Chapitre 45. Mon précieux
Aujourd'hui, je signe mon solde de tout compte. C'est la fin de mon aventure chez Barlowski et Associés. J'en ai un pincement au cœur. Un chapitre de ma vie se termine, une page se tourne.
La semaine a été éprouvante, mais j'ai réussi à transmettre toutes les informations nécessaires à Agathe. Je lui souhaite bien du courage, parce que des dossiers Schneider, j'en avais quelques-uns sous le coude. J'ai principalement retenu celui-ci, car le personnage était absolument imbuvable en plus de tremper dans des affaires pas très nettes.
Agathe a pris ses marques très vite, il est donc prévu que nous consacrions cette dernière journée à réagencer le bureau et à faire de l'archivage pour libérer un peu les armoires.
Je ne me suis pas épanchée sur ma vie privée auprès d'elle, comme me l'a recommandé Elias. À vrai dire, elle est sympathique, mais elle reste une relation de travail. Et encore, d'ici quelques heures, ce ne sera même plus le cas. Sans voir le mal partout, quand je l'ai entendue discuter avec Antoine le mardi, autour d'un café, j'ai vite compris où se trouvaient mes intérêts. Ma conviction de départ s'est confirmée : ils se connaissent depuis longtemps et je ne serais pas étonnée d'apprendre qu'Antoine l'ait débauchée de son ancien cabinet pour me remplacer.
Quoi qu'il en soit, je me réjouis d'être bientôt débarrassée de lui. Depuis notre dernière conversation, j'ai réussi à l'esquiver avec brio. Reste l'épreuve du cocktail dînatoire de ce soir et je pourrais enfin oublier ce taré.
Je n'aurais pas l'esprit léger pour autant. Les paroles d'Axel tournent en boucle dans ma tête depuis lundi. J'ai toujours adoré Elias pour son franc-parler, son sens de l'humour, sa désinvolture, sa présence réconfortante. J'ai mis un point d'honneur à préserver notre amitié au fil des années, bien qu'Antoine ne m'ait pas vraiment facilité la tâche.
Cependant, depuis que nous avons dérapé, et que de surcroît, je suis tombée enceinte, les choses ne sont plus les mêmes. Les souvenirs de cette fameuse nuit, où tout a basculé, ne cessent de me hanter. Le moindre de ses contacts réveille les papillons dans mon ventre, mon cœur a fréquemment des ratés quand il est prêt de moi. Je me surprends souvent à le dévisager avec l'envie de le toucher ou de me réfugier dans ses bras.
Avec un constat pareil, le doute n'est plus permis. Elias est bien plus qu'un ami pour moi. Et cela me terrifie. Lui avouer ma grossesse a été difficile, alors qu'en sera-t-il de lui révéler mes sentiments ? Lui qui ne voulait aucun engagement, il pourrait penser que je cherche à le garder près de moi à tout prix, voire pire, que je l'ai piégé.
— Maya ? Allô ? m'interpelle Elias en passant la tête par la porte entrebâillée de mon ancien bureau.
— Gné ? Tu me parlais ?
— Tu manges avec moi ?
— Euh, oui. OK, d'accord. On se retrouve dans le hall toute à l'heure ?
Elias glousse de rire et reprend :
— Non, mais en fait, c'est déjà midi. Tu viens ?
— Déjà ? Je n'ai pas vu défiler la matinée.
À ce moment-là, Agathe revient d'une entrevue avec Charles et s'arrête près d'Elias, dont la mine se durcit brusquement. À croire que sa présence l'incommode au plus haut point.
— Elias, comment vas-tu ? Nous n'avons pas eu l'occasion de discuter depuis mon intégration. Quel dommage ! Je suis certaine que tu as plein de choses à me raconter depuis tout ce temps, roucoule-t-elle d'une voix suave.
Qu'est-ce qui lui prend d'un coup à la tourterelle ? Elle a décidé de lancer une opération séduction ou quoi ?
