J'ai beau être en week-end, je n'ai pas chômé. Levée avec le soleil, j'ai passé la journée à me renseigner sur les formations nécessaires pour devenir artisan savonnier et créer son auto-entreprise. J'ai consulté des vidéos et lu des témoignages de personnes qui ont sauté le pas pour se lancer. J'ai commencé à évaluer la faisabilité de mon projet en tenant compte du marché, de l'offre identique proposée dans ma région... Le parcours ne sera pas simple, mais je bénéficie déjà d'un atout conséquent : mes économies. Ce qui m'ôte une partie du poids sur mes épaules. Car devenir entrepreneur n'est pas évident et quand en plus, il faut trouver les financements, c'est encore plus compliqué.
J'ai aussi pris le temps de faire des courses, mes placards étant désespérément vides. Je me suis entretenue avec Alice pour l'apaiser. Elle était en panique de savoir que les voisins organisent une crémaillère ce soir et à force d'argumenter, je suis parvenue à la tranquilliser en l'assurant de garder un œil sur eux.
Il est plus de vingt heures quand je me décide à rejoindre la fête. J'ai promis à Axel de passer les voir. Leur faire faux-bond maintenant serait malpoli. Je n'aurais qu'à m'éclipser discrètement après une heure ou deux et dormir avec des boules quies. Car je dois bien le reconnaître, ils sont un peu bruyants. Pas un troupeau d'éléphants non plus, mais si j'avais voulu roupiller tranquille, cela aurait été impossible.
Sans surprise, il y a plein de fêtards sur place. Si certains ne semblent pas avoir remarqué mon arrivée, d'autres me scrutent comme si j'étais un extraterrestre ou pire, la méchante voisine du rez-de-chaussée qui viendrait interrompre la petite sauterie. J'adresse quelques sourires polis et cherche les hôtes du regard parmi la foule. Je les trouve massés autour d'un énorme saladier, en train de ravitailler leurs potes. Et à juger la dextérité d'Eliott, je suppose que l'apéro est déjà bien entamé pour lui et quelques autres. Je m'approche pour les saluer et je me retrouve avec un verre entre les mains en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
Un rapide coup d'œil me permet de constater qu'il y a de quoi boire en quantité, par contre pour manger, ce n'est pas la même histoire. Je dégote un petit coin tranquille à proximité d'une fenêtre et dégaine mon portable pour passer commande d'une quinzaine de pizzas. Moi aussi, j'ai pas mal fait la fête à leur âge et j'en ai vu un paquet vomir ou finir en coma éthylique dans les pires cas. Il y a pléthore de bouteilles de bière, vodka, et autres alcools, ainsi que des sodas et breuvages énergisants dont la simple évocation me rappelle le Jägerbomb infâme d'il y a quelques semaines. Ça sent la cuite pour bon nombre d'entre eux, et ce serait de la non-assistance à jeunes en danger de les laisser boire autant sans qu'ils aient de quoi éponger.
Je reste un moment assise dans mon coin à siroter mon verre de punch en observant les fêtards. Ça picole, ça fume, ça se trémousse et se frotte au rythme de la musique qui résonne entre les murs. Le volume sonore est toutefois raisonnable. Enfin pour moi. Il est clair que la moyenne d'âge doit se situer entre vingt et vingt-cinq ans maximum, et qu'ils ne parlent définitivement pas la même langue que nous autres, les trentenaires installés dans la vie active. Et à les voir faire, je réalise que je ne détiens pas non plus les codes nécessaires pour évoluer parmi eux. Simple constat. Ils sont inséparables de leurs précieux téléphones avec lesquels ils immortalisent la soirée. Nul doute que les stories vont abonder sur les réseaux sociaux. Je suis larguée. Hormis Instagram, que je n'ai plus ouvert depuis un moment, je ne fréquente pas ses plateformes et je ne m'en porte pas plus mal. Bien que cela puisse être utile pour communiquer, je ne comprendrai jamais l'intérêt d'aller étaler toute sa vie sur la toile, sans réfléchir aux conséquences. Surtout quand il s'agit de photos pouvant être compromettantes. Je n'ose imaginer la tête de mes collaborateurs s'ils tombaient sur des clichés de moi en train d'enquiller des verres, le maquillage en péril et la trogne rougeaude.
— Salut, toi !
Je lève les yeux et fais face à un grand costaud qui me dévisage. À première vue, il n'a déjà plus trop soif. Pas de jugement, Ambre. Il est peut-être très sympa. Et puis autant discuter un peu, je ne suis pas venue pour faire la plante verte non plus.
— Euh, salut.
— C'est marrant, j'ai pas souvenir de t'avoir croisée. Et pourtant je fais pas mal de bringues avec Eliott. C'est quoi ton prénom ?
— Ambre. Et toi ?
— Max. Tu les connais depuis longtemps ?
Il se laisse tomber lourdement sur la banquette près de moi, manquant de renverser son verre sur mon pantalon. Malheur, qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ? Pas évident de tailler le bout de gras avec les gens bourrés quand on n'est pas soi-même un peu alcoolisé.
— Non, c'est tout récent. Depuis qu'ils ont emménagé ici. J'habite en dessous.
— Oh putain, c'est toi la voisine canon dont Eliott m'a parlé ?
Pardon ? Qu'est-ce qu'Eliott a raconté à mon sujet ?
— Eh bien, à vrai dire je suis une de leurs voisines, oui, mais... euh...
Je bugue complètement, incapable d'en dire plus alors que Max me dévisage à présent avec le sourire carnassier – et flippant, de l'ivrogne qui passe en mode conquête. Pas très à l'aise, je me recule légèrement.
— T'as un mec ? me demande-t-il assez fort, en se rapprochant de moi.
J'ai envie de lui hurler que ce n'est pas parce qu'il est bourré que je suis sourde, mais je me ravise. Je prie qu'il ne soit pas fumeur. Avec son haleine d'alcoolique, il pourrait faire sauter l'appartement à l'approche de la moindre étincelle. Ce type est plus dangereux qu'un site Seveso. Son intérêt manifeste m'incite à couper court à la conversation.
— Je te laisse, bonne soirée.
Je m'échappe de la banquette et file jusqu'à la cuisine. Moi qui pensais rencontrer de nouvelles têtes et discuter tranquillement, pour un premier contact, on a connu mieux. Ne pas désespérer. Ça fait à peine une demi-heure que je suis là. J'avale un premier grand verre d'eau, puis un deuxième, pour me remettre de cette rencontre pas terrible. Pourquoi suis-je venue au fait ? Bon sang, cet appartement est une vraie fournaise ! Et le punch n'est pas si léger que je le croyais. Je me sens déjà un peu flonflon. J'ai intérêt à lever le pied, si je ne veux pas me retrouver dans une posture embarrassante. Pourvu que les pizzas arrivent vite, je meurs de faim en plus.
Je pivote sur mes talons et tombe nez à nez avec Max, qui, à première vue, ne compte pas en rester là avec moi, étant donné sa façon de me reluquer.
— Bah alors, qu'est-ce qui t'a pris de t'échapper ?
— Rien, j'avais juste un peu soif.
— Fallait me le dire, je serais allé te chercher un verre.
— Je me suis débrouillée.
— Et donc, tu ne m'as pas répondu. T'as un mec ?
Oh punaise, il remet ça ! J'ai l'impression qu'il ne va pas me lâcher la grappe de sitôt.
— Euh, oui.
Parfois, un petit mensonge est le meilleur moyen d'échapper à une situation désagréable.
— Ah, dommage.
— Si tu le dis. Tu peux libérer le passage, s'il te plaît ? J'aimerais bien retourner dans le salon.
— Tu ne veux pas rester discuter un peu avec moi ? Je suis un mec cool, tu sais.
Surtout un pénible, à première vue. Je soupire, quelque peu agacée par l'insistance de ce cher Max qui a dû apprendre à draguer via des tutoriels sur YouTube.
— Je n'en doute pas, mais tu perds ton temps avec moi.
— Je suis sûr que non. Les femmes comme toi raffolent des types comme moi.
En une réplique, Max le pochtron s'est transformé en Gros Lourdaud... Je ne suis peut-être pas à la page question parler jeune, mais je suppose qu'il ne me complimente pas. La diplomatie a ses limites, il est l'heure de lui apprendre un peu la vie.
— Les femmes comme moi ?
— Ouais, les MILF. J'ai toujours voulu m'en faire une.
Il ose me sourire, content de sa tirade de gros beauf, tandis que je fulmine. Il m'a bien regardé ce petit con ? Je vais lui faire passer l'envie, ça ne va pas traîner !
— Écoute-moi bien, parce que je ne vais pas te le dire deux fois. Je ne sais pas ce qu'Eliott t'a raconté sur moi, mais tu vas arrêter tout de suite ton numéro de drague à deux balles. J'ai bien compris que tu as le guignol qui frétille dans le calbut, mais ne t'imagines pas que tu vas me choper. Je ne suis pas ta copine et si tu continues de m'emmerder, la soirée risque de très mal se terminer pour toi. OK, Gros Lourdaud ?
Ma tirade menaçante a, semble-t-il, eu raison des envies de mon interlocuteur, dont le regard a soudainement dévié vers le sol. À moins que ce soit mon doigt inquisiteur pointé sur lui ou encore mes prunelles de tueuse qui l'effraient. Je veux bien être gentille, mais j'ai mes limites. N'empêche que, je ne pensais pas capable de me rebiffer de la sorte. Peut-être un privilège de l'âge ?
— Euh oui, désolé, madame, bégaie-t-il, tout penaud.
D'embarras, il se frotte la nuque. Il ne s'attendait peut-être pas à ce que je l'invective. Intérieurement, j'ai envie de rire de le voir si gêné, mais je me ravise, préférant une expression glaciale pour m'assurer qu'il a bien compris le message.
— Bien. Maintenant, tu vas faire comme si je n'existais pas et la prochaine fois que tu tenteras de draguer une nana, évite de boire et réfléchis avant de parler, si tu ne veux pas passer pour un con.
Il vire cramoisi et s'écarte de mon chemin en titubant. Pourvu que cela lui serve de leçon. Je le plante là et file en direction du punch. Pour le coup, ce petit intermède m'a donné soif !
Je croise Axel, a priori légèrement beurré lui aussi, mais toujours en possession de ses moyens.
— Hey ! Alors, tu t'amuses ? T'as vu, l'ambiance est sympa. J'espère juste que madame Legrand ne va pas nous tomber dessus demain.
— Ne t'inquiète pas, j'en ai encore longuement discuté avec elle ce matin.
— Roh, t'es vraiment cool de lui avoir parlé. J'ai l'impression qu'elle ne nous apprécie pas trop.
— Ce n'est pas ça, simplement, elle se fait du souci pour la tranquillité de l'immeuble.
— Ouais, je comprends. On fera gaffe. Je vois que ton verre est vide, tu veux boire un truc ?
— J'allais justement me servir un punch.
Je croise le regard de Max par-dessus l'épaule d'Axel, adossé seul contre le mur du salon, telle une âme en peine. Il semble que je lui ai coupé l'envie de s'amuser. Axel se retourne et le fixe lui aussi avant de me faire de nouveau face.
— Quelque chose ne va pas ? On croirait que tu vas le mordre.
— Hum, disons qu'il a tenté une approche pas très fine avec moi et qu'il est tombé sur un os.
— Ça ne m'étonne pas de lui. Il n'est pas méchant. Par contre, quand il est bourré, il devient vraiment lourd avec les nanas. Ça n'aurait tenu qu'à moi, il n'aurait pas été invité, mais bon, c'est un copain d'Eliott.
— Ne t'en fais pas. Je crois qu'il a bien compris la leçon.
Axel nous ressert en punch et nous restons un moment à papoter comme des vieux potes. Je fais connaissance avec plusieurs de ses amis et à mesure que les verres se vident, ma langue se délie et il m'est de plus en plus simple de discuter avec eux.
Vers vingt-et-une heures, une imposante pile de pizzas se présente à l'entrée de l'appartement, et, bien caché derrière, le pauvre livreur qui a dû galérer dans les escaliers sans voir où il mettait les pieds.
— Putain, qui a commandé ça ? C'est forcément une erreur, commence Axel.
— C'est moi. Tu peux m'aider à le débarrasser ?
— Quoi ? Mais t'es folle.
— Mais non, c'est ma contribution à votre soirée.
Je lui souris bêtement, consciente de mon euphorie due en majeure partie à leur breuvage fait maison. Nous déposons les pizzas sur la table du salon, puis je raccompagne le livreur jusqu'à l'entrée de l'immeuble et lui donne un pourboire généreux pour le dédommager. Mon état d'ébriété s'est aggravé et je dois me concentrer pour gravir les marches menant au troisième étage en me languissant d'avaler quelque chose de solide pour éponger.
Les fêtards rassasiés, les verres se remplissent à nouveau et les jeux à boire démarrent. Je les esquive habilement, préférant encourager les participants. Déjà, à l'époque de la fac, je ne brillais pas par mes victoires, alors, à bientôt quarante ans, autant éviter de me taper l'affiche au milieu des petits jeunes.
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