Chapitre 38. Quand tout part en sucette...
(lundi 2 octobre 2023)
Vendredi encore, j'étais contente et confiante en l'avenir. Aujourd'hui, je suis au fond du trou. Je viens de quitter mon job et j'apprends que je suis enceinte. Trente-sept ans, bientôt sans emploi, célibataire et en cloque. Ma vie est une vaste blague...
C'est la secrétaire du médecin qui m'a réveillée pour m'informer qu'il souhaitait me voir dès que possible. Le rendez-vous est donc fixé ce jour à seize heures. En arrivant au bureau, j'ai rejoint Elias comme d'habitude pour boire un café, mais je ne me suis pas attardée, prétextant une tonne de travail en cours. En réalité, j'étais surtout morte de trouille à l'idée de me retrouver avec lui. Avec la tronche de déterrée que je me traîne, il a tout de suite compris que quelque chose n'allait pas. J'ai passé le week-end à pleurer contre l'épaule d'Axel et à me lamenter sur mon sort, priant pour que les résultats reçus ne soient pas les miens. Le pauvre... Il va penser que je suis un cas désespéré.
Par chance, Elias a été pris toute la matinée, j'ai donc réussi à esquiver les questions. Je suis restée la tête dans le guidon, escomptant que mes dossiers en cours me permettraient d'oublier quelques heures que ma vie part en sucette. Malheureusement, ni les optimisations fiscales foireuses ni les conflits patrimoniaux n'ont eu gain de cause face à mes préoccupations personnelles.
— Ah, madame Jaeger ! s'exclame le médecin. Entrez, je vous prie.
Je m'exécute et quitte ma veste pour m'installer sur une chaise en face de lui.
— Bien. Vous avez dû recevoir vos résultats, je suppose ?
— Oui, je murmure.
— Oh, mais qu'avons-nous là ? Vous paraissez bien triste. Quelque chose ne va pas ?
— Je ne pensais pas être enceinte.
— Ah, je vois. Les accidents, ça arrive à tout le monde, vous savez. Ne vous inquiétez pas, tout ira bien, me rassure-t-il. À quand remontent vos dernières menstruations ?
— Très bonne question. À vrai dire, je n'en ai pas eu pendant des années avec la pilule, jusqu'à ce que j'arrête de la prendre il y a un peu moins d'un an. Avant de nous séparer, nous avons essayé d'avoir un enfant avec mon ex-conjoint. Elles sont revenues, mais elles étaient irrégulières.
J'avais d'ailleurs jugé opportun de tenir un calendrier. J'attrape mon agenda dans mon sac et le feuillette d'une main tremblante. Plus je remonte dans les semaines et plus l'angoisse me gagne. Comment ai-je pu passer à côté de ça ?
— Vingt-quatre juillet.
Juste après avoir quitté Antoine...
Le docteur fixe l'écran de son ordinateur et commence à compter.
— Donc, a priori, vous entamez votre onzième semaine d'aménorrhée. Hum... Moins quinze jours... La conception a probablement eu lieu autour du six août, en conclut-il en relevant le nez vers moi.
Le six août. Le week-end avec Elias. Dès que j'ai eu les résultats de la prise de sang, je m'en suis doutée étant donné que je n'ai pas eu de rapports avec qui que ce soit depuis. Néanmoins l'entendre de la bouche du médecin produit l'effet d'un coup de massue et je m'effondre en pleurs sur le bureau.
— Calmez-vous, madame Jaeger. Seule la première échographie permettra de confirmer la date. Vous êtes suivie par une gynécologue ?
J'acquiesce d'un signe de tête en essuyant mes larmes d'un revers de manche.
— Bien, il est important que vous preniez rendez-vous avec elle. Sachez que vous êtes encore dans les délais, pour le cas où vous souhaiteriez interrompre cette grossesse. Je vous invite à prendre le temps d'y réfléchir pour vous décider... peut-être aussi de... d'en discuter avec le père ? poursuit-il avec hésitation.
C'est bien là tout le problème. Comment lui annoncer ? Rien que d'y songer, les sanglots s'intensifient.