— Non, en effet. Tu m'en vois vraiment désolé, mon agenda est très chargé en ce moment, riposte-t-il sèchement.
Et pan ! Dans la tête à Jean ! Si avec ça, elle n'a pas compris...
— C'est bon, je suis prête ! dis-je en saisissant mon sac à main.
— Vous partez ? demande Agathe en dardant sur moi ses iris froids comme de l'acier.
Avertissement reçu cinq sur cinq : adieu la sororité et l'entente cordiale des jours précédents. La nana est en train de me faire passer un message explicite quant à ses intentions envers Elias. Cela ne me plaît pas beaucoup...
— Oui, nous allons déjeuner à l'extérieur, lui rétorque ce dernier.
— Je peux me joindre à vous ?
— Non.
Le refus d'Elias est sans appel. Il m'entraîne avec lui et, tandis que nous traversons le couloir, je peux sentir le regard froid de ma rivale sur mon épaule.
— Tu comptes m'expliquer un jour pourquoi tu sembles la détester ? je lui demande tandis que nous marchons dans la rue.
— Un jour, oui, mais pas maintenant, s'il te plaît.
Pour avoir expérimenté le Elias secret qui ne souhaite pas s'épancher sur sa vie, je m'abstiens de tout commentaire et décide de ne pas le questionner, pour éviter que la pause déjeuner vire en eau de boudin. Je préfère profiter de ce moment avec lui plutôt que de chercher à décoder tous les mystères de son existence.
Elias m'emmène dans la brasserie près de la Place de la Comédie où nous avons l'habitude de nous rendre régulièrement. Le propriétaire des lieux nous installe dans un coin tranquille de l'établissement.
— Au fait, Charles est courant. Depuis lundi.
— Tu as bien fait de lui en parler.
— Je ne suis pas entrée dans les détails de notre situation atypique. Je lui ai simplement dit qu'il n'était pas d'Antoine. Tu ne m'en veux pas ?
— Pas le moins de monde.
— Ouf, ça me soulage. Je culpabilisais tellement de lui cacher.
— Tout va bien, Maya. Pas de stress. C'est mauvais pendant la grossesse.
— Tu as raison. Je meurs de faim ! je m'exclame en parcourant la carte. Il y a plein de choses qui me font envie.
— C'est normal, tu manges pour deux maintenant. Bébé a besoin que tu prennes des forces pour bien grandir.
— Oh, ne t'en fais pas pour ça. J'ai un gros appétit depuis quelques jours. J'ai d'ailleurs intérêt à surveiller ça de près si je ne veux pas atteindre le quintal d'ici la fin de ma grossesse.
— Tu as de la marge, Maya. Encore que... plaisante-t-il.
— Oh, le goujat ! C'est sûr que je n'ai pas vraiment le profil de tes conquêtes habituelles, je réplique, faussement vexée.
— C'est vrai, mais aucune n'est aussi radieuse que toi.
Je glousse derrière ma carte en sentant son regard sur moi et pique un fard, ce qui semble l'amuser. Les complimente-t-il toutes ? Ou bien, cet honneur m'est-il uniquement réservé ? Elias porte la main à l'intérieur de sa veste de costume et en extrait une boîte qu'il fait glisser sur la table dans ma direction.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ouvre, tu verras bien.
Je découvre un collier en argent constitué d'une longue chaîne et d'un pendentif rond et lisse orné d'une breloque représentant une abeille sertie d'ambre.
— C'est un bola de grossesse.
Késako ? Jamais entendu parler de ça. Cela doit se deviner à ma tête puisqu'il reprend son explication :
— C'est un bijou originaire d'Indonésie que l'on offre aux femmes enceintes et dont le tintement doux apaise le bébé. Dans notre cas, il est encore un peu tôt pour qu'il le perçoive. Il faut attendre la dix-neuvième semaine d'après ce que j'ai pu lire. Selon certaines croyances, il protégerait la mère et l'enfant des énergies négatives.
L'émotion est vive ; je sens poindre les larmes et lutte pour les retenir.
— C'est magnifique, Elias.
— Quand j'ai découvert l'existence de ce type de bijou, j'ai pensé que ça te plairait, toi qui es portée sur les médecines douces et tous les trucs de ce genre. Je l'ai fait fabriquer sur mesure par un orfèvre avec une breloque d'ambre et d'argent, pour toi, ma petite abeille adorée.
C'en est trop pour moi. Les larmes roulent sur mes joues tandis que j'admire ce cadeau à la symbolique si particulière. Je relève la tête, Elias me sourit avec les yeux et mon cœur tambourine dangereusement. Je n'arrive pas à détacher mon regard du sien, submergée par l'émotion et le besoin de lui avouer à quel point il compte pour moi. Il tend le bras et vient caresser le dessus de ma main libre posée sur la table. J'ai envie d'enlacer mes doigts aux siens, sentir à nouveau la douceur de ses lèvres sur les miennes, être enveloppée de sa chaleur à tout jamais.
Seigneur ! Je suis perdue. Je m'effondre en pleurs, consciente que mes sentiments pour lui pourraient bien me plonger dans la tourmente.
— Qu'est-ce qui se passe, Maya ? s'inquiète-t-il.
— Tout va bien, ne t'en fais pas. C'est la grossesse qui exacerbe ma sensibilité, je le rassure avec un sourire gêné en essuyant mes larmes.
La grossesse. C'est cela, oui... Encore que, sans en être la principale responsable, elle doit sûrement contribuer au saccage de mon équilibre émotionnel. Nul doute que le petit locataire a dû ressentir les mêmes émotions fortes que moi. D'instinct, je pose la main sur mon ventre et chuchote à mon bébé :
— Je suis certaine que le joli cadeau de ton papa va te plaire à toi aussi.
***
Axel me retrouve au cabinet à quinze heures trente. Je le sens stressé et j'abandonne Agathe pour l'embarquer avec moi dans la grande salle de réunion.
— Tu penses que tu vas réussir à parler ?
Il me fixe, les yeux écarquillés, et hoche la tête pour acquiescer.
— Utilise des mots, s'il te plaît. Charles ne va pas te manger.
Axel expire longuement en courbant l'échine.
— Je sais, c'est plus fort que moi. J'ai tellement envie de faire ce stage ici.
— Je comprends, mais si tu veux devenir avocat, il va falloir que tu apprennes à gérer tes émotions. Tu as déjà essayé la sophrologie ?
— Non.
— Bah, tu vas t'y mettre, OK ?
— Si ça peut m'aider... soupire-t-il. Tu es sûre qu'il a bien reçu ma candidature ?
— Évidemment ! Je lui ai remis en main propre, il y a deux jours. Tu as pensé à prendre un élastique pour attacher tes cheveux ?
— Oh putain, j'ai oublié ! clame-t-il, horrifié. Quel couillon, bordel !
— Hep, doucement les gros mots ! Je sais que tu les aimes autant que moi, mais pour le moment, c'est interdit ! Ne bouge pas de là, je reviens.
Je m'absente quelques instants pour récupérer mon sac à main et à mon retour, je trouve mon protégé en train de faire les cent pas. Je lui jette la petite brosse à cheveux que je garde habituellement dans mon sac.
— Attrape !
— Comment se fait-il que tu te trimbales avec ça ?
— C'est mon côté Mary Poppins. Tiens, prends ça, j'ajoute en lui donnant un élastique noir. C'est presque dommage de les attacher, mais tu paraîtras plus « sérieux ». Beurk, je n'aime pas ce mot.
— Je vois ce que tu veux dire. S'il le faut, je les couperai.
— Mouais, ne renonce pas à tout non plus. Déjà que sans la barbe, tu as une tête de bébé...
— Tu peux arrêter de te moquer de moi, s'il te plaît ? T'es censé m'encourager, pas m'enfoncer.
— C'est vrai. Allez, détends-toi.
Je jette un œil à l'horloge au-dessus de la porte de la salle de réunion. Quinze heures cinquante. Je reporte mon attention sur Axel qui blêmit légèrement.
— Ça va le faire, ne t'inquiète pas, je le rassure en ajustant le col de sa chemise.
— Alors, Maman ? Je suis présentable ? me raille-t-il en grimaçant.
— Parfait, mon fils ! En avant !
Nous quittons la pièce et je l'accompagne jusqu'au bureau de Charles. Ce dernier a dû nous entendre approcher et la porte s'ouvre. Ils échangent une poignée de main et je fais signe à Axel pour lui souhaiter bonne chance. Je croise le regard de Charles qui m'adresse un clin d'œil discret. Je ne pense pas me tromper en affirmant que cet entretien n'est en réalité qu'une simple formalité, toutefois, je ne pouvais pas l'avouer à Axel pour ne pas lui porter préjudice.
Quelques minutes plus tard, le traiteur arrive pour dresser le cocktail dînatoire dans la salle de réunion. Je suis aux premières loges pour constater que mon employeur a mis les moyens pour célébrer mon départ. Rien que de songer à cette épreuve, j'en ai l'estomac tout retourné. Je prie pour que cela se termine vite. Sans compter qu'il faut toujours faire un discours dans ces moments-là. Et ce n'est que maintenant que je réalise n'avoir rien préparé du tout. Vu l'heure, ça sent l'improvisation à plein nez.
— Ambre, tu peux venir deux minutes ? m'appelle Charles.
Je me précipite dans son bureau sans plus attendre.
— C'est vraiment dommage que tu nous quittes. Tu n'auras pas l'occasion de collaborer avec notre futur stagiaire, commente-t-il avec légèreté.
Le visage d'Axel se fend d'un sourire lumineux en apprenant que sa candidature a été retenue.
— C'est dommage, oui. Mais je garderai tout de même un œil sur lui, ne vous en faites pas.
— Vous restez avec nous pour la soirée, Axel ? Cela ravira notre chère Ambre et j'en profiterai pour vous présenter à l'équipe.
— Volontiers, Maître.
— Parfait ! Dans ce cas, je vous dis à plus tard, j'ai un dernier rendez-vous qui m'attend.
— Merci, Charles. À plus tard.
***
Cette petite robe noire est une excellente acquisition, je songe, debout devant le miroir du salon. Habillée, sans en faire trop non plus, et confortable, elle s'accorde très bien à mes collants à pois et mes bottines chelsea.
Je me sens jolie. J'hésite à porter le bola de grossesse que m'a offert Elias. Encore que, l'heure n'est plus au secret. Adieu les T-shirts larges, gilets et grosses écharpes revêtus dans la semaine pour dissimuler mes formes. Dès qu'ils me verront, mes collaborateurs comprendront tout de suite que je suis enceinte avec cette tenue. Je saisis mon téléphone et prends une photo de moi en pied que j'envoie à Elias.
[Ambre : Comment me trouves-tu ?]
[Elias : Ravissante.]
[Ambre : As-tu conscience qu'avec cette tenue, toutes les personnes présentes ce soir vont découvrir que je suis enceinte ?]
[Elias : Et alors ? Ce qu'ils peuvent penser, on s'en fout, non ?]
[Ambre : Affirmatif !]
Je récupère le bola dans mon sac et le contemple à la lumière. Son tintement doux est agréable à l'oreille et me rappelle celui des carillons éoliens. Je passe la chaîne autour de mon cou et le précieux bijou scintille sur mon ventre rebondi.
L'euphorie me gagne. Je me sens légère, prête à affronter le regard des autres avec sérénité. Je rejoins Axel qui m'attend sur le palier et nous nous mettons en route pour rejoindre toute l'équipe au cabinet.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro