Chapitre 22. La patronne
Une boule de poils bondit sur Iphigénie à peine avait-elle fait un pas à l'intérieur de l'Ambassade. Elle se percha sur son épaule et se mit à pousser de petits cris aigus. Iphigénie sourit en lui caressant le pelage gris: son lémurien lui avait diablement manqué ! Il ne fut pas le seul à venir l'accueillir. Elle n'avait pas atteint encore son bureau qu'elle voyait arriver Mandarine et Vladimir au pas de course.
- Milady ! S'écrièrent-ils en même temps.
Tentant d'être le premier à lui serrer la main, ils se battirent à grand renfort de coups de coudes avant qu'Iphigénie finisse par mettre le holà.
- Vous vous rendez compte que cela fait des semaines que vous avez disparu sans laisser de traces ! Nous n'avions aucune nouvelle de vous ! Le Bouffon nous avait annoncé qu'on ne vous reverrait plus !
Iphigénie ne fut pas surprise outre mesure par ces nouvelles. Elle ressentit d'ailleurs une grande fierté à avoir mis en échec son plan pour l'évincer.
- Saviez-vous que Monsieur a été assassiné ? Renchérit Vladimir en redressant sa toque de fourrure.
La jeune femme hocha gravement la tête : oh que oui, elle le savait... Ses deux subordonnés se turent brusquement. Ils n'avaient pas l'air de savoir comment aborder le sujet de sa soudaine promotion au sein de l'Ambassade. Ils ne semblaient pas être au courant non plus, de son mariage secret, bien que la nouvelle ne tarderait pas à se savoir.
- Dressez-moi un rapport de ce qui s'est passé ici en mon absence, même l'évènement le plus insignifiant. Je veux également un compte-rendu des informations collectées lors des Tea Party. Je veux aussi savoir en quoi exactement consistent les pouvoirs qui ont été transférés à mon poste. Qui sont le nouvel Œil et le nouveau responsable des Menus plaisirs ? Le régisseur a-t-il aussi été remplacé ?
Visiblement, Iphigénie les soulagea d'un grand poids en abordant elle-même le sujet. Ils prirent leur air professionnel et alternèrent à tour de rôle :
- Votre ancien comptable est devenu le nouveau régisseur. Insupportable et d'une ambition sans borne, mais compétent comme vous l'avez constaté. Toutes les charges du poste du responsable des Menus Plaisirs vous ont été transférées et ce poste a été supprimé. Quant à l'Œil, Dimitri a été nommé à cette place, mais on ne l'a jamais croisé. De facto, c'est son frère qui s'en occupe.
- D'où ce fumiste a-t-il un frère ? Pesta Iphigénie qui en oublia la délicatesse qui sied à son poste.
Vladimir et Mandarine haussèrent à leur tour les épaules pour exprimer leur ignorance, puis enchaînèrent sur ce qu'ils n'ignoraient pas. Dès qu'ils avaient appris son départ, ils s'étaient occupés de rédiger chaque jour des rapports précis. Sans jamais se montrer à eux, le fameux Dimitri avait également fait sa part du travail. En effet, le résumé des informations collectées auprès des Minions ainsi que des informations complémentaires étaient déposés chaque jour à son bureau. Mandarine jeta un coup d'œil complice à Vladimir avant de lui glisser assez fière d'elle :
- Je t'ai trouvé une adjointe. Elle s'appelle Thalia.
Elle leva les mains avant qu'Iphigénie n'ait le temps d'émettre la moindre protestation :
- Elle travaillait à SombreRefuge avant que Vladimir ne me la recommande. C'est une de ses cousines bâtardes. Elle n'y a aucune prouesse à attendre d'elle dans l'utilisation de son don, mais ce n'est pas pour cela que je l'ai choisie. Elle n'a pas son pareil en tant que garde-du-corps et sera très efficace comme assistante, n'en doute pas !
Vladimir et Mandarine attendaient nerveusement son verdict. Iphigénie en fut surprise. Inspirait-elle à ce point la peur à ses subordonnées ? Elle leur glissa quelques compliments pour leur prévoyance, mais attendait de voir sa nouvelle secrétaire en face avant de se prononcer. Elle devait bien pourtant avouer au fond d'elle-même que l'idée de recruter une combattante de Sombrerefuge était ingénieuse. Elle nota dans un coin de sa tête que Vladimir semblait avoir des relations dans ce genre de milieu et prit le chemin de son bureau. Elle fut également surprise de constater que sur son chemin, Minions et courtisans s'écartaient.
