Chapitre 8. Baleine sous gravillon
Après cette discussion à cœur ouvert avec ma mère, je rentre à la maison, l'esprit bousculé par l'incertitude. À bien y réfléchir, cela fait peu de temps qu'Antoine et moi nous sommes retrouvés. Non pas que je doute de sa sincérité, mais ne devrions-nous pas profiter du renouveau de notre couple avant de fonder une famille ?
J'ai toujours rêvé d'avoir un enfant ; cela dit, il me reste quelques années avant d'atteindre la fameuse date limite de péremption pour procréer et, après le passage à vide que nous venons de traverser, il me semble important de ne pas nous précipiter non plus. Faire un enfant pour consolider une union n'est jamais une bonne idée. Combien se déchirent à peine quelques années, voire quelques mois, après l'arrivée de leur progéniture ?
Si Antoine m'aime autant qu'il le prétend, il comprendra que je veuille prendre le temps. Nous pouvons bien attendre encore un peu avant de dire adieu au sommeil serein et à l'insouciance. Je suis convaincue que ce répit nous permettra de tester la solidité de notre couple et de déterminer si nous sommes réellement prêts à assumer une telle responsabilité ensemble.
***
Après une nuit d'un sommeil lourd et sans cauchemars, j'arrive au bureau de bonne heure et en pleine forme. Je n'ai pas entendu rentrer Antoine hier soir et quand je suis partie ce matin, il dormait encore à poings fermés. Je me suis préparée discrètement pour qu'il puisse se reposer, sachant qu'il doit plaider dans une grosse affaire cet après-midi.
Je salue Sofia, l'assistante administrative à l'accueil, d'un signe de la main tandis qu'elle est au téléphone. Nous entretenons une relation cordiale, toutefois en rien comparable à l'amitié qui nous lie, Elias et moi. J'aime bien discuter de temps en temps avec Sofia, sans trop m'épancher non plus. Je sais qu'elle a tendance à être pipelette.
Elle est en compagnie de Victoire, raison de plus de ne pas m'attarder. Je n'ai toujours pas digéré son attitude snob du premier jour et j'évite le plus possible tout contact avec elle. Bien entendu, n'ayant pas d'autre choix à certains moments, je prends sur moi pour que les choses se déroulent au mieux. Je me contente du minimum syndical en matière de politesse et veille à demeurer professionnelle en toute circonstance, même si je mettrais volontiers un coup de ciseau dans ses boucles blondes qu'elle entortille avec nonchalance pour séduire tout le monde. Ses petites mimiques et ses sourires enjôleurs lui ont attiré les bonnes grâces de toute l'équipe.
Comme chaque jour, je passe d'abord me préparer un café, puis je rejoins mon bureau pour me plonger dans le travail. Je croule sous les dossiers et j'apprécie la visite de Charles qui vient me voir dans la matinée pour discuter quelques minutes. Cet homme est d'une bienveillance rare et j'affectionne nos échanges en toute simplicité. Il garde un œil sur moi pour s'assurer que je me remets de la disparition de Babou et a toujours un mot gentil.
Le midi, je sors déjeuner avec mon père et à mon retour, enfermée dans une cabine des toilettes, je surprends une conversation entre Sofia et Victoire.
— ... je ne veux pas te faire de la peine Victoire, mais tu perds ton temps à draguer Elias de Warren. Il n'est pas du genre à mêler travail et plaisir.
— C'est vrai qu'il est à croquer. Je suis sûre que c'est un coup d'enfer.
— J'ai tenté ma chance, à plusieurs reprises. Sans succès. Tu n'as pas idée du nombre de femmes qui fantasment sur lui, tant des collaboratrices que des clientes.
— Oh, si je m'en doute... mais tu fais fausse route. Ce n'est pas Elias qui m'intéresse.
— Ah oui ? Tu m'en dis trop ou pas assez.
— Est-ce que je peux te faire confiance ?
— Bien sûr ! Je serai muette comme une carpe.
Oh la mytho ! C'est une vraie commère.
Je m'efforce de rester silencieuse pour qu'elles ne soupçonnent pas ma présence. J'ai l'impression que je m'apprête à découvrir un petit secret croustillant et je ne compte pas en perdre une miette.
— Je ne sais pas par où commencer. C'est... c'est un peu gênant.
— Commence par le début tout simplement.
— J'ai remué ciel et terre pour réussir à décrocher un stage ici.
— Comment ça ?
— Mon père est un gros investisseur dans la région et fait souvent appel aux services de Barlowski et Associés pour ses affaires. L'année dernière, il a eu quelques soucis avec la justice. Et c'est un avocat du cabinet qui a assuré sa défense. C'est ainsi que j'ai rencontré l'homme dont je suis follement éprise. Effectuer mon stage de fin de formation ici, c'était l'occasion de le revoir.
Oh ! Très intéressant tout ça. Donc, cette chère Victoire n'a pas atterri là par hasard. J'imagine parfaitement la tête de Sofia à cet instant, les oreilles et les mirettes grandes ouvertes, prête à enregistrer un secret dans son tiroir à commérages.
— Attends Victoire, tu es en train de me dire que tu es amoureuse de l'un de nos collaborateurs ?
— Oui.
— Celui qui a assuré la défense de ton père ?
— Oui.
Silence de l'autre côté de la porte. Le cerveau de Sofia doit tourner à plein régime. J'en fais de même, mais des collègues, il y en a pléthore au cabinet Barlowski. Je ne me rappelle pas avoir travaillé sur une affaire Dufresne, ni même d'en avoir vaguement entendu parler. Et puis, nous avons tellement de clients, qu'il m'est impossible de mémoriser tous les dossiers.
— Oh, non non non, Victoire ? Ne me dis pas que...
Punaise, ça y est, Sofia se souvient ! Vite le moment tant attendu ! Roulement de tambour !
— Sofia, tu me jures que tu ne le diras à personne ?
— Juré, mais as-tu conscience quand même...
— Oui, je sais.
Allez, bon Dieu ! Crache le morceau ! J'en peux plus de ce suspense insoutenable ! Je me revois presque trente ans en arrière devant Les feux de l'amour avec Babou, à espérer que Nikki avoue enfin à Victor qu'elle l'a trompé avec Jack.
— Victoire, tu ne devrais pas persévérer. Ça risque de mettre un sacré bazar au cabinet.
— Je sais Sofia, mais c'est plus fort que moi. Je suis raide dingue d'Antoine Barlowski.
Gné ? C'est quoi ce binz ? Ai-je bien entendu ?
L'oreille collée contre la porte des toilettes, je suis scotchée par la découverte du secret de Victoire. J'ai forcément mal compris, il ne peut pas en être autrement. Mon cœur affolé tambourine et je sens une goutte de sueur perler sur ma tempe. Mon esprit me joue des tours, je suis en plein cauchemar. Oui, c'est bien ça. Un horrible cauchemar qui va prendre fin dès que je me réveillerai et qui disparaîtra de ma mémoire comme par enchantement.
Des bribes de la conversation de Sofia et Victoire me parviennent, mais je n'y accorde plus aucune importance tant je suis estomaquée. Pour un peu, j'oublierais presque de respirer. Si mon corps s'est figé de stupeur, mon cerveau, lui, carbure à plein régime. Les minutes qui suivent vont être déterminantes. Est-ce que je leur offre une sortie digne des plus grandes tragédies grecques de l'antiquité, au risque de passer pour une folle furieuse ? Ou bien, est-ce que je me contiens d'exploser pour réfléchir calmement à la situation ? Enfin calmement... je me comprends. Un véritable combat intérieur se joue en moi et j'éprouve des difficultés à garder le silence et masquer ma présence, enfermée dans cet espace étriqué.
