Chapitre 2. Pour toujours dans mon cœur
Je ne sais pas combien de temps je reste à pleurer dans les bras d'Elias. Je ne réalise pas ce qu'il se passe. J'étais encore avec Babou hier soir et aujourd'hui, elle est morte. Elle n'avait pas de problèmes de santé particuliers, elle avait juste quatre-vingt-six ans.
J'ai perdu l'un des piliers de ma vie. Je ne la reverrai plus, ne profiterai plus de ses tendres câlins, de sa voix douce qui m'a si souvent bercée quand j'étais enfant. Elle ne chantonnera plus en cuisinant. Nous ne boirons plus ni café ni champagne ensemble ; nous ne nous moquerons plus de mes clients pénibles. Je ne l'accompagnerai plus aux courses et ne rigolerai plus en l'observant draguer le boucher ; nous n'irons plus au théâtre ou en ballade au bord de l'océan... Babou n'était pas seulement ma grand-mère. Elle était mon amie, ma confidente, ma deuxième maman. Elle me connaissait par cœur. Loin d'approuver tous mes choix, elle était pourtant d'un soutien sans faille.
— Ambre ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
Je lève les yeux vers Elias. Son regard est triste. Il appréciait beaucoup ma grand-mère lui aussi.
— Je vais retourner auprès de mon père, il va avoir besoin de moi. Tu peux informer le cabinet que je serai absente jusqu'à la fin de la semaine, s'il te plaît ?
— Bien sûr. Tu avais des rendez-vous prévus ?
— Je ne sais plus... Mon agenda est resté sur le bureau. Tu peux demander à Sofia de vérifier ?
— Oui, je m'en occupe.
Nous rejoignons mon père dans l'appartement de Babou. Il pleure, assis sur le canapé. C'est dur de le voir si désemparé, lui qui m'a toujours paru solide comme un roc.
— Je vous présente mes sincères condoléances, Gustave.
— Merci, Elias.
— Je vais malheureusement devoir vous laisser. Ambre, tu m'appelles si vous avez besoin de quoi que ce soit tous les deux. Tu veux que je prévienne Saskia ?
— Non, je l'appellerai ce soir.
Tanit, la minette de Babou surgit dans le salon, l'air hagard. Elle tourne en rond, semble la chercher désespérément. Les larmes me reprennent.
— Qu'est-ce qu'on va faire de toi ? se lamente mon père alors qu'elle vient se frotter dans ses jambes.
— Elle va vivre avec moi, Papa. Il est hors de question que l'on se sépare d'elle.
— Mais je croyais qu'Antoine était allergique...
— Ne t'inquiète pas pour ça, je me débrouillerai. Ce n'est pas comme si l'on habitait un loft déjà bien trop grand pour deux...
— On pourrait lui trouver une nouvelle famille.
— Non, je refuse. Tanit reste avec moi. Antoine fera avec, point barre ! je rétorque avec dureté avant de me confondre en excuses. Pardon, je suis désolée, je ne voulais pas m'emporter.
— Ambre, tu es sûre que ça va aller ? s'inquiète Elias en posant une main sur mon épaule.
— Oui. Il va bien falloir accepter l'idée qu'elle ne sera plus là désormais.
Je prends Tanit dans mes bras pour la câliner et elle ronronne contre moi.
— Je dois retourner au bureau, mais je garde mon portable sur moi. N'hésite surtout pas.
— Merci. Je t'appelle plus tard.
Il dépose un baiser sur ma joue, puis quitte l'appartement de Babou. Savoir que je peux compter sur lui me réconforte.
— Viens, Papa. Il faut que l'on aille voir les pompes funèbres.
— Je dois prévenir Louise et Jéhanne.
— Je te laisse t'occuper de ma chère tante adorée et je me charge de l'annoncer à Maman.
Je me réfugie dans la pièce qui fut autrefois le bureau de mon grand-père. Assise dans son vieux fauteuil Chesterfield, je compose le numéro de ma mère.
— Ambre ! Ça va, mon Trésor ? s'enthousiasme-t-elle.
— Non...
Je réprime un lourd sanglot.
— Qu'est-ce qui se passe ? Tu m'inquiètes.
— C'est Babou...
— Quoi, Babou ?
— Elle est morte aujourd'hui.
M'entendre formuler ces quelques mots me brise le cœur, je prends conscience du vide que sa disparition va laisser dans nos vies.
— Ma chérie, je suis tellement désolée. Comment tu te sens ? Gustave est avec toi ?
— Oui, on est à l'appartement de Babou. Il ne va pas bien du tout Maman, je m'inquiète pour lui.
— Tu peux me le passer ?
Dans la pièce à côté, mon père s'agite, en conversation avec sa sœur.
— Il est au téléphone avec Louise.
— Ah, c'est vrai, qu'elle est bien vivante, la grenouille de bénitier, commente ma mère.
Sa réflexion m'arrache un sourire. Elles n'ont jamais pu s'encadrer. Entre elle, artiste baba cool, et ma tantine, cul béni bien tradi, ça a toujours été le choc des cultures.
— Tu appelleras Papa ce soir ?
— Bien sûr, Trésor. Antoine est au courant ?
— Non, pas encore. Il est en déplacement professionnel, il ne rentrera pas avant vendredi.
— Bon, je prépare mes affaires et je monte vous rejoindre ton père et toi, sans plus attendre.
— Tu es sûre ? Tu vas laisser Carlos ?
— Il peut bien vivre seul quelques jours, il a su le faire pendant des années avant de me rencontrer.
— Merci, Maman. Je dois raccrocher, il faut qu'on se rende chez les pompes funèbres.
— À ce soir. Je t'envoie un message dès que je prends la route.
Je retourne auprès de mon père dans le salon. Il a cessé de pleurer, mais paraît si abattu, assis sur le canapé. Je me penche par-dessus le dossier et passe mes bras autour de ses épaules pour le réconforter.
— Papa ? Ça va aller ?
— J'ai eu ta tante au téléphone.
— Oui, j'ai entendu. J'ai appelé Maman, elle monte nous rejoindre et va séjourner quelques jours chez moi.
— Jéhanne est formidable.
— Tu viens dormir à la maison toi aussi ? Antoine ne sera pas de retour avant vendredi et j'ai suffisamment de place.
— C'est gentil, ma chérie, mais je n'habite pas très loin, tu sais bien.
— Certes, mais je ne veux pas que tu restes seul.
— D'accord. Louise nous rejoint chez les pompes funèbres, nous repasserons par ici chercher Tanit après le rendez-vous ?
— Oui. Viens, Papa.
Nous refermons l'appartement à clé et descendons à la conciergerie.
— Toutes mes condoléances, Gustave. Votre maman était une dame très appréciée dans le quartier, elle va nous manquer à tous.
— Je vous remercie, madame Legrand. Nous vous tiendrons informée dès que nous en saurons plus pour les obsèques.
— Ambre, ajoute-t-elle en prenant ma main. Ta grand-mère me parlait si souvent de toi, elle était très fière de sa petite-fille adorée.
— Merci, Alice.
Nous quittons le hall et montons dans la voiture de Papa pour nous rendre à l'agence funéraire. Nous pleurons silencieusement durant le trajet. En chemin, je ressasse le parcours de ma vie qui vient de basculer subitement.
Mon arrivée dans ce monde n'a rien d'exceptionnel et pourtant, j'aurais pu ne jamais voir le jour sans un sacré coup du sort. Mon père, Gustave, a tout de l'homme cool et brillant. Il a bâti sa carrière avec brio, devenant un spécialiste de l'immobilier ancien, à la tête de son agence sur Bordeaux. Ma mère, Jéhanne, est une artiste peintre, rêveuse utopiste, qui possède un atelier en campagne dans le Lot-et-Garonne, et se déplace beaucoup pour exposer.
Leurs chemins se sont croisés alors qu'ils n'avaient pas vingt ans. L'un comme l'autre m'ont toujours assuré qu'entre eux, ça avait été le coup de cœur immédiat. Ils affirment que je suis le plus bel accident de leur vie, la preuve qu'ils se sont aimés passionnément, même si cela n'a duré que le temps des cerises. La fougue de la jeunesse a eu raison de leur idylle et ils étaient déjà séparés quand j'ai débarqué dans ce monde.
Conscients qu'ils n'étaient pas prêts pour assumer leurs nouvelles responsabilités, ils me confièrent aux bons soins de Gabrielle et Ernest Jaeger, qui, à même pas cinquante ans, endossèrent avec joie le rôle de parents de substitution pour leur petite-fille.
À bien y réfléchir, j'ai eu une enfance heureuse et pour le moins atypique. Ce sont eux qui, au quotidien, m'ont éduquée et ont veillé à ce que je ne manque de rien. Leur domicile bordelais était mon point d'ancrage, ma maison à moi aussi.
Pour autant, mes parents étaient présents à chaque étape importante de ma vie : les premiers pas, les premiers mots, le premier jour à l'école, les premières règles, les premiers émois sentimentaux, la veille de chaque examen...
Bien que séparés, ils habitaient avec nous par intermittence, au gré de leurs pérégrinations. Babou et Papy Ernest ne leur tinrent jamais rigueur d'avoir choisi ce mode de vie et ils se réjouissaient de voir qu'entre eux, même si l'amour n'était plus là, il subsistait toujours cette affection précieuse et ce besoin de veiller sur moi ensemble, mais à leur manière.
Les années de bonheur se sont succédé. Et puis, Papy Ernest nous a quittés, peu avant mon vingt-troisième anniversaire, emporté par un infarctus, et aujourd'hui, Babou a rejoint son époux de l'autre côté.
Je me console en songeant qu'ils sont désormais réunis dans la mort, après avoir été inséparables durant près d'un demi-siècle. La perte de Babou laisse néanmoins un vide profond dans mon cœur, comme si une partie de moi avait disparu avec elle.
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