Je ne savais plus où mes pensées devaient se tourner : le passé ? le présent ? le futur ? Mon district me manque énormément, ainsi que ma famille et ma maigre consolation n'est autre que mon retour prochain au Quatre. Mais ma vie ne sera plus jamais comme avant : entre les Jeux et ce qui s'est passé la nuit dernière, ma tête est sens dessus-dessous.

Je suis retournée discrètement en plein milieu de la nuit dans ma chambre, et depuis des heures, je regarde le plafond en pensant qu'il apportera des réponses à mes questions. Et malheureusement, j'en ai beaucoup. Beaucoup trop. Beaucoup plus qu'une adolescente de seize ans plus ou moins banale.

Je n'ai pas dormi de la nuit, et je sens la fatigue m'envahir, mes paupières se ferment légèrement, et je lutte contre le sommeil, cependant mes forces sont bien trop faibles pour combattre plus longtemps, j'ai joué ma vie en combattant, je ne veux plus me battre. Et je tombe dans un sommeil profond en quelques instants.

- Jane ! s'écrie Alya en rentrant dans ma chambre sans aucune gêne. Il faut que tu sois absolument parf...

Elle s'interrompt quand elle m'aperçoit, tout juste réveillée par le son aiguë de sa voix.

- Tu as bien dormi ? tente-t-elle.

Comme réponse, je me retourne dans mon lit, à la recherche de quelques minutes de plus de sommeil et de rêve idyllique qui me fait oublier ma vie misérable.

- Ah non ! Ne te rendors pas ! Il va falloir te préparer toute la journée pour l'interview de ce soir !

Je grogne et balance ma couette pour m'asseoir sur mon matelas.

- Dans quinze minutes, tu es avec nous dans la salle à manger ! Tu nous fait pas le coup d'hier soir quand tu ne nous a pas répondu !

Elle sort de ma chambre, aussi hystérique que lorsqu'elle était entrée, et le silence m'apaise pendant quelques instants, avant que je ne passe sous la douche et que je n'enfile les premiers vêtements qui me passent sous la main. Ensuite, je les rejoins comme prévu dans la salle à manger, toujours aussi silencieuse. J'écoute simplement leurs discussions sans y prêter une réelle attention.

- Jane ? Tu m'écoutes ? semble répéter Kyle.

- Hein ? Oui, je réponds rapidement.

- Non tu n'écoutais pas, mais je vais répéter. Ce soir c'est l'interview, et tu ferais mieux, toi et tes... comment dire... coéquipiers ? de ne pas vous faire remarquer et répondre simplement aux questions. Et ils vont essayer de vous piéger. Restez les plus naturels possibles, ils vous prennent encore pour des mutins.

- OK, j'acquiesce en replongeant mon regard dans ma tasse de thé.

- Tu as ta matinée de libre. Toute ton après-midi sera consacrée à ta préparation de ce soir, m'annonce Soleyman.

Une nouvelle fois, je hoche la tête pour leur montrer que j'ai compris. Je ne me sens pas prête à leur parler pour l'instant. Peut être que je n'y arriverais plus. Je me lève de table, et sous leurs regards pesants, je m'assois sur le siège de velours du piano et j'y dépose ma douleur, ma haine, ma peine. Je me sens légère quand je joue, et mes problèmes sont oubliés.

Je ne sais pas combien de temps je reste à jouer, mais personne n'a osé parler pendant ce lapsus, et je me suis sentie bien. Je me lève avec des crampes dans les doigts, et me dirige vers l'ascenseur sans en dire plus. Une nouvelle fois, c'est le bouton 7 que je presse.

Chris est dans le salon, avec son équipe et m'aperçois au premier coup d'œil. Il interrompt sa conversation pour me rejoindre, et hésite un instant. Il opte pour une accolade amicale que je lui rends. Ma bouche est près de son oreille, ce pourquoi j'en profite pour lui murmurer :

- Je suis désolée pour hier soir, je n'étais pas vraiment... consciente ?

- Tu n'as pas a t'excuser, me répond-il toujours aussi doucement.

- Oublions ça, veux tu ?

- Très bien.

Sur ces derniers mots, nous nous séparons, et je retourne à mon étage, soulagée de ce poids. Le piano et la musique m'avaient fait prendre conscience des choses, et j'avais accompli ma tâche. Maintenant, ne restait plus que l'interview et le couronnement entre cette vie et celle de mon district, enfin un peu lointaine de tout ça.

- Jane ! C'est l'heure ! me rappelle mon styliste alors que je pensais dans ma chambre.

Je sors, sans une once de sentiment, et il me guide dans le dédale de couloirs du centre des tributs, pour rejoindre mon équipe afin de me préparer pour l'interview. Ils m'accueillent tous chaleureusement, puis, retrouvant le sens du travail, m'obligent à m'allonger sur un lit capitonné. Entre épilation, soins et lavage du corps entier, pas une seule partie de mon être ne crie pas douleur. Une partie de l'après midi y est consumée.

Nous passons ensuite à la coiffure et au maquillage. Tout d'une sobriété et d'une simplicité à la limite de la provocation comparé aux excès du Capitole. Un chignon élégant m'est attribué, et du rouge à lèvre met en valeur mon visage pâle, tandis qu'un peu de noir sur mes yeux relève mon regard. Mais c'est tout, mon équipe se limite à ça. Et ils en ont fini avec moi. J'en soupire de soulagement.

Soleyman me rejoint, et me complimente, comme chaque styliste doit le faire devant son jouet et son objet d'exposition.

- Nous nous sommes concertés pour que vous soyez accordés, et simples. Voici la tienne.

Il sort d'une pochette une magnifique robe noire, assez longue pour couvrir mes genoux mais assez courte pour exposer mes mollets. Et comme il me l'avait annoncé, très simple. Il m'aide à l'enfiler et elle me va à merveille, tout comme les boucles d'oreilles dorées qui rompent la sobriété de mon accoutrement. Mais rien n'est excessif, et pour une fois depuis la fin des Jeux, un sentiment de fierté m'envahit. Mes épaules découvertes laissent apparaître une fine cicatrice, rappel de ma blessure durant les Jeux.

Mon styliste m'accompagne jusqu'à la scène où nous avons été interviewés la veille des Jeux, et je m'assois en attendant les autres. Je suis seule mais ne m'en plains pas. Lily débarque dans une magnifique robe rouge, tout aussi simple que la mienne, et sans me regarder dans les yeux, s'assoit à proximité. Un silence gênant s'installe entre nous, et aucune de nous deux n'ose parler.

- Je suis désolée, je lâche soudainement.

Je m'attends à une réponse de sa part, mais elle me foudroie du regard.

- Je suis sincèrement désolée, je répète. Je n'ai pas pensé à ce que je faisais. On était dans les Jeux, non ?

Un nouveau silence s'installe, et son regard bleuté ne me quitte plus.

- J'ai fait ça pour une seule bonne raison. Je pensais que tu étais la seule à mériter d'être sauvée et...

Alors que je m'apprête à exposer toutes mes raisons à la fille du Neuf, Lara arrive dans une robe bleue pâle, très vite suivie de Camille et de Chris. Ainsi, quelques minutes plus tard, nous sommes amenés à nous présenter sur la grande scène tenue par Caesar Flickerman. Il arrive sur scène, sous un tonnerre d'applaudissements accompagné de son intemporel sourire, et nous assistons à cette scène depuis les coulisses. Chris presse légèrement ma main moite pour me réconforter, puis, un par un, il nous appelle ; ce n'est pas habituel de voir autant de vainqueurs.

- Veuillez accueillir comme il se doit, mesdames et messieurs, Lara Mona, du district Un !

Elle s'engage, et je sens que ça sera à moi dans très peu de temps, je replace une mèche derrière mon oreille, et j'affiche mon plus beau sourire pour masquer ma haine envers les Jeux.

- Faites du bruit pour Jane Hutcher, la "perle" du district Quatre !

Je m'avance, lentement, et je suis aveuglée par la lumière éblouissante, alors je suis juste l'ombre de Lara déjà confortablement assise sur le canapé assez large pour nous cinq. S'ensuit alors l'arrivée de Camille, Chris et Lily. Nous sommes tous habillés de couleurs différentes, mais cela forme une harmonie par la simplicité de nos vêtements ; une chose que les stylistes auront réussis sera de nous faire paraître innocents.

- Commençons sans plus attendre, la rediffusion des moments forts de ces 18èmes Hunger Games !

J'avais oublié ce détail : la rediffusion. A peine sa phrase achevée que l'écran placé derrière nous s'allume et entame l'hymne du Capitole avant de résumer toutes les Moissons, comme nous avions pu le voir dans le train. Rien que de revoir Tom me donne la larme à l'œil, surtout après son geste généreux envers l'enfant qui aurait du venir à sa place. D'ailleurs, revoir chacun de mes alliés me fait de la peine, alors je respire calmement pour contenir mes émotions.

Puis vient le défilé, les résultats des entraînements, des fragments de nos propres interviews, puis le commencement des Jeux. Cela nous donne un autre point de vue de ce que nous avions pu avoir, nous voyons enfin les actions de nos adversaires, et à quel point nous étions proches. C'est à ce moment que je réalise la mort imminente de Tom ; ils vont la diffuser, c'est sûr, j'imagine déjà la scène lamentable que cela ait pu donner à l'écran. En effet, je me vois pleurer, hurler et je me surprends à sentir une larme rouler sur ma joue. Chris me lance un bref regard compatissant, mais la tristesse envahit tout mon être, tant et si bien que je dois lutter pour éviter que tout mon maquillage coule devant Panem entier.

S'ensuivent les événements marquants auxquels je ne prête pas attention, la nuit durant trois jours, l'attaque des chiens, la mort de nombreux tributs, le désert, la famine, je remarque à quel point nous étions tous éprouvés. Arrive la mort de Clary. Je jette un regard vers Lily dont les yeux sont embués, mais elle m'ignore entièrement. La diffusion s'achève sur notre victoire, et les lumières aveuglantes refont leur apparition, nous laissant une longue minute dans un blanc diffus.

- Bien, bien, bien, sourit avec satisfaction Caesar. Entamons cet interview par vos impressions sur ces Jeux. Qu'avez vous, chacun votre tour, trouvez de plus éprouvant ? Lara ?

- La vie dans le désert n'était pas facile, et se battre avec la perte d'un ami n'est pas chose facile, lâche la brune à mes côtés.

- Je l'entends bien, Jane ?

- Je ne pensais pas que se battre pouvait être si dur. Surtout, comme le dit Lara, lorsqu'on perd un être cher. On est brisé mais on doit continuer, je m'exclame en regardant dans les yeux notre interviewer.

- Je n'en ai aucune idée. Lorsqu'on est pas préparé pour ce genre de chose, rien ne nous semble simple, explique Camille.

- Voir son compagnon de district mourir a été la chose la plus dure, d'après moi. Je ne connaissais pas Astrid, mais c'était la seule personne qui me rapprochait un peu d'où je venais, insiste Chris.

- Toutes vos réponses sont... poignantes ! Vous ne trouvez pas ? s'écrie Caesar à l'intention du public.

Je jette un regard vers celui-ci, et je remarque quelques personnes essuyant le coin de leurs yeux à l'aide d'un mouchoir. Quelle bande d'hypocrites pouvaient-ils bien faire. Capables de créer les Jeux de la faim, voir mourir des enfants et pleurer aux moindres paroles ? Ils n'étaient vraiment plus humains.

- Lily ? sourit-il de manière toute aussi hypocrite que le public lui-même.

- Survivre.

Le silence se fait dans la salle, après sa remarque cinglante.

- Quelle audace, après tant d'émotions ! rattrape le présentateur. Je n'aurais pas aimé être à votre place dans l'arène...

Lily n'affiche aucune expression sur son visage pâle, et fixe un point au loin.

- Maintenant, continue-t-il, nous allons passer au cas par cas, quelques questions chacun. Ce n'est pas si facile de se préparer à, non pas un, mais cinq vainqueurs ! Il faut tout adapter, je ne pense pas que vous vous rendiez compte.

"Peut être qu'on se rend pas compte de ça, mais j'ai comme l'impression qu'on a vu pire que la préparation d'une pauvre émission télé" j'explose. Il parle avec Lara, lui pose quelques questions, et je préfère me concentrer pour rester calme et ne pas bondir comme un lion sur le présentateur, qui avait autrefois le don de m'impressionner, mais maintenant de m'énerver au moindre mot.

- Jane ? semble-t-il répéter. Jane ?

Je me retourne et le fixe, avec mon plus grand sourire.

- C'est à toi. Alors, quelle était ta stratégie au début des Jeux ? Nous avions remarqué ta complicité avec Tom, mais vous voir séparer dès le départ nous semblait étrange... Qu'aviez vous prévu de faire ?

Je respire à fond avant de me livrer. Plus personne ne s'intéressait à notre stratégie, à proprement parler.

- Il voulait tromper ses alliées. Pour les dérouter et nous donner l'avantage en quelque sorte, puisque nous étions une alliance nombreuse, ça ne passait pas forcément inaperçu. C'était lui qui m'avait proposé ça, donc pendant tout l'entraînement nous nous sommes séparés. Il est parti avec Camille et Aëlys.

Je ressens un tremblement du côté de Camille à l'annonce du prénom de son alliée.