La raison m'enjoint de faire preuve d'intelligence et de ne pas agir avec précipitation. D'autant plus qu'avec Sofia dans les parages, opter pour le premier scénario me vaudra à coup sûr d'occuper le top trois de Radio Barlo, la boîte à ragots, durant des semaines. Et je n'ai pas franchement envie d'une mise en lumière. Il est donc préférable d'observer et d'attendre de voir comment les choses vont évoluer les jours prochains. Après tout, je suis une femme intelligente et réfléchie. Et si cette greluche est amoureuse d'Antoine, rien ne me prouve qu'il y ait eu quoi que ce soit entre eux. Il n'a peut-être même aucune idée de ce qu'elle éprouve pour lui.
Je les entends quitter les toilettes et s'éloigner dans le couloir, je sors de ma torpeur et déserte ma planque de fortune. Je m'empresse de me laver les mains, passe un peu d'eau sur mon visage et je retourne en vitesse m'enfermer dans mon bureau.
J'observe distraitement l'agitation de la rue et les piétons en bas de l'immeuble. Les paroles de Victoire résonnent dans mon esprit. Je ne m'étais aperçue de rien, elle a bien caché son jeu. Et pourtant, ce n'était pas faute de garder un œil sur elle. J'ai pensé à tort qu'elle en avait après Elias, comme bon nombre d'autres jouvencelles ou fraîches divorcées en quête d'un alpha. Je me suis bien fourvoyée ! Une vraie détective low cost !
Depuis le début, je n'ai jamais pu encadrer cette fille. Quelque chose me dérangeait dans son attitude, mais de là à imaginer qu'elle puisse détenir un secret pareil. L'ennemie est décidément encore plus retorse qu'il n'y paraît. Au moins, j'ai désormais une excellente raison de la détester.
Plus j'analyse la situation et plus mon rythme cardiaque pulse à une allure inquiétante. Des bourdonnements emplissent mon crâne, ma respiration devient erratique. J'ai besoin d'air. Urgemment. J'ouvre donc la fenêtre avant de me laisser choir dans mon fauteuil. D'un côté, je regrette qu'Elias soit au tribunal aujourd'hui, lui qui sait si bien apaiser mes crises d'angoisse, mais d'un autre, je préfère ne pas lui révéler l'abominable découverte.
La stagiaire est amoureuse d'Antoine. Victoire est amoureuse d'Antoine. Cette allumeuse arriviste est amoureuse d'Antoine. MON Antoine !
Ambre, calme-toi ! OK, cette midinette s'est soi-disant entichée de mon compagnon, mais rien ne sert de tirer des plans sur la comète. Je suis probablement en train de m'affoler pour rien.
Il n'y a donc aucune raison d'imaginer le pire. Les paupières closes, je focalise mon attention sur ma respiration et entame un massage des tempes avec de petits gestes circulaires. Ce n'est pas parce qu'elle fantasme sur lui que j'ai à craindre pour mon couple. Au contraire, c'est même plutôt flatteur d'avoir un conjoint qui plaît. Je me rassure comme je peux, évidemment... Et puis, je n'ai peut-être pas la jeunesse et le physique d'une mannequin scandinave de cette sotte, mais nous n'avons rien à lui envier, ma trentaine accomplie et moi. Alors, il n'y a pas de quoi me mettre la rate au court-bouillon.
Quelques minutes plus tard, je me sens déjà un peu mieux. Ma respiration et mon pouls ont retrouvé un rythme acceptable. Ma nature consciencieuse reprend le contrôle et j'oublie temporairement cette affaire pour me replonger dans mes dossiers qui n'avanceront pas tous seuls si je me disperse.
Je quitte le bureau vers seize heures et Sofia m'adresse un signe de la main lorsque je traverse le hall. Il me semble que son sourire habituel est encore plus large qu'à l'accoutumée. Je redoute que sa passion des ragots la pousse à jouer l'hypocrite avec moi et à se comporter comme si de rien n'était. J'aimerais lui octroyer le bénéfice du doute et me convaincre du contraire, cela dit, ce secret sonnera assurément le glas de notre relation cordiale. Les rumeurs l'exaltent, font battre son cœur et briller ses yeux de fouine. Cependant, elle ignore que j'ai surpris leur conversation et il est hors de question que je lui donne matière à ragoter davantage en la confrontant. Mieux vaut mener mon enquête en sous-marin. Subtilité et discrétion avant tout.
