. Je connais des cognes qui ne s'en privent pas. Ou des hommes de pouvoir qui s'en donnent à cœur joie. Mais je suis inflexible.
- Le terrible inspecteur Javert !
- Le bienveillant monsieur Madeleine ! »
Ils firent tinter leur verre, indifférents aux regards posés sur eux. Jamais on n'avait vu cela ! Javert sourire, Javert rire, Javert bavarder ainsi, comme s'il était avec un ami ? Vidocq ne savait pas quoi en penser.
Puis le client tant attendu arriva. C'était un mouchard travaillant pour Vidocq, un membre de son réseau d'informateurs. On l'écouta et on bougea, enfin. Vidocq donna l'ordre de mettre les bouts. Les hommes sortirent d'un seul mouvement.
Valjean et Javert rejoignirent la troupe à l'extérieur de l'estaminet. Les hommes étaient bien armés de matraques et de pistolets.
« Vous allez vous occuper de moi ?, demanda Valjean, se rappelant les paroles de Vidocq.
- Ce soir vous prenez une arme, Valjean, et cela ne se discute pas !
- Je refuse de tirer !
- Merde Valjean ! On va vous y forcer ! Brunette m'a tué deux collègues, c'est un vicieux.
- Javert !
- Si vous étiez mon sergent, je vous collerais comme planton à ma porte pendant des semaines pour vous apprendre la discipline. Prenez ce feu ! »
Les voix avaient résonné, la colère était montée, Javert gronda face à Valjean, entêté :
« Je n'ai pas de textes de loi à vous sortir monsieur le maire mais le principe est là. Je suis votre supérieur !
- Rien à faire, Javert. J'ai mes mains, cela suffira.
- Putain Valjean ! »
Les deux hommes s'observaient, soufflant avec force, remplis de ressentiment. Rien n'avait changé ! Vidocq s'interposa :
« On décarre ! »
Le forçat et le gardien se retrouvèrent assis côte à côte dans le fiacre, face à Vidocq et un de ses hommes. Javert était nerveux, cela se voyait à ses mains jouant avec le pistolet dédaigné par Valjean.
« Alors le rabouin, fit l'inconnu avec mépris, on a le tracque ?
- Je vais t'en cogner une bien gentiment, le Poron, et tu vas la boucler, crois-moi !
- Que de la gueule le rabouin !
- Vos gueules les hommes ! Brunette est un dur. Vous aurez bien le temps de vous défouler. »
Le silence retomba, nullement apaisant. Le dénommé Poron était un bavard, il désigna Valjean avec un mauvais sourire :
« T'es un fagot. Tu t'es donné de l'air ?
- Oui, murmura Valjean.
- Toulon ou Rochefort ?
- Toulon.
- J'étais à Rochefort, moi. Trois ans de 1825 à 1828. Ces enflures m'ont cassé le dos.
- Libéré ?
- Défouraillé.
- Quel crime ?
- J'ai fricoté un cave. »
Valjean accusa le coup et se tut. Cinq ans pour avoir volé un pain et pour des accusations de braconnage. Cinq ans ! C'était vrai qu'il braconnait, comme tous les jeunes de Faverolles, seulement il était meilleur qu'eux au fusil et on s'était plaint aux gendarmes... L'homme était curieux, il ne put s'empêcher de demander :
« Et tésigue ?
- Vol.
- Combien t'as pris ?
- Dix-neuf ans.
- Merde ! T'as volé une huile ?
- Un pain... »
Valjean tourna son visage vers la nuit, c'était si ridicule, si dérisoire... Il entendit Javert lancer au Poron, plein de menaces contenues dans la voix :
« Ta gueule le Poron ! »
Valjean jeta un regard rempli de surprise à Javert, le policier ne réagit pas, indifférent.
Le voyage ne fut pas long. Ils arrivaient dans un quartier misérable de Paris, de petites maisons insalubres, des cabanes de planches pour la plupart. L'endroit respirait la misère et la mort. Le choléra devait y être endémique.
Huit hommes armés et prêts à tout. Valjean sentait à nouveau l'excitation monter en lui. Il devait en convenir, il ne s'était pas senti aussi vivant depuis des années, en fait à part les rares fois où il avait interagi avec Javert, Valjean ne s'était jamais senti vivant. Il n'avait vraiment vécu qu'en compagnie de Javert. A Montreuil, sur la brèche, à Paris, aux barricades, à chacune de leurs rencontres, Valjean avait le cœur qui battait et le sang qui courait dans les veines ! Ce ne fut pas une heureuse découverte pour l'ancien forçat.
Javert gérait les hommes avec un soin tout militaire tandis que le général Vidocq patientait dans un coin une pipe à la bouche.
« Maintenant, les consignes, annonça Javert. Brunette, je connais depuis cinq ans. Un beau tableau de chasse. Meurtres, vols, viols. Il doit avoir trois hommes avec lui.
- Trois seulement ? », répéta Valjean, étonné par un si petit nombre.
Ils étaient huit. Huit pour quatre hommes ! Son intervention agaça encore plus Javert qui jeta, sèchement :
« Ils tirent pour tuer, Valjean. Ils n'ont aucune pitié.
- Mais... Je comprends... »
Valjean se tut, dompté par le regard féroce que Javert dardait sur lui. Après tout, Javert savait. Combien de rapports d'arrestation le maire de Montreuil avait-il entendu sans vraiment écouter ? Indifférent à tout, sauf aux yeux clairs du policier, éternellement posés sur lui.
Et Javert avait raison. La suite le prouva. Mais elle prouva aussi l'instabilité de Javert.
Quatre hommes armés et des filles aussi féroces que les mâles. Javert ouvrit la porte violemment et la troupe de Vidocq entra sans sommation. Il y eut un instant de surprise puis ce fut le chaos. Un homme tira aussitôt et blessa un agent de Javert. Javert ne fut pas en reste mais bizarrement, il n'usa pas de son arme. Le pistolet resta dans sa poche. Il se jeta sur celui qui avait tiré et lui colla un coup de matraque. Bien vicieux. Dans le ventre.
« Content de me revoir Brunette ?
- Javert ?, arriva à souffler le gars. Je te croyais cané ?
- Déçu ? »
Javert jouait avec l'homme, comme un chat avec une souris. Imprudent au possible. Il le comprit lorsqu'un coup de bâton le prit dans le flanc. Brunette en profita pour saisir Javert et lui donner un coup de poing en plein visage. Le sang gicla. La tête de Javert cogna contre le mur, violemment. Brunette saisit Javert par les cheveux et réitéra le geste, intentionnellement. Deux fois de suite, la tête claqua, Javert ne put taire un gémissement de douleur.
« On va dire que t'as pas ressuscité longtemps le cogne. »
Un cliquetis facilement identifiable. Brunette armait un pistolet et le posait contre la tempe de Javert.
Valjean contemplait cela avec horreur. Tout s'était passé si vite ! Chacun des hommes de Javert faisait ce qu'il devait faire, se battre, menotter les types, arrêter les filles. On se battait encore, des coups de feu éclataient et des cris résonnaient. Et Javert allait se faire tuer sous leurs yeux. Valjean ne pouvait pas intervenir. Il était en train de retenir un des gars avec ses bras si forts, une prise de combat, un rappel de Toulon. Il ne pouvait pas agir pour sauver Javert. Pas cette fois-ci.
Et Javert souriait. Dieu ! Il souriait et ne se débattait même pas. Valjean revoyait le policier à la barricade. Il ne s'était pas défendu là non plus. Là, il semblait un peu sonné. Du sang coulait le long de sa joue, se perdant dans les favoris.
« Brunette ! Tu m'as manqué mon vieux. »
Puis Javert fit un mouvement rapide, il se dégagea et bloqua Brunette, lui cassant les genoux d'un coup de matraque bien appliqué puis son arme de policier se retrouva sous le menton de Brunette, collée contre sa gorge, l'asphyxiant. Le pistolet retomba sur le sol. Enfin, Javert, indifférent au reste, épingla l'homme contre le mur.
« Pelletier, Soares. Mes hommes Brunette ?
- Rien à foutre saloperie de cogne. »
Un crachat glissa sur la joue de Javert. Le sourire revint, carnassier, sanguinolent. Javert avait du se mordre la langue.
« T'es trop bon pour la Veuve. Je vais te saigner ici. Comme t'as fait pour mes hommes.
- T'auras pas les burnes pour ça Javert.
- Tu crois ? »
Javert maintenait toujours Brunette dans sa poigne et il jeta sa matraque sur le sol. Il y eut un mouvement violent de la part de Brunette pour s'échapper mais un coup de poing, dur, au ventre, le cassa en deux.
Valjean avait enfin pu se libérer de son homme. Le combat était fini. On ne savait pas combien de blessés ou de morts il y avait. On s'en fichait. Tout le monde était concentré sur la scène entre les deux hommes. Javert avait sorti de la poche de son manteau un long couteau.
« Tu crois ?, répéta Javert.
- Javert ! Je peux te donner Patron-Minette, souffla l'homme, livide.
- Mes hommes égorgés comme des chiens, cracha Javert. Pelletier avait deux gosses, salopard, Soares une sœur à marier.
- Patron-Minette ! Putain réfléchis Javert ! »
Le couteau se glissa sur la gorge, remplaçant la matraque.
« JAVERT !, hurla une voix à la porte.
- Sauvé par la cloche. »
Et aussitôt Javert se recula et rangea son couteau dans sa poche. Vidocq s'approcha du policier, doucement, prudemment.
« Tu m'as fait peur, Javert. Un instant, j'ai cru que tu allais perdre ton sang-froid.
- Tu n'es pas le seul. »
Javert glissa les poucettes à Brunette, encore sous le choc de la confrontation avec le policier.
« Hé bien, nous allons emmener tout ce petit monde au Châtelet.
- Fais le chanter sur Patron-Minette.
- Bien entendu Javert. D'autres demandes ?
- Dis lui que j'ai toujours les clés des cellules et que je connais le chemin jusqu'à elles par-cœur. Je peux le faire les yeux fermés.
- Pourquoi cette précision ?
- Parce que si Brunette refuse de se mettre à table, je serais plus qu'heureux de poursuivre notre petit échange cette nuit. Seul à seul.
- J'aurai pas besoin de lui dire Javert, je pense que Brunette est un type intelligent. »
Valjean ne savait pas quoi penser. Était-ce un jeu ou une réalité ? Avait-il vu Javert s'apprêtant à tuer un homme ou n'était-ce que de l'esbroufe ? Encore une fois ?
« Maintenant tu rentres au bercail. Emmène ton arpette, il a bien mérité un glace.
- A vos ordres, maître. »
Javert se rapprocha de Valjean mais Vidocq le rappela, subitement inquiet.
« Et ta tête ?
- Je vais bien. Lâche-moi avec ça.
- Prends un fiacre dehors ! Tête de mule de rabouin ! »
Un hochement de tête rapide et Valjean se plaça sur les talons du policier.
La nuit était douce après cet échange musclé. Javert marchait d'un pas nerveux, difficile à suivre pour Valjean, plus petit. En fait, il fut soulagé de prendre un des fiacres.
« Ce soir, je ne vous raccompagne pas, Valjean, je vais me permettre de vous abandonner le fiacre.
- Javert ! Vous allez bien ?
- Vous n'allez pas vous y mettre vous aussi ? J'ai eu pire à Montreuil et cela ne vous a jamais empêché de dormir. »
Valjean se tut, calmé. Mais Javert n'allait pas bien. Son souffle s'accélérait, sa main vola à sa tête.
« Merde Brunette ! Je t'ai frappé au ventre, cela fait moins de dégâts que la tête...
- Javert ?
- Pouvez-vous porter un poids de 70 kilos dans des escaliers ?
- Pourquoi ?
- Parce que je pense que je vais m'évanouir avant d'être arrivé à mon appartement...
- Javert !
- Au moins nous ne sommes pas dans les égouts...
- Javert ?!
- Numéro 37, 3e étage, quatrième porte à gauche... »
Et joignant le geste à la parole, Javert glissa lentement sur la banquette. Valjean le retint avant qu'il ne tombe sur le sol de la voiture.
« JAVERT ! »
Valjean ouvrit frénétiquement le col de l'inspecteur, délaçant la cravate, à la recherche du pouls. Il était présent et régulier. Valjean le sentit battre sous ses doigts et en éprouva un soulagement intense.
Il redressa le policier et le maintint contre lui.
« Javert, t'es une ordure si tu oses me claquer entre les pattes. »
Le cocher du fiacre fit galoper ses chevaux lorsque Valjean lui hurla d'accélérer l'allure. L'homme devait avoir l'habitude de travailler pour Vidocq, il s'arrêta après de longues minutes de course dans un quartier tranquille de Paris. Assez modeste.
Valjean n'était jamais venu au domicile de l'inspecteur, il ne savait même pas où habitait Javert.
Il fouilla les poches à la recherche de ses clés. Il découvrit une petite bourse en cuir, bien abîmée. A l'intérieur se trouvaient une tabatière en argent, quelques pièces de monnaie et l'insigne de l'inspecteur avec le verre brisé. Des papiers soigneusement pliés. Une fine bague en or. Enfin, une clé apparut.
Le cocher accepta d'aider Valjean à transporter Javert jusque chez lui. Ceci fait, les deux hommes contemplèrent le grand policier inconscient, étendu sur son lit.
« C'est pas la première fois v'savez.
- Non ?
- L'est pas sain c't'homme. Je l'ai souvent vu pisser le sang.
- Seigneur !
- C'est un cogne mais qui fait du regout. Un jour, il y restera.
- Merci, » opposa abruptement Valjean pour faire partir le cocher.
La petite somme d'argent que lui versa Valjean fit sourire l'homme qui, conscient trop tard de la gravité de ses propos nuança avec un simple :
« Allez, vous bilez pas ! Ces cognes c'est increvable. »
Si seulement c'était vrai, pensa Valjean...
Le cocher disparu, Valjean se chargea de Javert. Furieusement inquiet, il commença à déshabiller l'inspecteur pour le mettre à l'aise, sans aucune arrière-pensée. Embrasser Javert n'avait RIEN signifié ! Donc le déshabiller encore moins.
Les bottes retirées, Valjean lui enleva le manteau, la veste et défit les premiers boutons de la chemise. Ensuite, incertain de la suite à donner, il partit en quête d'un peu d'eau et d'un chiffon. Il voulait lui laver la tête, examiner la blessure. Ce ne fut pas difficile à découvrir, l'appartement du policier était petit et rigoureusement ordonné. Cela amusa Valjean, il retrouvait bien l'inspecteur Javert dans la froideur de son logement, l'ordonnance des choses. Il était si petit l'appartement du policier, une pièce principale et une sorte de cagibi qui servait de bureau manifestement. Mais Valjean, aussi curieux qu'il était à propos de Javert, ne se serait jamais permis de fouiller.
Avec douceur, Valjean lava la blessure, retirant le sang séché. Javert ne réagissait pas à ses soins. Valjean était de plus en plus alarmé. Il se leva pour préparer du thé, il avait besoin de faire quelque chose. Il en était à essayer d'allumer le poêle lorsque Vidocq apparut dans l'appartement.
Vidocq emplissait la pièce d'une présence impressionnante.
« Comment va-t-il ?
- Il a perdu connaissance.
- Merde ! Il ne fallait pas le laisser s'endormir. On t'a jamais dit cela Valjean ?
- Navré, Vidocq, je ne suis pas médecin.
- A-t-il vomi ?
- Non. Juste évanoui.
- Ce n'est peut-être pas si grave alors. Voyons cela ! »
Vidocq grogna et vint près de Javert. Lentement, il s'assit à son chevet puis se mit à le secouer, doucement. Pour ne pas envenimer les choses.
« Javert ! Réveille-toi ! Tu ne peux pas roupiller. JAVERT ! »
La voix devenait plus pressante, plus angoissée. Finalement, les yeux fatigués du policier s'ouvrirent à l'ordre contenu dans la voix du chef de la Sûreté. Vidocq souriait, sans savoir que le sourire de Valjean reflétait le même soulagement que le sien.
« Tu vas bien ma toute belle ?
- Qu'est-ce que tu fous là ?, » murmura Javert.
Les yeux clairs semblaient chercher à se poser sur quelque chose, n'arrivant pas à se stabiliser. Vidocq examina la pupille. Javert voulut s'éloigner du contact. Impossible !
« Laisse-moi en paix !
- Tant que je vivrais...
- Je ne te savais pas si cruel Vidocq. »
Vidocq gloussa et posa sa main sur le front de Javert, glissant les doigts dans les cheveux, à la recherche de la blessure. Javert gémit et ferma les yeux, sous le coup d'un vertige.
« Tu vas bien si tu peux toujours me haïr. Hein Javert ?
- Merde Vidocq ! Fous-moi le camp.
- Tu as la tête solide, Javert, mais Brunette a frappé fort.
- Je vais bien.
- Tu m'expliques ?
- Il a parlé ?
- J'ai laissé l'inspecteur Walle se charger de lui. Gisquet est avec lui. Ils sont quelques cognes à avoir envie de lui parler. Mais Gisquet sait pour ton identité, il va gérer cela.
- Ça va être une longue nuit... Walle était l'ami de Pelletier... Il l'a vu mourir... Tout comme moi... Mes hommes... »
Javert voulait se redresser et luttait contre la poigne de Vidocq qui le retenait mais il était trop faible pour tenir assis.
« Calme-toi le cogne ! Bon Dieu !
- Je devrais être là-bas. Je ne devrais pas être ici. Vidocq !
- Tu devrais surtout te calmer. »
Le feu ronflait dans le poêle, le thé était prêt. Valjean était fier de lui. Heureusement que l'inspecteur avait quelques réserves de feuilles de thé, un peu trop sèches mais encore utilisables. Il apporta une tasse à Javert. Vidocq la saisit et remercia l'ancien forçat d'un regard.
« Bois !, ordonna-t-il à Javert.
- Valjean ! Tu es encore là ? »
Javert avait baissé suffisamment sa garde pour que son visage exprime clairement sa surprise et que le tutoiement revienne, naturellement. A quoi s'était-il attendu ? A ce que Valjean le jette au pied de son lit et s'en aille sans y penser plus que cela ?
« Tu t'es évanoui dans le fiacre, expliqua Valjean. Je t'ai ramené chez toi. Je vais vous laisser.
- Hors de question !, jeta Vidocq. Notre inspecteur n'a pas de commotion cérébrale manifestement mais il a besoin d'une surveillance pour cette nuit.
- Non !
- Tu préfères un barberot ? Ou alors je t'amène Satenay ?
- Tu fais chier Vidocq !
- Tu m'expliques ? »
Javert but le thé, trop chaud, sans songer à la brûlure et sourit. Sans joie, trop de dents. Moche.
« Il a parlé, non ? Fallait juste le bousculer.
- Le bousculer ?
- A vrai dire, j'attendais Valjean. Mais c'est bien que ce soit toi, cela ajoute un côté dramatique à la pièce qui lui apporte toute sa saveur.
- Et ton feu ? Tu pouvais pas utiliser ton feu au lieu de ta matraque ?
- Brunette devait se sentir en confiance pour accepter de manger le morceau.
- Il t'a fracassé la tête contre le mur ! Il a failli te buter !
- Ce n'est pas le premier... »
Les yeux gris perdaient de leur concentration, Javert perdait à nouveau pied.
« Mais j'avais plus d'espoir avec celui-ci...
- Javert !
- Comment s'appelait-il déjà ?
- Javert !!
- Enjolras...
- JAVERT ! »
Et l'inspecteur retomba évanoui. Vidocq se redressa, le front plissé par l'inquiétude.
« Merde ! Il lui faut un carabin. J'en connais un, discret. Je vais le chercher, garde un œil sur lui.
- Compte sur moi. »
Vidocq aperçut le regard étrange de Valjean et se troubla :
« Tu sais de quoi il cause ?
- Enjolras était le chef de la barricade. C'est lui qui a donné l'ordre de le tuer.
- Pourquoi ne suis-je pas surpris ? »
Vidocq disparut et Valjean saisit une des rares chaises libres de l'appartement de l'inspecteur. Javert ne devait pas recevoir beaucoup d'invités, il n'y avait ni alcool, ni douceurs. Un peu de pain, du fromage et des œufs. Javert vivait frugalement.
Valjean se demanda tout à coup de quoi vivait l'inspecteur ? Il n'avait jamais su à combien s'élevait le salaire du policier à Montreuil, cela ne l'intéressait pas. Aujourd'hui, il aurait voulu savoir. Javert semblait vivre dans une pauvreté extrême mais restée digne.
Aucune possession personnelle n'était visible, hormis quelques livres de droit. Mais pouvait-on appeler cela des possessions personnelles ? Tout était froid et impersonnel. Valjean n'aimait pas laisser tourner ses pensées autour de l'état de l'inspecteur. Javert était devenu si pâle.
Depuis quelques semaines, le policier avait réussi à remplir le vide de la vie de l'ancien forçat, lui donnant un sens...aussi tordu qu'il soit...
Valjean se leva et se mit à examiner les livres puis il aperçut un dossier posé sur les Codes de loi. Le sien ? Intéressé, il le saisit et l'emmena jusqu'à la chaise. Si jamais, Javert se réveillait, il s'excuserait. C'était son dossier après tout !
Et Valjean comprit que ce n'était pas son dossier du tout !
Des dessins représentant des inconnus. Des visages revenaient parfois, souvent, une femme, un enfant encore jeune. Des hommes en uniforme. Valjean déglutit lorsqu'il aperçut un portrait de lui, en tenue de la garde républicaine. Et d'autres personnes... Valjean reconnut tout à coup les jeunes du Club de l'ABC, il ne les avait pas vus longtemps mais le visage angélique du jeune chef, Enjolras, l'avait marqué. Il y avait aussi Marius... Le gamin appelé Gavroche... Et d'autres...
C'était un livre de mémoire. En fait, c'étaient des souvenirs.
« J'ai dessiné de nombreux visages... Je n'ai pas une mémoire aussi bonne que celle de Vidocq. Un dessin est un moyen comme un autre de se souvenir. »
Ils étaient tous morts ? Non, puisqu'il était dans le groupe. Et Marius également.
« Javert est un homme difficile à saisir... »
Vidocq ne croyait pas si bien dire.
Combien d'heures avaient passé Javert à dessiner tout cela ? Des nuits sans sommeil sans nul doute.
Valjean rougit, conscient tout à coup d'avoir violé la vie privée de l'inspecteur d'une manière inacceptable. Il s'empressa de le remettre à sa place et de prendre une Bible à la place. Elle s'ouvrit difficilement, Javert ne devait pas la lire souvent.
Une heure se passa, sans changement, seulement l'inquiétude qui grimpait inlassablement dans le ventre de Valjean. Enfin, la porte s'ouvrit et Vidocq entra, accompagné d'un homme.
« Là ! A vous, docteur.
- Contre un mur ?
- Deux fois. »
Un froncement de sourcils et le médecin ausculta le policier. D'un geste habitué, il ouvrit les paupières, examinant les pupilles, puis il tâta le visage. Il vit la tempe et l'étudia. Puis il termina d'ouvrir la chemise. Le torse nu, mince, de Javert apparut, trop maigre, couvert d'hématomes. On pouvait compter les côtes. Valjean en déglutit, Vidocq soupira avec lassitude. Le médecin ne dit rien. Il fixa Vidocq et d'un regard entendu, le chef de la Sûreté vint l'aider à retourner le grand corps.
On retira la chemise et un fin réseau de cicatrices apparut. D'autres hématomes, certains assez frais, furent visibles. Valjean ne pouvait pas en détourner le visage, estomaqué. Qu'est-ce que cela voulait dire ?
Enfin, ceci fait, le médecin ausculta en silence. Puis les deux hommes replacèrent Javert correctement sur le lit.
« Il n'a pas vomi, souffla Vidocq, avec espoir.
- Naturellement !, répondit durement le docteur. Il n'a pas du manger de vrais repas depuis des jours ! Je vous avais dit de le surveiller.
- Je ne peux pas vivre avec lui !
- Alors laissez-moi m'occuper de lui ! Vous savez que c'est la seule solution acceptable dans son intérêt.
- Je ne peux pas ! Je lui ai promis !
- Promis, s'écria le docteur. Regardez cela ! »
Le médecin, sans douceur, saisit le bras de Javert et désigna le pli du coude, couvert de nombreuses entailles, plus ou moins fraîches.
« Il y a des jours plus difficiles que d'autres, lança amèrement le Chef de la Sûreté.
- Boit-il ?
- Je n'ai pas l'impression. Il y a longtemps que je ne l'ai pas vu saoul. »
Le docteur relâcha le bras qui retomba sur le lit sans réveiller le dormeur.
« Vous connaissez mes principes ! Mais si je le retrouve encore dans cet état, je le fais interner. De gré ou de force !
- Il se tuera ou s'évadera !
- Je lui souhaite bonne chance ! »
Valjean entendait les deux hommes se disputer pour Javert et contemplait son corps. S'était-il battu ? Ou avait-il été battu ?
« Très bien Vidocq ! Gardez-le sous surveillance ! En espérant qu'il se réveille ! S'il est tombé dans le coma, je ne juge de rien. Nourrissez-le ! Un homme comme cela doit manger ! Pas d'alcool !
- Je vais trouver une garde.
- Je reviendrais demain. »
Vidocq raccompagna le médecin et le paya grassement.
Puis il revint vers Valjean, le visage sombre. Il remarqua avec plaisir le drap et la couverture que Valjean avait déposés sur le policier pour le protéger du froid.
« Dis Valjean...
- Oui.
- Mais...
- Oui, je veux bien le surveiller aussi longtemps qu'il le faudra.
- Bien, » fit Vidocq soulagé.
Il glissa sa main dans sa poche et en tira quelques billets qu'il tendit à Valjean.
« Sa paie.
- Tu la gardes sur toi ?
- Javert ne sait pas y faire avec l'argent et je n'ai aucune confiance en lui s'il reçoit tout son salaire. Je gère ses comptes depuis des années.
- Que fait-il de son argent ?
- Il soutient ses collègues dans le besoin, il paye ses mouchards pour avancer plus vite dans toutes ses enquêtes... Qu'est-ce que j'en sais ? L'argent file entre ses doigts mais il ne fait aucune dette. Il préférera crever de faim que de faire une dette. Alors je gère pour lui. »
Vidocq contempla Javert quelques secondes avec un regard peiné et ajouta :
« Et je ne veux pas qu'il achète de l'alcool. »
La conversation s'arrêta là, un homme vint chercher Vidocq, on le réclamait à la préfecture. C'était urgent. Vidocq souffla, fatigué au-delà de tout :
« C'est une longue nuit. Javert a raison. Gisquet est un âne. A demain Valjean. »
Puis, hésitant encore à partir, il se retourna pour lancer, une angoisse sensible dans la voix :
« Tu prends soin de lui, hein ?
- Il t'est si cher que cela ?
- Je lui dois ma vie et ma grâce. Il est plus cher à mes yeux qu'il ne le sait lui-même. Comme un frère...ou un fils... »
Valjean resta muet, estomaqué par les paroles de Vidocq.
« Je ne suis pas si cruel d'habitude. On peut discuter avec moi, je suis quelqu'un de pondéré... Je sais, je sais. Pour vous, j'ai été ignoble. Mais ce n'est pas dans ma nature. » « J'accepte la compromission, j'accepte la discussion. On me parle facilement et je me plie aux arguments lorsqu'ils sont justes. »
S'ils sont justes... Pourquoi Javert a-t-il été si cruel avec lui ? A cause de Montreuil ?
Les heures s'écoulèrent lentement, les heures de la nuit peuvent être douloureuses à ceux qui attendent... Javert dormait, mais son sommeil n'était pas doux, il bougeait dans son lit, marmonnait des paroles incompréhensibles...
Valjean le surveillait et luttait contre l'endormissement.
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