Chapitre 21. Rien de bien compliqué
J'ouvre un œil, puis deux, en baillant, réveillée en fanfare par un concert de miaulements désespérés de Tanit pour me signifier que sa gamelle est vide. Antoine est parti très tôt ce matin. J'ai feint le sommeil pour éviter toute discussion avec lui et je me suis rendormie. D'après l'horloge, je suis officiellement en retard de trente minutes bien tassées. Encore heureux que je partage ma vie avec un quadrupède poilu au pouvoir de persuasion qui dépasse l'entendement, sans quoi j'aurais pu roupiller longtemps.
Dix heures et quinze minutes, soit une heure et quart de retard. Cela aurait pu être pire. J'aurais pu ne pas arriver du tout au bureau. L'idée m'a même traversé l'esprit, comme de plus en plus souvent ces derniers temps. Lunettes de soleil vissées sur le nez, je franchis la porte et pénètre dans le hall d'entrée du cabinet, tel un soldat en opération commando. Je rase les murs du côté des plantes vertes, espérant être la plus discrète possible.
— Salut, Ambre, m'accueille Sofia avec un grand sourire.
Et mince, l'œil de Moscou m'a repérée. Décidément, rien n'échappe à cette fouine. Bon gré mal gré, je quitte mes lunettes et m'approche de son bureau pour la saluer.
— Salut, Sofia. Tu vas bien ?
— Très bien, et toi ? Tu as une mine radieuse.
Mytho ! Ça m'étonnerait, étant donné que je n'ai quasiment pas dormi de la nuit.
— Ah, euh... merci. Toi aussi. C'est quoi ton secret pour paraître si jeune ?
— Fitness, alimentation saine et sommeil réparateur.
Pourquoi cela ne me surprend pas ? Je n'ai rien contre les gens qui ont un mode de vie healthy, mais ça doit être un peu chiant à la longue. Surtout le fitness.
— Ah oui, je comprends. Je devrais peut-être y songer.
— Tu as raison, à notre âge, ça devient compliqué de lutter contre les signes du temps. J'envie tellement Victoire et sa jeunesse.
Gnagnagna, quelle garce ! Finalement, je crois que je la déteste elle aussi.
— Tiens, d'ailleurs, elle n'est pas avec toi ce matin ?
— Non, elle est partie à Carcassonne avec Antoine et Xavier.
Comme par hasard...
— Ah, d'accord. Je n'étais pas au courant. Cela dit, c'est un gros procès, c'est important qu'elle y assiste. Il faut que je te laisse, j'ai du boulot qui m'attend. Bonne journée.
— Merci, à toi aussi.
***
Plongée dans un dossier, j'avale les dernières gouttes de mon café noir et froid. Beurk, dégueulasse ! Mon téléphone sonne. Un nouveau message.
[Antoine : Depuis ce matin, je ne cesse de penser à la nuit que nous avons passée, ma puce. J'ai hâte de rentrer.]
Deux jours. C'est le temps dont je dispose pour déménager dans mon appartement et mettre un terme à toute cette mascarade qui n'a que trop duré. Ce que je m'apprête à faire est vache, voire mesquin, mais le moment est venu. Je compose son numéro et il décroche rapidement.
— Allô, Antoine ?
— Oui, ça va ?
Des bribes de conversation me parviennent. Visiblement, ils sont toujours en route. Je reconnais les voix de Xavier et Victoire, ainsi que celle de Charles. Antoine ne m'avait pas prévenue qu'il devait partir avec eux, mais peu importe.
— Oui, et toi ? Tu conduis ?
— Non, on a pris la voiture de Xavier.
Ouf ! Je m'en serais voulu d'être responsable d'un accident de la route.
— Il faut que je te parle.
— Ça ne peut pas attendre que je rentre ?
— Non.
J'inspire profondément. J'ai la boule au ventre, les mots restent coincés dans ma gorge.
— Ambre ? Qu'as-tu de si urgent à me dire ? Tu m'inquiètes.
J'étais bien motivée, mais d'un coup, j'ai peur de ne pas y arriver. Je ne suis pas une mauvaise personne, je n'aime pas causer du tort aux autres ou les faire souffrir. Je culpabiliserais presque de le blesser. C'est un comble, en sachant que de son côté il ne s'est sûrement pas posé ce genre de question. Je songe à tous les moments difficiles traversés par sa faute, expire et me lance.
— C'est terminé, Antoine.
— De quoi tu me parles ?
— Nous deux. C'est terminé.
Ça y est, c'est dit. Silence à l'autre bout du fil. Je n'entends que sa respiration, étrangement calme.
— Qu'est-ce que tu me racontes ?
Bon sang, il le fait exprès pour que je répète ou quoi ?
— J'en ai assez, je te quitte.
— Non, impossible. On en reparle à mon retour.
Comme s'il était le seul à pouvoir décider de notre avenir commun... S'il donne le change auprès des autres, je le connais suffisamment pour distinguer la menace sous-jacente dans sa voix. Au fond de lui, je sais qu'il bouillonne de rage.
Je raccroche, sans rien ajouter de plus. Une sensation étrange se propage aussitôt dans tout mon corps. Je me sens légère. Ce n'est que maintenant que je mesure le poids de cette décision prise depuis des semaines. Je n'en reviens pas d'avoir joué la comédie et tenu si longtemps avec une telle pression. Heureusement que je suis assise, sans quoi je me serais effondrée. Les larmes s'amoncellent dans mes yeux et dévalent mes joues. Je viens de mettre un terme à une relation vieille de plus de sept ans et je suis incapable de déterminer si je pleure de tristesse ou de joie. Sûrement un peu les deux. Une chose est certaine, je me sens mieux. Je m'enfonce dans mon siège et compose le numéro de Saskia. Plusieurs sonneries, puis le répondeur. Pas étonnant, vu l'heure, elle doit travailler elle aussi. Je lui laisse un message court et rythmé par les sanglots qui m'agitent.
— Je l'ai fait, Saskia. J'ai quitté Antoine. Je peux enfin tourner la page, démarrer ma nouvelle vie. Tu me manques, j'ai besoin de te voir. Rappelle-moi quand tu pourras, s'il te plaît. Bisou ma vieille !
À peine ai-je raccroché qu'Antoine essaie de me joindre. Je bascule son appel sur messagerie. Je n'ai pas envie de l'entendre s'évertuer à me convaincre de rester avec lui. S'il réfléchit un tant soit peu, il comprendra de lui-même les raisons qui m'ont poussée à une telle extrémité.
[Antoine : Il faut qu'on parle. Je ne te reconnais plus. Tu ne peux pas me quitter sans explications.]
Bien sûr que si. C'est tout ce qu'il mérite après m'avoir malmenée si longtemps. Il a peut-être changé ces derniers temps, mais il est trop tard. Ses petites attentions d'aujourd'hui ne me feront pas oublier les humiliations et le manque de considération d'hier.
[Ambre : J'ai trop souffert par ta faute.]
[Antoine : Mais qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu m'en veuilles au point de me quitter ?]
Quel culot ! J'en suis scotchée. Il est incapable de se remettre en question. À croire que tromper sa femme ne représente pas une faute à ses yeux. Ce qui me conforte dans l'idée que j'ai bien fait de le plaquer.
Midi approchant, je rejoins mon père pour déjeuner.
— Qu'est-ce qui t'arrive, ma fille ? Tu fais une tête bizarre, dit-il en m'embrassant sur la joue.
Je croise son regard suspicieux, hésite un très bref instant et me lance.
— Je... J'ai quitté Antoine ce matin.
Mon père se raidit dans son siège et pâlit, sidéré par cette révélation. Durant quelques secondes, il reste muet comme une carpe avant de secouer la tête pour se ressaisir.
— Hein ? D'un coup comme ça ? Et comment l'a-t-il pris ? Il n'a pas levé la main sur toi, au moins ? Comment tu te sens ? Tu vas devoir déménager ?
Derrière ce flot de questions débitées à grande vitesse, je comprends que mon père panique à l'idée de ce qui m'attend ensuite.
— Détends-toi, Papa. J'ai tout prévu.
Je lui souris largement et son visage s'éclaire tandis qu'il retrouve ses couleurs.
— J'ai droit à quelques détails tout de même ?
— Pour te la faire courte, Antoine m'a trompée. Je l'ai découvert le soir où nous avons fêté mon anniversaire. J'ai fait comme si de rien n'était pendant des semaines, attendant le moment opportun pour le quitter. Sans t'en douter, en me remettant la clé de l'appartement de Babou, tu m'as offert l'occasion de prendre un nouveau départ.
— Il n'a donc jamais été question d'en faire un meublé de tourisme ?
— Non, en effet.
Papa me fixe en sourcillant.
— Pourquoi tu n'as rien dit ? Nous t'aurions aidé avec Jéhanne. Et tes amis ? Sont-ils au courant ?
— Saskia, oui. Depuis peu de temps. Et si je n'ai rien dit, c'est parce que j'avais besoin d'avancer seule. Vous m'aviez tous mis en garde à propos de cette relation et je me suis obstinée. Pour rien. Ce constat a été dur à admettre, mais aujourd'hui, je vais bien, rassure-toi.
Assis en face de moi, Papa saisit ma main dans la sienne et me couve d'un regard bienveillant. Il ne formule aucune remarque, aucun jugement et se contente de me sourire. Je le connais, c'est sa façon à lui de me soutenir. Les larmes menacent de se déverser à nouveau, aussi je préfère mettre un terme à cette conversation.
Sur la table, mon portable ne cesse de vibrer en affichant le prénom d'Antoine. Je ne lui répondrai pas. Le regard de mon père oscille entre mon téléphone et moi. Il paraît tout de même soucieux.
— Tu es sûre que ça va, ma chérie ?
— Oui, ne t'inquiète pas. On commande ? Je meurs de faim.
***
Je viens à peine de rentrer au bureau que ma mère m'appelle. Nul doute que mon père s'est empressé de lui révéler la nouvelle. Il me faut de longues minutes pour réussir à la calmer et la convaincre que tout va bien. Je lui narre les choses en détail et lorsque nous raccrochons, je me sens encore plus soulagée, confiante pour la suite de me savoir soutenue par mes proches. Et inquiète aussi à l'idée que ma mère recroise Antoine. Je ne donnerais pas cher de sa peau tellement elle est en colère après lui.
[Saskia : Journée tribunal. Appel impossible. Félicitations, ma vieille, enfin une décision sensée ! Monte me voir à Paris. Ça nous fera du bien à toutes les deux.]
Ma joie s'intensifie et j'achète aussitôt mon billet en ligne, impatiente de la retrouver.
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