De retour à la maison, je m'empresse de quitter mes escarpins de torture et de serrer Tanit dans mes bras. La petite minette sent bien que quelque chose cloche et elle déborde d'affection pour moi. Nous nous sommes adoptées sans peine toutes les deux, pour notre plus grand bonheur. Tandis que je replonge dans mes réflexions, ses ronronnements m'apaisent et mes muscles douloureux se détendent un peu.
Antoine et moi n'avons jamais trop évoqué Victoire. Dès le départ, je lui ai livré mon ressenti à propos de cette jeune femme et je ne voyais pas l'intérêt de parler d'elle à la maison, en sachant que j'avais déjà à la supporter au travail. Néanmoins, il aurait tout de même pu me dire qu'il la connaissait d'avant. En soi, il n'y a pas mort d'homme à rencontrer du monde, tisser son réseau fait partie intégrante de la profession. Et j'ai confiance en Antoine, cela dit, il est temps que nous ayons une petite discussion à ce sujet tous les deux.
***
— Ton audience s'est bien déroulée ?
Il est près de vingt heures, Antoine vient tout juste de rentrer. Je débouche une bouteille de vin blanc et remplis deux verres. À voir sa mine réjouie, je suppose que son plaidoyer a dû produire l'effet escompté et qu'il a une fois de plus obtenu une victoire pour son client.
— Parfaitement bien, oui. Nous avons gagné.
— Félicitations, chéri.
Puisqu'il est dans de bonnes dispositions, autant débuter les investigations. Je prône et respecte le concept du jardin secret, toutefois, je compte bien découvrir s'il a des choses à me cacher en lien avec notre couple.
— Merci ma puce. Ta journée s'est bien passée ?
— Très bien, merci.
Nous trinquons ensemble et Antoine m'embrasse furtivement du bout des lèvres.
— J'ignorais que vous vous connaissiez, Victoire et toi. C'est toi qui as assuré la défense de son père l'année dernière ?
Bon OK, pour la subtilité, j'ai déjà fait mieux. Mais après tout, j'aurais très bien pu découvrir cette information au cours d'une discussion entre collègues. Et ce n'est pas comme si dans ce milieu, comme dans bien d'autres, le piston était de mise. Victoire n'est pas la première stagiaire à intégrer le cabinet grâce à ses relations.
— Possible, oui. Tu sais, je ne me souviens pas de toutes les affaires que j'ai traitées. Nous avons tellement de clients.
Le regard fuyant, Antoine pose son verre sur le plan de travail et dénoue sa cravate. Quelque chose dans ce geste a priori banal me laisse supposer qu'il n'est soudain pas très à l'aise. J'ai mis le doigt sur un détail aussi dérangeant pour lui que pour moi. A-t-elle tenté quoi que ce soit avec lui l'année dernière ? Ou bien, s'est-il carrément passé quelque chose entre eux ? Notre couple ne tenait qu'à un fil à ce moment-là, Antoine aurait pu céder aux avances de cette pimbêche sans que je m'en aperçoive un seul instant.
— Visiblement, elle entretient de bonnes relations avec l'équipe et s'investit beaucoup dans son travail.
— Mon père en est très satisfait. En ce qui me concerne, je n'ai que peu collaboré avec elle pour le moment.
Hum, si tu le dis.
Je décide de ne pas poursuivre la conversation. Je suis une femme raisonnée, je refuse de me laisser aveugler par la jalousie et la suspicion. Seules les preuves comptent. Il vient certes de m'avouer à demi-mot qu'il la connaissait, mais de là à m'imaginer en cocue à la ramure majestueuse... J'avale une bonne gorgée de vin et souris à Antoine. Un sourire qui n'est pas sans me rappeler celui que Sofia m'a adressé plus tôt dans la journée.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro