Chapitre 31. La malédiction des De Warren
J'ouvre les yeux à l'aurore. Les premiers rayons du soleil pénètrent dans la chambre à travers les fenêtres et sont filtrés par les rideaux anthracite qu'Elias a dû fermer dans la nuit.
Je m'étire comme un chat et sens quelques raideurs un peu partout dans mon corps. Ma colère de la veille s'est dissipée et j'ose espérer qu'il sera lui aussi de meilleure humeur, sans quoi, notre petite comédie pourrait bien tourner en eau de boudin.
Je me lève et, alors que je marche sur la pointe des pieds jusqu'à mon sac, le plancher craque sous mes pas. Et mince, je vais le réveiller. Je reste immobile quelques instants à l'observer, debout près du lit, guettant le moindre mouvement. Couché sur le côté et la tête enfoncée dans l'oreiller, ses cheveux bruns, légèrement grisonnants par endroits, sont en bataille et quelques mèches courtes retombent sur son front. Il respire à intervalles réguliers par le nez, les traits de son visage sont apaisés.
J'ai toujours pensé que sous ses costumes se cachait un véritable Apollon. Et alors que le drap couvre à peine ses attributs, ma théorie se confirme. Je détaille son corps élancé et athlétique, ses muscles parfaitement dessinés, exposés sans pudeur à mes yeux curieux. Il a tout du mâle puissant et viril, enfin selon moi. Le genre de ceux qui vous font vibrer en vous offrant des moments inoubliables. Je me sens rougir de le reluquer dans son sommeil, mais il est tellement séduisant, que ce serait dommage de m'en priver. Gné ! Qu'est-ce qui me prend de rêvasser de la sorte ?
« Allô, Ambre ? Ici, ta voix de la raison. Depuis quand as-tu des pensées coquines à propos d'Elias ? Ton ami, je te le rappelle. » C'est vrai ça, depuis quand ?
— Arrête de me mater pendant que je dors, marmonne-t-il les yeux fermés.
Oups ! Vite, une excuse !
— Ce n'est pas ce que tu crois, je... euh, je vérifiais la messagerie de mon téléphone.
— Menteuse. Il est sur la commode à l'autre bout de la chambre.
Le feu me monte aux joues tandis qu'il ouvre les yeux et m'adresse un sourire en coin enjôleur, qui m'émoustille bien plus que de raison. Mon cœur s'emballe, mais je reste bouche bée, incapable de détacher mon regard de lui et d'aligner deux mots.
— Youhou ! clame-t-il en gesticulant pour attraper son portable sur la table de chevet.
Le drap glisse sur sa peau nue. Oh non ! Il ne va pas à finir à poil devant moi tout de même ? Fort heureusement, l'élastique de son caleçon apparaît. Je laisse échapper un « ouf » de soulagement. Je me suis rarement sentie aussi gênée et tourne la tête sur le côté.
— Hein ? Désolé, je suis encore un peu dans les choux.
C'est cela, oui... rattrape-toi aux branches.
— Allez, viens te recoucher, il est à peine six heures trente.
— C'est gentil, mais non. J'ai terminé ma nuit. Je vais aller voir où se trouve Poppy.
— Comme tu préfères, moi je reste au lit. Pour une fois que je peux faire la grasse matinée tranquille.
Je m'empresse de m'habiller et descends au rez-de-chaussée. Je ne croise personne hormis Papy Jaja, déjà debout et installé dehors pour prendre son petit-déjeuner dans le jardin en compagnie de Poppy. Pour elle aussi, c'est l'heure du repas.
— Bonjour, monsieur de Warren.
— Ah non, hein ! Appelle-moi Arthus, je te prie. Tu te joins à moi ?
— Volontiers, je vous avoue que je meurs de faim.
Je file jusqu'à la cuisine pour récupérer une tasse de café et je m'en retourne auprès d'Arthus.
— J'ai lu dans le journal qu'il y a une brocante à quelques kilomètres d'ici ce matin. Tu veux bien m'y accompagner, je te prie ? me demande l'ancien en tartinant un morceau de pain grillé. Il me faut un chauffeur, il paraîtrait que je ne suis plus en état de conduire selon ma bru, se plaint-il.
— Avec plaisir, mais je n'ai pas de voiture. Et je ne suis pas certaine qu'Elias me laissera la sienne.
— Ne t'en fais pas, la mienne est encore dans le garage. Tu verras, ça se pilote tout seul.
— OK. Quand voulez-vous partir ?
— Maintenant ? C'est le matin tôt qu'on peut faire des affaires dans ce genre d'évènements.
Prise de court, j'avale mon café à la hâte, débarrasse la table et rapporte tout en cuisine. En quelques minutes à peine, je me brosse les dents, récupère mon sac et file rejoindre Arthus. La demeure est toujours silencieuse. Aucune trace de la marâtre. Cela me sied à merveille. Au plus je m'épargnerai de voir sa tronche, au mieux je me porterai. Arthus ouvre les portes du garage et se retourne vers moi, arborant un sourire fier en me tendant la clé de la voiture.
— Vise un peu mon carrosse, ma petite ! Une Volkswagen 181. Je suis certain que tu n'en as jamais croisé de ta vie.
— Ah oui, je vous le confirme ! Je parie qu'elle est plus vieille que moi.
— Je l'ai achetée neuve en mille neuf cent quatre-vingts, s'extasie-t-il en caressant le capot de son bijou.
— C'est bien ce que je disais. Je vais tâcher de ne pas l'accidenter, mais vous êtes vraiment sûr de vous, Arthus ? je le questionne avec anxiété.
— J'ai toute confiance en toi, ma petite ! En avant.
J'ai intérêt à bien me concentrer sur la route si je ne veux pas lui bousiller sa précieuse voiture ! Décidément, ce week-end à la campagne est loin d'être de tout repos. Je m'efforce de paraître la plus détendue possible pendant que l'aîné me donne quelques recommandations et nous voilà partis tous les trois avec Poppy pour la brocante.
Nous réussissons à trouver une place de stationnement après avoir tourné un petit moment dans un village tranquille à une dizaine de kilomètres. Manœuvrer cet engin à direction « insistée » n'est pas une mince affaire et je soupire de soulagement en posant les pieds au sol, une fois le moteur coupé. Arthus attache la laisse au harnais de Poppy et saisit sa canne sur la banquette arrière. En route pour chiner !
Il déambule devant moi avec Poppy et ne manque pas d'attirer l'attention des promeneurs. La petite aventurière renifle tout ce qui se trouve à portée de son groin ; je garde donc un œil discret sur elle, pour veiller à ce qu'elle n'avale pas n'importe quoi. Au cours de l'excursion, je ne suis pas tant ébahie par la multitude d'objets de toute nature proposés à la vente que par la grande forme du patriarche à l'aube de ses quatre-vingt-dix printemps, qui crapahute tel un jeunot au milieu des exposants. Arthus de Warren est connu comme le loup blanc, aussi, nombreux sont les passants qui s'arrêtent pour échanger quelques mots avec lui et gratouiller Poppy.
Après presque une heure et demie à tourner, nous nous installons en terrasse d'un bistrot pour boire un café.
— Cela faisait un moment que je n'étais plus sorti de chez moi. Merci de m'avoir accompagné, Ambre.
— J'ai l'impression que vous ne vouliez pas venir expressément pour la brocante, je me trompe ?
— Non, en effet. J'avais simplement envie de me promener. Entre l'autre pénible qui rêve de me voir entre quatre planches et mon fils qui ne dit rien pour avoir la paix, je t'assure que vivre avec eux est insupportable.
— C'est ce que j'ai cru comprendre. Les tensions sont « vives » entre vous.
— Et pas qu'un peu ! Les bonnes femmes sont une véritable malédiction dans notre famille, lâche-t-il, perdu dans ses pensées. J'ai eu de la chance, j'ai pu me débarrasser de la mienne assez vite.
Je lève haut les sourcils en avalant mon café de travers.
— Quand vous dites « débarrasser », vous faites référence à quoi ?
— Elle a cassé sa pipe il y a trente ans, me répond-il avec détachement.
— C'est curieux, j'ai l'impression que cela ne vous a pas trop affecté.
— J'ai vécu quarante ans avec cette vieille carne castratrice à moitié folle et je n'ai pas honte de dire que je suis bien content qu'elle ne soit plus là pour m'enquiquiner.
— Mais pourquoi n'avez-vous pas divorcé ?
— Voyons ma petite, tu en connais beaucoup toi, des bourgeois qui divorcent ? À mon époque, ça ne se faisait pas, on subissait sans moufter en attendant qu'un miracle se produise, plaisante-t-il en tapotant sur sa bedaine.
Je hoche la tête de droite à gauche, décontenancée par le franc-parler de Papy Jaja. C'est vraiment un personnage hors norme.
— Pour te donner un ordre d'idée, c'est elle qui a arrangé l'union d'Edouard avec Marie-Louise. Je ne sais pas où elle a été nous trouver un engin pareil, sûrement dans l'un de ses galas mondains à la mords-moi le nœud qu'elle aimait tant, toujours est-il qu'elles s'entendaient comme cul et chemise toutes les deux. Et mon fils, le malheureux. C'était un gentil rêveur, le mariage lui est tombé dessus comme la misère sur le pauvre monde. Il n'a jamais été de taille à lutter contre sa femme. Il a fait carrière dans l'ingénierie civile et il n'était pas souvent présent. Elias a beaucoup souffert de son absence. Et moi, j'étais là, mais je ne voyais pas tout. Je m'en suis longtemps voulu. Elias ne méritait pas ça. Pff... Excuse-moi, je ne sais même pas pourquoi je te raconte tout ça, tu vas me prendre pour un vieux fou misogyne.
En même temps, si le pauvre Arthus avait une épouse aussi affable que sa belle-fille, il avait de quoi le devenir...
— Pas le moins du monde, ne vous en faites pas. Au contraire, vous me faites rire, j'aime particulièrement votre franc-parler. Vous me rappelez ma grand-mère. Elle n'avait pas sa langue dans sa poche, vous vous seriez probablement bien entendus tous les deux. Elias l'appréciait beaucoup.
— Ah, ma petite Ambre, je t'aime bien, tu sais. Quelque chose me dit que tu vas briser la malédiction des De Warren. J'ai tout de suite senti que tu n'es pas une femme comme les autres, sinon jamais Elias ne t'aurait amené chez nous.
Hum... Cherche-t-il à me faire plaisir ? Ou bien le pense-t-il réellement ?
— Si vous le dites, je veux bien vous croire.
— Elias n'est pas du genre à s'attacher facilement, alors nous présenter une compagne... Je suis ravi que mon petit-fils ait enfin réussi à trouver quelqu'un qui en vaille la peine à ses yeux.
Je rougis et baisse la tête, soudain absorbée par la contemplation de ma tasse de café. Cette flopée de compliments de la part d'Arthus m'intimide et je culpabilise d'autant plus de lui cacher la vérité. Il semble réellement content pour Elias et moi. J'ai peur qu'il n'en soit que plus déçu s'il venait à découvrir la supercherie. Ne devrions-nous pas être honnêtes avec lui ? Autant je me contrefous de la réaction de Marie-Louise, autant je n'aimerais pas peiner le patriarche.
— Merci, Arthus, ça me touche beaucoup.
— Avec toi, il sera heureux. Et il le mérite, quoi qu'en dise sa mère.
Décidément, cette bonne femme ne risque pas de gagner mon estime un jour.
— Que voulez-vous dire ?
Papy Jaja s'enfonce dans son siège et jette des coups d'œil furtifs aux alentours, comme pour fuir mon regard. J'ai l'impression qu'il aimerait m'en avouer davantage, mais qu'il hésite, ne sachant pas ce qu'Elias a pu me révéler à propos de lui. Je l'observe en agitant les jambes nerveusement sous la table. À chaque inspiration, j'ai comme un poids sur la poitrine.
— À en juger ta réaction, je suppose qu'Elias ne t'a rien confié au sujet de son enfance.
— Non, en effet. J'ai d'ailleurs été très surprise hier, lorsque Carl est arrivé. La tension était palpable entre eux. Il m'a paru si triste d'un coup. J'ai essayé d'en discuter avec lui après, mais il s'est fermé complètement et l'on s'est fâchés. C'était bien la première fois que je le voyais dans cet état.
— Ne lui en tiens pas rigueur. Elias a un bon fond, tu sais. Je t'assure qu'il aurait pu devenir pire que son frère après ce qu'il a traversé.
Qu'est-ce qui a bien pu se passer de si terrible qui puisse l'impacter à ce point, encore aujourd'hui ?
— Je ne lui en veux pas du tout. J'aimerais seulement qu'il comprenne que je suis là pour lui, y compris dans les moments difficiles.
— Les femmes de sa vie ne l'ont pas épargné. Je ne peux que te conseiller de t'armer de patience avec lui.
Arthus termine son café et je devine qu'il ne m'en dévoilera pas davantage à propos de son petit-fils, ce dont je lui suis reconnaissante. J'ai la désagréable sensation que je n'apprécierais pas du tout ce que je pourrais découvrir à son sujet.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro