Chapitre 59. Le poids des mots
J'ai quitté mon père après que nous ayons déjeuné ensemble et c'est armé de ma précieuse liste élaborée avec Elias que j'ai couru les magasins une partie de l'après-midi. Je suis chargée comme une mule, mais aux anges. J'ai un peu craqué et j'ai acheté pas mal de choses : bodys, pyjamas, chaussettes et bonnets, combinaisons chaudes. J'ai hâte de les montrer à Elias. Tout me paraît si minuscule... et pourtant, quand je songe à l'accouchement, je prie pour que bébé ne soit pas un gros poupon, mais plutôt une petite crevette qui parviendra à sortir de mes entrailles sans tout me déchirer.
Attablée à une terrasse de café ensoleillée, je m'octroie une pause bien méritée avant de rentrer à la maison et sirote un chocolat viennois en poursuivant mes achats en ligne depuis mon téléphone. Je suis interrompue par un appel de Charles qui me propose de passer le rejoindre pour me parler d'une mystérieuse affaire, sans m'en dire davantage, titillant au passage ma curiosité. Je m'arrête chez moi pour déposer mes emplettes et file jusqu'au cabinet.
— Ma chère Ambre, je suis tellement content de te revoir, me salue Charles quand je le retrouve dans son bureau. La grossesse te va à ravir.
Je glousse en rougissant.
— Merci, c'est gentil. J'espère ne pas tomber au mauvais moment, j'ai fait aussi vite que j'ai pu.
— Pas du tout, c'est parfait. Comment vas-tu ? Elias m'a dit que tu ne tiens pas en place ces temps-ci et que tu es fatiguée. Ça l'inquiète.
— C'est vrai, mais je me sens mieux. J'ai enfin trouvé un local à acheter avec l'aide de mon père. Je vais pouvoir lever le pied.
— Oh, ton projet avance bien.
Sa moue énigmatique m'interpelle.
— À propos de quoi vouliez-vous me voir ? Y a-t-il un souci avec Antoine ou Elias ? Comment ça se passe entre eux ? Il n'est pas très loquace sur le sujet... je n'ose plus le questionner.
— Tu les connais aussi bien que moi... J'ai tenté d'en savoir plus au sujet de leurs problèmes relationnels, mais impossible de soutirer la moindre information à l'un ou à l'autre. Après, tout ce qui m'importe, c'est qu'ils collaborent en bonne intelligence, et de ce côté-là, je n'ai rien à redire.
OK, ça élimine déjà une piste quant au sujet à venir.
— Ma venue ne concernerait-elle pas mon amie Saskia ? Ou bien Axel ?
— Non. Si je voulais te voir, c'est parce que nous allons devoir nous mettre d'accord concernant le choix d'un notaire... poursuit Charles.
Un large sourire étire ses lèvres tandis qu'il me fixe avec des yeux pétillants. Je fronce légèrement les sourcils en analysant la situation. Qu'est-ce qu'il me raconte ?
— Euh... de quoi parlez-vous ?
Il échappe un éclat de rire qui me laisse plus que perplexe.
— Tu n'en as aucune idée ?
J'ai beau réfléchir, je ne vois pas où il veut en venir et je me sens plus embarrassée qu'une poule qui aurait trouvé un couteau.
— Le local, Ambre. C'est moi ton vendeur.
J'en reste sans voix, complètement sous le choc, jusqu'à ce que, victime d'un vertige, je bascule vers l'arrière, la bouche ouverte, à la recherche de mon souffle, aussi gracieuse qu'une truite hors de l'eau. Heureusement que je suis assise !
Le sourire de Charles s'efface aussitôt et il vient à moi pour s'enquérir de mon état. Je reprends contenance lorsque sa paume chaude se referme sur mon avant-bras.
— Je suis désolé, je ne pensais pas que la nouvelle te mettrait dans cet état, s'excuse-t-il, la mine contrite. Ça va aller ? Tu veux un verre d'eau ?
Je le fixe sans bouger, incapable de formuler le moindre mot, mais dans ma tête, ça carbure fort. Je sais qu'il dispose d'un important patrimoine immobilier, mais de là à deviner qu'il est le propriétaire de ce local. Il y en a des tas sur le marché et presque autant de vendeurs.
— Ambre ? Dis quelque chose, s'il te plaît. Tu m'inquiètes.
Du temps où j'étais sa belle-fille, Charles a toujours fait preuve de bonté à mon égard et, de constater que c'est encore le cas aujourd'hui, même après avoir quitté sa famille, j'en suis toute retournée. J'inspire un grand coup et finalement, je bondis de mon siège pour me jeter à son cou en pleurant à chaudes larmes.
— Merci, merci, merci... Vous n'imaginez pas à quel point vous m'avez redonné confiance en ce projet. Je commençais à douter et grâce à vous, je vais pouvoir le concrétiser.
Charles me serre timidement dans ses bras. Je reste blottie contre lui quelques instants avant de m'écarter, consciente de notre gêne à tous les deux.
— Comment avez-vous su ?
— Suite au décès de mon ancien locataire, il a fallu un moment pour liquider ses affaires et récupérer ce local, mais je ne voulais plus m'embêter à le relouer. Elias m'a confié que tu rencontrais des difficultés pour en trouver un. Je me suis donc mis en relation avec ton père pour qu'il te le propose à la vente, sans que tu saches que c'était moi, afin de ne pas influencer ta décision.
— Hum... je me disais bien qu'il était largement sous-évalué. Vous auriez pu en obtenir bien plus.
— Je n'ai pas vraiment besoin d'argent, contrairement à toi. Et ça me fait plaisir de pouvoir t'aider. Affaire conclue ?
— Bien entendu, j'approuve en lui serrant la main.
La porte s'ouvre à la volée sur Antoine, qui nous fixe avec effarement. A-t-il entendu quelque chose de notre conversation ? Si oui, je crains de me retrouver à l'origine d'une brouille entre Charles et son fils. Antoine serait tout à fait capable de lui faire une scène digne d'une tragédie antique en apprenant notre transaction.
— J'ignorais que tu étais en rendez-vous, dit-il à son père en se renfrognant.
Il ne prend pas la peine de s'excuser pour être entré sans s'annoncer. Quel sans-gêne ! Il ne changera jamais...
Charles soupire d'agacement.
— Tu voulais me parler au sujet d'une affaire en cours ?
— Je ne vais pas vous déranger plus longtemps, Charles. Je vous laisse. Encore merci pour votre aide, dis-je avec précipitation avant de quitter son bureau.
Je décide de m'arrêter embrasser mon amoureux avant de rentrer. À l'heure qu'il est, il a dû terminer au tribunal. Je n'ai pas pour habitude de lui faire des surprises, mais l'occasion est trop belle. J'ai très envie de lui partager ma joie et m'assurer qu'il n'est pas trop en colère contre moi suite à notre engueulade de ce matin.
Je traverse tout le couloir jusqu'à atteindre son bureau. Un rai de lumière transparaît par la porte entrebâillée. Pas de bruit, il doit être seul. Je toque brièvement en entrant dans la pièce.
— Devine qui...
Mon cœur s'arrête.
Elias se tient devant moi en compagnie d'Agathe, les bras de celle-ci crochetés autour de sa nuque, leurs bouches collées l'une à l'autre.
J'échappe un couinement suraigu de petite souris, les doigts toujours vissés sur la poignée de la porte ; Elias repousse Agathe sans ménagement et tourne la tête vers moi, ses traits reflétant sa surprise de me trouver ici.
— Je vais tout t'expliquer... commence Elias en accourant vers moi.
Comme une impression de déjà vu... Un cauchemar qui se répète.
Et cette douleur qui me frappe en plein cœur. Encore. Et la colère. Soudaine, implacable.
Mon pouls s'accélère, résonne dans mes tempes. Haletante, je tremble comme une feuille, mais ravale mes larmes avec détermination. Je refuse de craquer maintenant devant lui, de capituler face à Agathe. Je suis plus forte que ça et je ne laisserai plus personne me piétiner. À seulement quelques pas de moi, l'ennemie me toise avec suffisance, un rictus mesquin au coin des lèvres.
Je vais lui faire passer l'envie de sourire à cette traînée !
Tout va très vite. La rage au ventre et dopée par une jalousie intense que je n'aurais jamais pensé être capable de ressentir un jour, je me jette sur elle en hurlant telle une furie. Ma main fend l'air et vient s'aplatir sur son visage avec fracas. Je mériterais un oscar pour une telle performance.
Déséquilibrée, elle bascule et se rattrape au bord du bureau puis se relève péniblement, hébétée, le chignon de travers, la face cramoisie et la lèvre ensanglantée. Vu comme ma paume chauffe, je n'ai aucun doute que sa joue doit brûler.
— Tu ne souris plus maintenant, hein ! Catin !
Consciente que je pourrais tout à fait lui aligner la petite sœur si elle ouvrait sa bouche de sangsue, elle me jette un regard de biche apeurée et s'enfuit de la pièce sans demander son reste. Je reporte mon attention sur Elias ; il me fixe avec intensité, fais quelques pas dans ma direction.
— Ne m'approche pas ! je siffle entre mes dents.
— Ambre, calme-toi, s'il te plaît. Je te promets que je vais tout t'expliquer.
Antoine surgit dans le bureau en beuglant.
— C'est quoi ce bordel ? Pourquoi t'as giflé Agathe ? m'interpelle-t-il.
— Toi, occupe-toi de ton cul ! je braille, fumante de rage.
Elias se poste face à lui et tous deux se dévisagent avec hostilité. La tension est palpable, ils pourraient bien en venir aux mains.
— Te mêle pas de ça ! intervient Elias. T'as fait assez de mal comme ça ! Tu crois que je n'ai pas vu clair dans ton jeu ? C'est à cause de toi qu'elle est revenue dans nos vies ! Tu comptais sur elle pour m'éloigner d'Ambre !
— J'ai toujours su qu'un jour tu te vengerais ! Il t'aura fallu douze ans, tout de même ! Quelle patience ! le provoque Antoine.
— Putain, ferme-la ! Je t'interdis de reparler de ça !
Je les dévisage l'un l'autre, haletante. J'ai peur de comprendre. Ne suis-je donc qu'un putain d'objet de conquête ? Un trophée à ravir dans un affrontement malsain ?
Elias tourne la tête vers moi. Il semble paniqué à l'idée que le secret de leur discorde me soit révélé, tandis qu'Antoine jubile.
Soudain, j'étouffe, j'ai besoin de partir loin de cette pièce à l'atmosphère oppressante, de ces deux menteurs qui se sont joués de moi.
Je recule de quelques pas sans quitter Elias des yeux, jusqu'à sortir de son bureau et m'enfuir. Je l'entends menacer son adversaire :
— Tu ne perds rien pour attendre, enfoiré !
Je fonce à travers le couloir, il m'y poursuit.
— Reste ici ! s'exclame-t-il en crochetant ses doigts sur mon poignet.
Son contact me fait l'effet d'une brûlure. Il m'interdit l'accès à l'escalier qui me permettra de déserter cet endroit maudit.
— Ne me touche pas, je lui crache au visage d'un air menaçant.
Il persiste à me retenir, je me débats pour me libérer de son emprise.
— Ce n'est pas ce que tu crois !
Bah oui, évidemment. J'ai dû rêver. Cette conversation n'a pas eu lieu, comme la fois où j'ai aperçu mon ex avec sa maîtresse. Une hallucination, un trouble de l'esprit. Il me prend vraiment pour la reine des cruches.
— Va te faire foutre, t'entends ?
— Je t'en supplie, calme-toi.
Je ne supporte pas son regard implorant. Je ferme les yeux et inspire profondément pour me contenir d'exploser. Je sens qu'il s'approche davantage de moi, je recule de quelques pas.
— Pense à notre fille.
Je rouvre les paupières, darde sur lui mes prunelles assassines. Le poids des mots est parfois plus violent qu'une gifle. Je lui assène avec froideur :
— C'est ce que je fais, figure-toi. J'y pense tellement que je vais partir d'ici expressément et que tu ne m'en empêcheras pas si tu veux la voir naître et grandir. En fait, tu ne vaux pas mieux qu'Antoine...
Elias se crispe, ses traits se durcissent. Je le connais suffisamment pour deviner qu'à présent il bout de rage tout autant que moi. Je passe près de lui sans rien ajouter de plus et disparais dans l'escalier.
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