— Comment je... je... vais... faire ? Pourquoi ? Pourquoi... je... n'ai... rien... remarqué ?
Je peine à respirer et à m'exprimer convenablement. Le médecin me fixe avec embarras.
— Certaines femmes n'ont que peu, voire pas de symptômes en début de grossesse. Si vous n'avez pas eu de menstruations pendant des années, et, au vu de vos cycles irréguliers, il est tout à fait compréhensible que vous ne vous soyez pas inquiétée plus que ça de ne pas en avoir depuis deux mois, tente-t-il de m'apaiser.
Je lève les yeux vers lui. Il me sourit avec bienveillance et je lui suis reconnaissante de ne pas me juger, ou du moins de me le cacher si c'était le cas.
— Tenez, voici une liste d'aliments contenant du fer. Je vous invite à en consommer suffisamment pour remédier à votre anémie. N'oubliez pas de confier les résultats de votre prise de sang à votre gynécologue et surtout, reposez-vous.
— Merci, docteur.
***
(jeudi 12 octobre 2023)
— Ambre ? Tu es avec moi ou pas ? m'interpelle Elias.
— Pardon ? Tu me disais quoi ? je lui réponds en avalant une gorgée de café.
— Tu es bizarre en ce moment ? Tu es sûre que ça va ? C'est l'autre con qui te met la pression encore ?
— Non, ne t'en fais pas. J'ai juste la tête ailleurs à cause de mon projet pro.
— C'est pour bientôt ta formation ?
— Oui, dans trois semaines. J'ai hâte, ça va me faire du bien de partir un peu loin d'ici.
C'est le moins que je puisse dire...
— Au fait, ta prise de sang, ça a donné quoi, alors ?
Et merde... Nous n'en avions pas reparlé, j'espérais qu'il aurait oublié.
— Oh, euh... rien de grave. Je suis juste anémiée, c'est pour ça que j'ai un coup de pompe en ce moment, mais le médecin m'a prescrit ce qu'il faut, je serai très vite en pleine forme, je le rassure en esquissant un sourire léger.
Elias plisse les yeux, signe apparent qu'il n'est pas convaincu par mon explication. Le connaissant, il va chercher à me cuisiner une fois de plus. Mon épisode de grosse fatigue m'a servi d'excuse pour lever le pied et m'éterniser le moins possible au boulot. J'ai esquivé Elias autant que j'ai pu ces dix derniers jours, mais cela devient de plus en plus difficile de le fuir sans trop éveiller ses soupçons. Il me surveille, je le sens. Il s'inquiète pour moi, comme il le fait depuis huit ans, comme le font les amis. J'ai honte de lui cacher la vérité, surtout qu'il finira bien par la découvrir...
Je regarde l'heure sur mon portable. Treize heures trente. Le stress s'empare de moi. J'ai rendez-vous à dix-sept heures avec la gynécologue.
— Je te laisse, j'ai une tonne de boulot. On se voit plus tard.
Et je disparais dans le couloir pour regagner mon bureau au plus vite.
Depuis que j'ai appris ma grossesse, je suis tiraillée entre le besoin de lui avouer et la peur de le faire. De base, informer un homme que l'on est enceinte n'est pas toujours évident. Mais alors là, c'est carrément l'angoisse ! Je redoute de l'annoncer à Elias et surtout, je réfléchis déjà à la façon de gérer la crise qui va en découler. Parce que cela va forcément changer les choses entre nous. Nous venions à peine de réussir à renouer une relation amicale à peu près « normale » et voilà que Mère Nature a décidé de planter la graine du chaos.
Au-delà de ça, je ne cesse de m'interroger sur mon avenir, avec possiblement une bouche à nourrir et des responsabilités à n'en plus finir. Avoir un bébé, c'était un projet que j'avais avec Antoine. Maintenant que je suis célibataire, je ne suis plus sûre de rien et cela me terrifie. J'ai passé dix jours à me documenter, à lire des témoignages de femmes qui ont eu recours à l'IVG et d'autres qui ont eu leurs enfants seules, par choix, ou pas d'ailleurs. Et le moins que je puisse dire, c'est que j'en ai eu froid dans le dos et que cela a plus alimenté mes angoisses qu'autre chose.
***
J'ai espéré toute la journée que la gynécologue m'annoncerait qu'il y avait eu une erreur au laboratoire. Malheureusement pour moi, ce rendez-vous n'a fait que confirmer les résultats des analyses de sang. Je suis bien enceinte, depuis environ dix semaines.
Bien qu'elle ait fait preuve d'une grande bienveillance, je quitte le centre Alienor d'Aquitaine en pleurs, plus bouleversée que je ne l'ai jamais été de toute mon existence. Elle m'a délivré les informations nécessaires à ma prise de décision, ainsi qu'une enveloppe contenant un tas de documents.
C'est épuisée et complètement paumée que je regagne mon domicile en tram. Je n'aspire qu'à me glisser sous une douche bien chaude pour tenter de me délasser avant de sombrer dans le sommeil. Je croise Axel qui sort de l'immeuble et trottine jusqu'à moi.
— Coucou toi. Je ne te demande pas comment tu vas aujourd'hui... ta tête en dit long.
— J'ai passé une échographie. Je ne sais pas quoi faire, je sanglote sans retenue devant lui, le visage masqué de mes mains.
— Viens par là, dit-il en me serrant dans ses bras. Ça va s'arranger, tu vas trouver une solution.
— Il n'y en a que deux possibles. Peu importe celle que je prendrai, elle sera lourde de conséquences.
— Tu en es à combien de semaines ?
— Dix.
Axel se gratte le menton en réfléchissant.
— Donc, tu disposes encore d'un délai pour te décider.
— Ambre ? résonne la voix d'Elias au loin.
Oh non ! Pas lui ! Pas maintenant !
Axel et moi, nous tournons la tête vers lui. Elias nous fixe avec une moue indéchiffrable. Je m'écarte d'Axel et déglutis avec difficulté, consciente que je ne vais plus pouvoir cacher la vérité à Elias bien longtemps. J'essuie mes larmes d'un revers de manche.
— Qu'est-ce qui se passe, Ambre ? Tu as eu un souci cet après-midi ?
Je jette un œil anxieux en direction d'Axel et l'implore silencieusement. Pitié, ne me laisse pas seule avec lui.
— Bon, je file. Les potes m'attendent. On se voit plus tard ?
Et mince... Je suppose qu'il agit ainsi pour m'encourager à prendre mes responsabilités et je ne peux lui en vouloir. Faire l'autruche plus longtemps ne me sera d'aucun secours.
— Ça marche, à plus.
Axel s'éclipse et me voilà seule face à Elias, dont l'attention est attirée par l'enveloppe dépassant de mon sac.
— Je sens que tu me caches quelque chose.
Je ne peux plus reculer, je suis au pied du mur. J'inspire profondément, cherche mes mots. Par où commencer ? L'agitation dans la rue ajoute à mon stress.
— C'est quoi cette enveloppe ? Tu as passé des examens ?
Je bascule la tête vers l'arrière en fermant les yeux. Je ne peux pas, c'est plus fort que moi. Elias s'approche et me saisit par les épaules.
— Bon sang, mais parle-moi, Ambre. Tu es malade, c'est ça ? s'impatiente-t-il en me secouant légèrement, ce qui a le mérite de me sortir de ma torpeur.
— Non.
Elias soupire de soulagement.
— Tu m'as fait peur, bon sang ! Je commençais à imaginer le pire !
— Je suis enceinte.
Il me relâche et recule d'un pas en écarquillant les yeux, le visage blême.
— Quoi ? s'exclame-t-il au beau milieu de la rue.
— Ne m'oblige pas à le répéter, s'il te plaît.
Voyant qu'il ne réagit pas, je prends la fuite jusqu'à mon immeuble. Il me poursuit et me rattrape dans le hall d'entrée avant que la porte se referme.
— Ambre, reste-là ! m'ordonne-t-il, ses doigts emprisonnant mon poignet.