- Mais au moment de fuir, il s'est fait attaqué. Ce n'était pas dans notre plan, et ça m'a profondément affecté, mais on a continué à se battre.

- Très bien, très ingénieux, devrais-je dire... Mais... un autre moment dans ton périple m'a marqué, et vous tous aussi j'en suis sûre. Jane, la fille si gentille, prête à tout pour sauver ses amis a tué.

Je tressaille. J'espérais qu'il n'en parlerais pas, autant pour moi, que pour Lily ou la famille de Clary, car elle devait en avoir.

- Je n'ai pas été choqué, mais plutôt surpris. Tu as fait preuve de sang-froid, mais pourquoi l'as-tu tuée ? Elle menaçait une de tes ennemies, qui est présente ce soir, et si elles s'étaient entretuées cela aurait été plus facile, non ?

Je déglutis, jette un coup d'œil au public, suspendu à mes lèvres, et à Lily, qui feignait l'ignorance alors que je sentais qu'elle voulait connaître la raison sans la demander. Servie comme sur un plateau.

- Je... Je ne sais pas ce qui s'est passé, comment mon corps a agi, j'étais hors de moi. Parce que Clary allait tuer Lily.

- Et ? Elle aurait pu me tuer, et tout aurait été pour le mieux, réplique froidement la vainqueur du Neuf.

- Depuis son interview pleine de vérité, je m'étais juré, non pas de gagner, non pas de mettre Tom hors de danger, mais plutôt de sauver Lily. J'ai pensé qu'elle était la seule à supporter la victoire.

Son regard d'acier croise le mien et mon sang se glace pendant un instant. Ses yeux s'emplissent de larmes, et j'aperçois ses doigts se planter dans sa jupe, afin de ne pas flancher devant le public, surtout après avoir donné une impression si forte.

- Eh bien, depuis le début de ma carrière, depuis que je regarde les Jeux, j'ai comme l'impression que ce discours est le plus poignant. N'ai-je pas raison ? Cette fille a du cœur !

Je n'apprécie pas tant d'attention sur moi, c'en est trop, surtout que je ne mérite pas ça. Je ne mérite pas d'avoir tué quelqu'un c'est absolument ridicule !

- Camille, poursuit alors Caesar en détournant le surplus d'attention de ma personne, j'aimerais te poser une question. Es-tu heureuse d'avoir gagné ?

Une nouvelle fois, elle se raidit avant de complètement exploser. Je ne la pensais pas comme cela, elle s'est alors mise à hurler contre le Capitole, à l'injurier, et finit par partir en pleurant dans les coulisses, à l'aide de Chris. Il ne participera sûrement pas à l'interview, et tant mieux car j'entendais déjà une question à propos de notre relation.

- Eh bien, passons directement à Lily. Comment as-tu réagi à la mort de Clary ?

- Absolument bien. Après tout, ce n'était pas comme si c'était mon amie et que je n'allais jamais la revoir, sourit la plus jeune.

Je n'aurais jamais pensé ça d'elle, même si on me l'avait prédit. Son audace envers le Capitole frôlait celle de Camille qui avait hurlé ses quatre vérités, mais là, y rajouter de l'ironie, elle ne tenait vraiment pas à la vie qu'elle avait réussi à sauver de justesse.

- Et, comment as-tu réagi au geste de sauvetage de Jane ? enchaîne-t-il en ignorant la réponse précédente.

Je ressentis la tension présente entre les derniers vainqueurs sur scène.

- J'ai eu envie de la tuer, de lui plonger son trident dans la gorge et de voir le sang s'écouler lentement de son corps, de lui faire subir une mort bien pire que celle qu'a eue Clary, réplique-t-elle avec tout le calme dont elle pouvait user.

J'ai sursauté de peur, et me suis demandé si elle l'aurait vraiment fait. Elle a parlé au passé, peut être qu'elle ne le pense plus maintenant ? Je l'espère, car elle aura bien des occasions de me tuer par la suite.

- Merci beaucoup pour vos réponses, et bonne soirée à vous et bon retour ! On se reverra très prochainement !

Il nous sourit, et nous nous extirpons le plus rapidement de cette affreuse scène, soulagées, pour retrouver Camille, toujours hors d'elle et Chris à ses côtés pour la réconforter.

- C'est bientôt fini tout ça, les Jeux, sourit Lara. C'est pas trop tôt.

- Ça ne sera jamais fini, t'as toujours pas intégré ? demande Lily. On va revenir là tous les ans, et on va revivre ça ! Toute notre vie, faudrait peut être que tu comprennes.

Alors, ce n'était que le début de notre longue vie de vainqueurs.