Chapitre 28. La piste
L'idée lui trottait dans la tête depuis un certain temps sans qu'elle trouve le temps de l'appliquer. Débarrassée des potentiels curieux, Iphigénie s'était éclipsée dans la soirée et descendait actuellement les marches jusque dans les sombres et tortueux recoins des archives du Tribunal de Grande instance. Elle brandissait sa lanterne sourde le long des rayonnages, remontant le fil du temps au fur et à mesure que les années inscrites sur les dossiers défilaient devant ses yeux.
A dire vrai, c'était les souvenirs du procès de maître Balthazar et du maréchal qui lui avait indiqué cette piste afin de retrouver des traces de la Déchéance des Argyres.
Iphigénie s'était levée d'une humeur atroce : depuis un mois, un nouveau cauchemar revenait sans cesse la hanter. Le visage de ses frères et sœurs, les mains tachées par la boue, se cassant les reins pour cultiver les champs dans les Highlands, les traits de sa mère blafarde sur le bûcher funéraire, les relents de maladies emportant les oncles et ses tantes, lui apparaissaient. Chaque trait se marquait dans sa mémoire et la torturait la nuit et le jour sans qu'ils ne s'effacent.
Elle avait tout laissé en plan, sa survie n'était pas un motif valable. Sa famille, sa gens et son honneur, elle les avait oubliés et cela elle ne se pardonnerait pas.
Elle soudoya les gardes à l'entrée des archives puis leur effaça la mémoire. Il était primordial que personne ne se rappelle de son passage. L'or qu'ils recevaient devait largement compenser cette perte de mémoire pour qu'ils n'aillent pas chercher plus loin.
L'idée était simple : si Déchéance, il y avait, il devait forcément avoir un procès, surtout dans le cas d'une affaire pareille. S'il y a procès, alors, il doit forcément y avoir des accusateurs et ces accusateurs devaient être les coupables ou du moins les liens vers ces derniers. Qu'Iphigénie ait pu ne pas penser à une solution si évidente, la rendait malade.
Les journaux n'avaient pas évoqué le procès, seules les conséquences restaient comme si on avait effacé toutes les traces de ce moment. C'était ce qu'avait observé Iphigénie mais cette conclusion lui semblait hâtive. Il n'y avait donc plus que les comptes-rendus pour vraiment l'éclairer.
Elle vérifia une dernière fois, que personne ne l'observait et poursuivit son chemin. Il serait difficile de justifier un intérêt pour ces vieilles affaires sans déclencher immédiatement des soupçons.
Lorsqu'elle arriva enfin devant l'année de la déchéance de sa gens, elle grimaça devant le nombre de rapport. Il les lui faudrait tous les examiner un par un pour ne manquer aucune information. Elle s'assit par terre et sa tâche herculéenne commença. La nuit passa sans qu'elle ne trouve rien, malgré les heures qui s'égrenaient.
L'aube ne devait pas être loin lorsqu'enfin elle ne put retenir un cri de victoire : elle venait enfin de trouver. Le titre se dégageait en lettre capitale sur un fascicule épais comme un dictionnaire. Elle l'ouvrit, tourna les pages fébrilement et sa bonne humeur retomba immédiatement. Les feuilles étaient vierges.
De rage, elle lança le fascicule à travers la pièce et fouilla avec une ardeur nouvelle, mais dut bien se rendre à l'évidence.
Il n'y avait rien.
Rien.
Iphigénie observa le lieu où elle se trouvait. Seule une personne avait un lien avec le milieu judicaire pouvait avoir eu l'opportunité d'effacer à ce point toutes les traces d'un procès. Cela, alors même que l'affaire avait fait gorges chaudes à l'époque.
Il n'y avait rien non plus dans les archives traditionnelles. Ce qu'Iphigénie soupçonnait se confirmait : on voulait empêcher de remonter sur les causes de cette déchéance. Qui pouvait y avoir intérêt ?
Quelques hypothèses farfelues lui trottaient bien dans la tête, mais elle ne voyait rien de concret.
Sa famille détenait uniquement le contrôle des archives et des universités. Quels intérêts vraiment ? On ne déchoit pas une gens pour quelques bouquins ! Ses ancêtres avaient-ils découvert quelques choses ?
Un claquement sourd retentit dans le dos d'Iphigénie. Cette dernière pivota et déglutit difficilement. Harold, l'archiviste, se tenait face à elle, un volume entre les bras. Il toisait avec une moue désappointée le désordre causé par Iphigénie parmi les rayonnages.
- Je n'ai rien trouvé.
Il avait la même voix d'outre-tombe et gutturale que dans ses souvenirs. La lanterne sourde, renversée sur le sol, jetait une lueur spectrale le long de cette silhouette enveloppée dans ses fourrures. Iphigénie se força à ne pas reculer et prit son courage à deux mains.
- Que faites-vous ici, Monsieu ? Le droit n'est pourtant pas un domaine dans lequel on vous attend.
- Pourtant, j'ai cherché partout et c'est agaçant.
C'était comme si l'homme n'écoutait pas ce qu'elle disait. Sans se décourager, Iphigénie poursuivit inlassablement :
- Un cas relatif à ma fonction m'a conduit en ces lieux. Mais si je vous dérange, peut-être ne vaudrait-il mieux pas que je vous impose ma présence ?
- Vous êtes un fantôme, je n'ai rien trouvé sur vous. Vous n'avez plus votre cane.
- Je n'en ai plus besoin à présent.
- Vous pouvez courir ?
- Votre sollicitude me touche et en effet, oui, je peux me déplacer correctement.
- Bien.
Il marqua un temps et s'avança à pas lent vers elle, sa haute masse tanguant à droite et à gauche quand il avançait.
- Je ne suis pas comme Athénaïs. Je ne sais pas bien parler et tirer les vérités cachées par de subtils stratagèmes.
Il se pencha vers Iphigénie qui eut l'impression qu'un géant était en train de s'effondrer.
- Alors, je vais être moins subtil. C'est dommage que vous n'ayez plus de canne.
Sa large main s'enroula autour de son cou et le serra. Le visage rouge et les yeux injectés de sang, Iphigénie à bout de souffle s'effondra entre ses bras.
- Pourquoi vous intéressez-vous à la Déchéance des Argyres ?
Le visage fermé d'Harold s'imposa en face de celui d'Iphigénie qui venait juste d'émerger de son inconscience. Au lieu de sa voix habituelle, un son rauque sortit de sa gorge. Elle toussa, cracha et lorsqu'elle put enfin parler correctement, elle ne chercha certainement pas à nier son intérêt.
- Mon rôle est de tout savoir, messire. Une affaire m'a conduite à cette Déchéance.
- Une affaire ?
- Une histoire d'héritage à propos d'objets ayant appartenus à un membre de la gens.
- Quel objet ?
- Messire, je vous dois un immense respect, comme au Khan, à la Haute Juge et à la Grande Inquisitrice. Cependant, j'ai des clauses de confidentialité assez strictes.
- Je ne vous fais pas confiance. Reprenons les bases : qui êtes-vous ?
Ses yeux se plantèrent dans ceux d'Iphigénie qui sans se l'expliquer, sentit qu'elle devait -qu'elle était obligée- de dire la vérité à cet homme. Elle combattit cette pulsion, tenta de se taire, mais c'était plus fort qu'elle, les mots semblaient sortir tous seuls sans qu'elle puisse l'empêcher. Le regard de l'ours capturait toujours le sien. Un Oracle... Le Bouffon l'avait prévenu, c'était dommage qu'Iphigénie ne fasse pas plus attention à ses mises en garde.
Mobilisant ce qui lui restait de volonté, Iphigénie tira de son corsage sa dague et la planta de toutes ses forces dans sa cuisse. La douleur fut telle que son esprit ne fut accaparée que par cela. Elle poussa un hurlement de souffrance tandis qu'Harold secoua la tête avec réprobation :
- C'est malin de votre part de contrer mon Don avec cette manœuvre mais ce n'est pas suffisant à long terme. A qui êtes-vous fidèle ?
- Ma... Aaaaaah !
Iphigénie tourna sa dague dans la plaie pour raviver sa douleur et s'empêcher de parler.
- Arrêtez ça, grogna l'ours en lui enlevant sa dague des mains.
Un flot de sang se déversa de la plaie et Iphigénie, tomba sur le sol, se tordant de douleur en essayant de compresser sa blessure.
Harold restait figé. Il fixait sans comprendre la flaque écarlate qui s'étalait sur le dallage, comme s'il s'agissait de la chose la plus improbable qu'il ait vu à cet endroit-ci. Puis brusquement, il se tourna et vomit contre les rayonnages. Un silence tomba sur la scène entrecoupé par les haut-le-corps d'Harold et les gémissements d'Iphigénie. L'archiviste s'essuya ensuite la bouche et sans regarder Iphigénie lui tandis un mouchoir large comme une étole.
- Pansez-vous avec ça.
Sans comprendre, Iphigénie obéit et le noua comme elle put autour de sa cuisse. Bien vite le mouchoir prit une teinte pourpre, mais la jeune femme qui pressait la plaie, sentit le flux ralentir.
L'homme ne supportait pas la vue du sang. Visiblement, il n'était pas taillé dans le même bois que les deux autres maîtres de Cité. Il y avait fort à parier qu'il faisait donc partie de ces hommes qui n'avaient pas l'habitude de tremper dans les complots et ses atroces extrémités. Elle ressentit sans se l'expliquer, un puissant sentiment de supériorité.
Ne pas supporter le sang et la violence... Depuis longtemps, Iphigénie avait appris qu'il s'agissait d'une faiblesse et cet imbécile venait de lui révéler une faille qu'elle allait s'empresser d'exploiter.
- Partez, lâcha l'ours.
- Non, je suis à la recherche d'informations et je ne peux pas partir sans elles.
- Mais qu'est-ce que vous avez avec cette affaire ? Elle s'est finie il y a bien des années ! Les déchus sont loin d'ici, pourquoi voulez-vous savoir ?
- Je veux savoir. Je veux connaître la vérité. C'est une part de l'Histoire récente de la Cité.
- Athénaïs ne va pas être contente.
- Elle ne le saura pas.
- Elle sait toujours tout ce qu'il se passe.
Iphigénie le savait, c'était surtout pour le service du Khan et de facto à elle que les travaux de l'Ambassade s'adressaient.
- « Ne me cachez pas la vérité qui par les chemins détournés, m'est dissimulée »
- « Et ses bras m'étrangleront, la connaissance m'étreindra dans un baisez mortel mais je saurai ». Vous connaissez le poète Bacho.
- J'ai été à bonne école.
Harold fronça un sourcil. La culture d'Iphigénie semblait le toucher. Il était rare en réalité de trouver une personne à la Cour qui aie lu ne serait-ce qu'un livre. Ce ne fut évidemment pas suffisant pour le faire parler, mais son hésitation révéla à Iphigénie une seconde faille encore plus aisée à exploiter.
- N'insistez pas.
Iphigénie lui adressa un petit sourire contri, car renoncer ne figurait hélas pas parmi ses objectifs de la journée.
- A demain.
La jeune femme lui adressa un petit signe de la main et quitta en boitant les Archives. Elle ne s'autorisa à s'effondrer à cause de la douleur qu'une fois la porte de sa chambre fermée.
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