Les mots résonnent dans la cage d'escalier. Prononcés avec ce même ton froid et tranchant que lorsque nous nous sommes disputés chez ses parents. Mon cœur se serre, cela ne présage rien de bon.
— Laisse-moi !
— Pas question !
D'un geste brusque, je me défais de son emprise et gravis les marches à toute vitesse pour atteindre mon appartement. Elias se précipite derrière moi tandis que je déverrouille la serrure. Il m'interdit l'entrée et me saisit par le menton pour m'obliger à lui faire face.
— Arrête de me fuir comme ça ! gronde-t-il.
Je détourne le regard et le bouscule pour rentrer en soupirant bruyamment.
— Depuis quand es-tu au courant ?
La porte claque derrière nous.
— Depuis ma prise de sang.
Je jette mon sac sur la table dans le séjour. Nous ne nous quittons pas des yeux, l'électricité dans l'air est palpable.
— Combien de semaines ?
— Dix.
Elias se couvre le front d'une main, en pleine réflexion. Il ne lui faut que quelques secondes pour comprendre.
— Dis-moi que c'est une blague... siffle-t-il entre ses dents.
— J'aurais préféré que ça le soit... je lui rétorque, sur la défensive.
— Les médecins sont formels ? Il n'y a aucun doute sur la date ?
— Qu'est-ce que tu sous-entends ?
— Tu es sûre qu'il est de moi ?
Sa froideur me glace le sang.
— Tu te fous de ma gueule ? Tu penses peut-être que je passe mon temps à m'envoyer en l'air avec des plans d'un soir, comme toi tu le fais ?
La mine sombre, il darde sur moi un regard noir qui me file la chair de poule.
— Il n'y a encore pas si longtemps, tu voulais un gosse avec l'autre con...
Quel coup bas !
— Il n'y a aucun doute possible ! je lui assène d'un ton tranchant. Tu es quand même gonflé ! Tu ne t'es pourtant pas posé la moindre question cette fameuse nuit ! Pour me baiser sans capote, il n'y avait pas de problème... Tu t'es dit « c'est ma vieille copine, aucun risque à déplorer », c'est ça ?
— Parce que toi, t'y as pensé peut-être ? me fustige-t-il.
— N'essaie pas de me rejeter toute la faute dessus ! On était deux à ne pas réfléchir !
— Et qu'est-ce que tu comptes faire ?
Ce « tu » me fait l'effet d'une gifle et m'ébranle complètement. En même temps, à quoi aurais-je dû m'attendre comme autre réaction de sa part ? Je le connais. Il ne veut ni femme ni enfant. Alors forcément, en lui avouant ma grossesse, il n'allait pas exploser de joie. Pour autant, je ne pensais pas qu'il puisse se montrer si odieux.
— Dégage !
— Réponds-moi !
Nos éclats de voix résonnent entre les murs de mon appartement, suscitant la peur chez Tanit qui trouve refuge sous le canapé. Je déteste ce qui est en train de se passer entre nous, mais il est hors de question que je le laisse me malmener. Je me précipite vers la porte que j'ouvre en grand et je lui désigne la sortie d'un geste vif.
— Fous le camp ! Puisque JE dois prendre une décision, ça ne TE concerne plus !
Nous nous fixons avec hostilité durant des secondes interminables. Je respire difficilement, mon cœur pulse à une vitesse folle, tant je suis remontée après lui. Des tremblements incontrôlables me secouent, les larmes s'amoncellent derrière mes paupières, mais je les ravale et me montre inflexible. Du moins, j'essaie, parce qu'au fond de moi, je suis dévastée par sa réaction si violente.
Elias me toise, les sourcils froncés, le regard implacable. Il finit par entrouvrir les lèvres, comme s'il voulait dire quelque chose, puis se ravise et fonce tête baissée vers la sortie. Je claque la porte avec force. Maintenant que je suis seule, je glisse lentement vers le sol et pleure toutes les larmes de mon corps, avachie sur le plancher, comme un pantin désarticulé. Je suis en plein cauchemar... Quand vais-je enfin me réveiller ?
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