Elle apprécia ce changement mais ne se fit pas d'illusions, bientôt les plus hardis viendraient lui glisser des placets et la solliciter. Son antichambre était encore vide, mais la rumeur de son apparition commençait à se rependre dans son dos. Après avoir joué les fantômes durant tout ce temps, les courtisans devaient être sur les dents.
- Un jeu consiste à savoir où vous vous trouvez. Le premier qui vous remarque a gagné..., lui souffla Vladimir comme s'il devinait ses pensées.
Iphigénie éclata de rire et poussa la porte de son bureau. Elle resta impassible, mais ressentit un violent choc en elle-même.
Qu'était-il arrivé à son office ?
De nombreuses bibliothèques avaient été rajoutées et ces dernières croulaient déjà sous les dossiers. Elle avait laissé son bureau petit et sombre. A présent, sa taille avait triplé et trois larges baies vitrées et une verrière avaient été rajoutées. Une femme la trentaine bien passée, assise derrière un bureau à l'entrée, se leva d'un bond en l'apercevant.
- Me serais-je trompée de bureau ? Se demanda Iphigénie à voix basse.
- Bien sûr que c'est le tien, gamine ! Et j'y ai ajouté un petit coup de pouce.
Iphigénie avait déjà entendu cette voix. Cependant, cela remontait à très longtemps... Aussi, elle se tourna plus curieuse que réellement surprise.
Une petite vieille, lunettes rondes et pipe en bois fumante à la main, la toisait avec une sorte de condescendance amusée. Pas n'importe quelle vieille : celle qui avait perdu le briquet à la sortie de la cuisine lors de son premier jour à l'Ambassade. Machinalement, Iphigénie sortit ledit briquet de sa poche. La vieille hocha la tête avec un petit sourire en coin :
- Je me demandais où je l'avais perdu celui-là. Tu peux le garder, exceptionnellement. J'ai vu que Sergei était parti.
- Il vogue à nouveau loin d'ici.
- Je sais. Je te suis très reconnaissante pour cela, j'ai donc décidé de te rendre ce petit service en échange. Je suis une Vulcain, mon don me permet de manipuler la matière à ma guise, expliqua-t-elle à Iphigénie. J'ai simplement réduit un peu le bureau du nouveau régisseur en retour...
La petite vieille souriait de toutes ses dents, et Iphigénie ne put s'empêcher de lui rendre son sourire.
- Bon, maintenant, ne me dérangez plus, bande de sacripants...
Elle tira un briquet de sa poche et l'alluma. Aussitôt, un tunnel s'ouvrit sous ses pieds, l'avala et la vieille disparut. Mandarine après son départ, expliqua très fière qu'elle leur avait proposé ce service le jour même de la disparition d'Iphigénie.
La jeune Maîtresse des Tea Party put ainsi, grâce au reste des babillages de son assistante, mettre un nom sur la mystérieux vieille dame à la salopette.
Elle s'appelait donc Pandora, la dernière survivante de sa gens, qui avait péri quinze ans auparavant dans le grand incendie de leur sanctuaire.
Perdonne ne savait exactement quelle était sa place à la Cour d'autant que ses apparitions en publique était on ne peut plus rare. Quoi de plus normal: lorsqu'un Vulcain a décidé de passer inaperçu, il est introuvable.
En apprenant ses allers-retours, la jeune femme comprit aussitôt la présence de tous ces passages dans l'ambassade. Profondément misanthrope, la vieille s'en servait pour aller d'un endroit à l'autre sans être remarquée. S'il n'y avait rien au palais, c'est qu'elle n'y était pas encore allée et n'avait donc pas eu le temps d'installer ses passages secrets. Ou alors, Iphigénie avait juste le plus pourri des briquets passe-partout...
Songeuse, l' Argyre se demanda si elle reverrait un jour cette petite vieille. Elle pivota finalement vers sa nouvelle secrétaire qui n'avait pas bougé, étonnement calme. Iphigénie se pencha sur le côté pour voir la femme en entier, puis repéra immédiatement plusieurs endroits dans son costume noir et blanc susceptibles de dissimuler des armes, ainsi que la cale entre son majeur et son index, la même que celle de Gwen.
Elle la contourna avec un simple hochement de tête pour toute approbation.
- Bienvenue dans l'équipe, lui souffla Mandarine, plus solidaire en accompagnant Iphigénie jusqu'à son bureau.
La jeune femme longea d'abord les bibliothèques dressées contre les murs et passa son doigt sur la tranche des dossiers parfaitement ordonnés et étiquetés pour chaque jour. Elle murmura un « merci » à peine audible, que Mandarine qui ne la quittait pas d'une semelle, entendit cependant. Elle se tourna discrètement et leva son pouce en direction de la nouvelle secrétaire.
Iphigénie poussa un soupir à fendre les pierres à la simple pensée qu'il lui faudrait prendre connaissance de tout cela. Elle allait y passer ses deux jours à l'Ambassade... Elle fit un léger signe de la main et Vladimir et Mandarine, sourires aux lèvres se retirèrent. La secrétaire se rassit et se remit à vérifier sa machine à écrire.
- Je vous ai composé un agenda pour votre retour. Vous avez sept rendez-vous extrêmement importants dont le reporter d'une gazette de la Cour, madame.
Iphigénie faillit répliquer « Mademoiselle, et non madame », avant de se rappeler qu'elle était bien mariée. Elle s'assit dans son fauteuil et leva la tête vers le plafond. L'idée chemina dans son esprit et elle finit par l'accepter : elle ne se ferait jamais à cette union.
Ces vacances avec le jeune Dauphin Roland, l'avait ramollie. Il était cinq heures quand Iphigénie avala une nouvelle gorgée de cognac, puisque le café n'était même pas assez fort pour la maintenir éveillée. Son emploi du temps était minuté, sa charge de travail monstrueuse tant les informations à engranger étaient légions. Elle s'était rendue aux sept rendez-vous avec une patience infinie et elle avait écouté les requêtes, pour la plupart concernant des augmentations. Les changements dans la haute hiérarchie avaient exacerbé les ambitions de tous, même des plus petits employés. Tant et si bien que ces hommes venaient ici réclamer un poste qu'ils considéraient comme l'achèvement de toutes leurs manigances. Iphigénie dut remettre deux, trois arrivistes à leur place. La prendre de haut était une grave erreur.
Elle avait à peine eu le temps de caser la rédaction de requête afin de rester attaché au Dauphin et non à la favorite. Elle insista bien sur ses liens avec le Bouffon et le Maréchal, appuya sur son double emploi. Elle ne pouvait plus rien faire hélas qu'attendre une réponse à présent.
Il lui manquait définitivement un assistant ou un deuxième secrétaire. La première était également, depuis l'arrivée de sa patronne, surchargée. Or, la cadence n'allait certainement pas ralentir.
Le connard à la cravate canard, à présent régisseur et donc fatalement responsable financier de l'Ambassade, se présenta à son bureau vers six heures du matin alors qu'Iphigénie commençait à saturer. La jeune femme s'en plaignait beaucoup, mais elle devait bien reconnaître qu'il avait le don d'apparaître au moment où elle avait besoin de quelqu'un sur qui passer ses nerfs. Seule la présence de la secrétaire les empêcha cette fois-ci de se balancer mutuellement des dossiers à la figure. Iphigénie avait fait remarquer que les cheveux gominés de son interlocuteur lui rappelait vaguement une plaquette de beurre moisie et le comptable en retour avait répliqué, acerbe, quelques insultes colorées sur sa mère.
Une réunion entre eux tout à fait banale en somme.
Huit heures et demie arriva finalement très vite et bientôt, la porte de l'antichambre, laissa pénétrer dans le bureau un petit homme, svelte, au regard alerte, un magnétophone sous le bras. Un appareil photo se balançait autour de son cou comme un étrange collier. Pourvu qu'il n'ait pas la sotte idée de vouloir la photographier. Iphigénie avait une sainte horreur des photographies. L'homme lissa sa petite moustache noire et ridiculement bien soignée, et d'une voix onctueuse, commença :
- Je me prénomme Olivier Stimpelton, reporter à l' « Aurore ». J'aimerais vous poser quelques questions sur votre soudaine promotion. On vous aurait vu souvent dans votre bureau en compagnie du Bouffon de feu Monsieur, y aurait-il... ?
- Non, répondit abruptement Iphigénie.
Elle se tut aussi soudainement qu'elle avait lâché ce « non » et se maudit pour sa bêtise. Sa promptitude à répondre avait évidemment éveillé la curiosité du reporter. Ce dernier arborait un petit sourire de connivence et lui fit un clin d'œil.
- Bien évidemment, Fantôme, je peux vous appelez ainsi, n'est-ce pas ? Tout cela est faux, bien sûr, bien sûr... Mais nous savons être discrets.
Il tendit familièrement la main vers la coupelle de fruits disposée sur la table basse entre les deux fauteuils. Le lémurien qui avait été extraordinairement calme durant toute la nuit, sauta sur la table prêt à mordre celui qui osait toucher à sa réserve de nourriture personnelle.
- Il n'est pas méchant, mais vous savez, là, vous feriez mieux de ne pas essayer...
- Que pensez-vous de Monsieur ? Aviez-vous planifié depuis le début de prendre cette place ? J'ai fait quelques recherches sur vous, les premières traces datent de vos début comme assistante de la Cantatrice au Crépuscule. Alors comment une petite assistante comme vous, a pu devenir une grande figure de l'Ambassade ?
Pendant tout son petit discours, Iphigénie s'était levée et alla prendre un rapport de Vladimir sur une étagère pour le feuilleter et continuer de travailler. Les insultes à peine voilée de l'autre cafard, passait sur elle sans l'atteindre. Elle avait entendu bien pire.
Cette interview était une perte de temps. Le journaliste était simplement à l'affut d'une information sensationnelle, d'un petit scandale. Malheureusement, pour lui il n'avait pas assez d'informations sur elle pour la faire chanter. Cependant, le simple fait qu'il cherche à remonter dans son passé pouvait être dangereux.
- Retirez ce dictaphone de ce coussin. N'essayez même pas d'espionner mes conversations dans mon bureau, déclara calmement Iphigénie sans se retourner.
Le reporter qui était effectivement en train de dissimuler un dictaphone, se figea. La jeune femme se retourna, son index pointé sur une feuille du dossier qu'elle tenait en main.
- Arisitide Kavenski ou Olive Stimpelton, né le 24 novembre. C'est vous, je crois. Alors, qu'est-ce que j'ai sur vous... Quelques falsifications de revenus qui pourraient intéresser ce bon intendant du palais... Oh, une liaison avec une danseuse croisée lors d'un reportage et une épouse ignorante de cette double vie... Ne me tentez pas monsieur de vous faire du mal. Je pourrais détruire votre réputation. Je pourrais vous faire renvoyer de votre travail avant même que vous n'ayez eu le temps de refaire le nœud de votre cravate.
- Je n'ai pas de cravate.
- Et bien vous devriez en portez une. Le col de chemise relevé, c'est très laid. C'est pourquoi plutôt que de poursuivre cette interview, que de toute manière vous ne pouvez mener à bien, je vous ai prémâché le travail.
La secrétaire d'Iphigénie se leva et tendit une enveloppe que le reporter qui suait à grosse goutte, saisit.
- Qu'est-ce que c'est ? Demanda-t-il.
- Ne jouez pas au plus bête. Il s'agit de votre article déjà écrit sur la situation à l'Ambassade et sur les explications concernant les modifications de la hiérarchie. Je vous en offre l'exclusivité, ne me remerciez pas. Je tenais à préciser que si cela n'était pas publier dans l'édition de demain, ou si n'importe quel autre article sortait à la place, j'en serai contrariée. Il est dans votre intérêt que je ne le sois pas. Bonne journée, vous pouvez disposer.
Le reporter se leva un peu chancelant.
- Une dernière chose, ajouta Iphigénie penchée sur une série de fiches étalées sur son bureau. Si vous souhaitez vraiment tirer quelque chose de moi, envoyez quelqu'un de plus compétent.
La porte enfin se referma sur son corps nerveux. Iphigénie releva alors la tête de ses papiers. Elle avait absolument besoin d'un regard extérieur pour s'améliorer.
- Ai-je été convainquante, Thalia ? C'est la première fois que je menace quelqu'un de la sorte. C'est excitant, mais d'un autre côté, j'ai peur que mon malaise soit évident...
La secrétaire releva la tête de son travail. C'était la première fois qu'Iphigénie lui adressait la parole depuis le début de cette longue nuit de labeur avec autant de familiarité. Elle apprécia cependant que sa patronne laisse tomber son masque et la rassura avec un sourire sympathique :
- Vous avez été parfaite, Milady. Quelle chance que vous soyez tombée sur son dossier en vous levant.
-Tu te trompes, ce n'est qu'un simple registre des allers et retours d'un certain Don Sandra. J'avais vu la fiche sur le reporter bien avant, vers une heure du matin avant ma neuvième tasse de café, je crois. D'ailleurs ta méthode de classement des fiches d'identité est particulièrement pratique.
Iphigénie tremblait un peu. Ce serait un mensonge de nier le fait qu'elle avait adoré cette sensation. Se sentir puissante, c'était une revanche sur ce qu'elle avait enduré ces dernières années. Pour la première fois, elle faisait dangereusement peur à quelqu'un et non l'inverse. Elle savait tout sur tout le monde, sans même avoir besoin de recourir à son Don. Tout ce qu'elle devait savoir était gravé dans son esprit ou simplement dans une feuille à porter de main.
- Continuons, déclara-t-elle en se rasseyant.
Cependant, une idée s'était insinuée en elle : l'information, les journaux, la Cité...
Elle ferma les yeux, rangea cette idée avant qu'elle ne l'empêche définitivement de se concentrer et se replongea dans l'étude des rapports.
Les deux jours furent longs et laborieux. Iphigénie n'avait jamais engrangé une telle quantité d'informations depuis son premier jour comme maîtresse de Tea Party. Elle fut contente de sortir enfin de l'Ambassade. En outre, sa bonne humeur était d'autant plus grande qu'elle avait reçu une réponse positive quant à sa demande concernant son service auprès du Dauphin et non auprès de la favorite. Le Bouffon n'avait pas menti, le nom du Maréchal était fort utile.
- Je reviens demain pour la Tea Party, lança-t-elle après quelques dernières recommandations à Mandarine et Vladimir.
Si cette dernière était complètement dépassée par la charge et les responsabilités qui leur échouaient puisqu'ils étaient maintenant dans l'entourage le plus proche de la Maîtresse des Tea Party, Vladimir avait l'ambition et l'esprit assez retord pour endosser tout.
Accompagnée pour une fois par son lémurien, Iphigénie était sur le point d'accéder au grand Hall lorsqu'elle fit une dernière rencontre inopinée.
- Sanson, que fais-tu ici ?
- Si tu savais ! S'exclama le Minion au yeux clairs.
Les bras chargés de documents, il était suivi par un secrétaire qui débitait des informations inscrites sur un calepin et trois pages qui transportaient successivement une fourche, une machine à écrire et un éléphant rose en plâtre.
- Je me fais exploiter par mon frère, tyranniser ! Plains-moi, car je le mérite ! Maintenant, tu peux t'écarter s'il te plaît, je dois impérativement y aller.
- Pourquoi un éléphant rose ?
- Je n'en ai pas la moindre idée... Je crois que mon frère voulait l'offrir à une de ses conquêtes, j'ai déjà oublié son nom et comme c'était sur mon chemin...
Iphigénie fut prise d'un soudain doute :
- Ton frère ne s'appellerait pas Dimitri par tous les hasards ? Dimitri, ce fumiste dans les petits papiers du Bouffon, au deuxième poste le plus influent de l'Ambassade. C'est une plaisanterie... Et c'est toi qui est obligé de t'occuper de son poste à sa place !
- Bingo ! Bon si tu ne t'écartes pas, s'il te plaît, aide-moi au moins à porter cela, je perds actuellement toute ma crédibilité.
- Navrée, tu te ridiculiseras tout seul. Je dois rejoindre la Cour d'urgence. Cela fait deux jours que je me suis absentée et j'ai peur de ne pas être au courant de ce qui s'est passé en mon absence.
- Menteuse, tu es au courant de tout. D'ailleurs tu as une mine affreuse...
- Six verres de cognac, quatre litres de thé et café ainsi que trois heures de sommeil... Tu devrais essayer ça un jour.
- Est-ce que tu as mangé au moins ?
- Heu... Pas dans mes souvenirs, mais je trouverai bien quelque chose.
- Bon courage dans ce cas, moi, j'ai cinq heures de sommeil à mon actif en deux jours, tu m'as battu. A après-demain dans ce cas.
Les deux se saluèrent mutuellementavec un petit sourire, qui ne fit qu'augmenter leurs cernes sous leurs yeux. Le maquillage ne peut pas tout cacher non plus.
Une fois, dans la rue, Iphigénie prit enfin le temps de souffler un peu et s'acheta une demi-douzaine de croissants qu'elle engloutit en quelques minutes. Aussitôt, le lémurien à qui elle n'avait pas laissé une miette protesta.
-Ne t'en fais pas, il y a ce qu'il faut chez le gamin...
Iphigénie marqua un temps sans savoir que dire et s'aperçut qu'elle n'avait pas donné de nom au lémurien. D'un autre côté, elle avait des choses bien plus importantes à faire que de trouver un nom à son lémurien... Elle s'arrêta au milieu du trottoir pavé, s'appuya sur sa canne à pommeaux et son regard parcourut la rue avant de s'arrêter sur la petite enseigne du chariot d'un marchand ambulant.
- ... Pistache, lâcha-t-elle enfin.
Le lémurien se figea et bondit au bas de son épaule avec un regard furieux : «Sans blague, c'est tout ce que tu as trouvé ? C'est mauvais ! ». Iphigénie sourit. Le lémurien s'appellerait donc Pistache.
- Ne te plains pas, j'aurai pu t'appeler « Churros » ! Ricana-t-elle tandis que le lémurien vexé reprenait son éternelle place sur son épaule.
Iphigénie savait maintenant à quoi ressemblait un lémurien qui boude et c'était très drôle... La jeune femme montra son insigne à la porte du palais et entra sans aucun problème. Sa première visite alla évidemment au jeune Dauphin.
Arrivée devant la suite 473, elle tira la sonnette. Un cri retentit à l'intérieur, une bousculade, une protestation d'un serviteur, la porte s'ouvrit.
La jeune femme reçut le gamin qui se précipita sur elle avec la force d'un boulet de canon. Elle manqua de tomber en arrière. La gamin enserra ses bras autour de sa taille. La tête enfouie dans le corsage de sa robe, il souriait de toutes ses dents :
- Tu es revenue, verre de terre !
Adjuma derrière son jeune maître les fit tout deux entrer difficilement. Les cernes et les nouveaux gargouillements de l'estomac d'Iphigénie parlèrent d'eux-mêmes. Adjuma flanqua tous les domestiques à la porte. La jeune Maîtresse des Tea Party put enfin se sustenter convenablement. Quand enfin la jeune femme s'endormit, elle ne fit aucun cauchemar pour une fois, apaisée par la conviction d'être en sécurité.
Elle ne s'était pas trompée sur cette dernière conviction. Elle se serait d'ailleurs réveillée bien après ses sept heures de sommeil, si le gamin ne l'en avait pas tiré à cause de ses piaillements. Ce qui n'était pas plus mal d'un côté, vu le nombre de choses qu'elle avait à faire à la Cour. Ce soir avait lieu les Appartements et il restait peu de temps pour se préparer. Iphigénie retrouva les corsets, hélas, et ces robes inconfortables que lui imposaient les habilleuses. D'après ces dernières elle était sublime, mais elle ne pouvait pas respirer... On ne pouvait pas tout avoir dans la vie.
Le gamin avait adopté Pistache et ne lâchait pas la pauvre bête qui essayait de prendre la clé des champs par tous les moyens possible. Iphigénie se demandait d'ailleurs si ce n'était pas ses piaillements qui l'avaient éveillé et non pas ceux du Dauphin. Ce dernier sauta d'un bon sur les coussins à côté d'elle, le lémurien étreint dans ce qui ressemblait plus à une tentative d'étrangement qu'à un câlin.
- Comme il s'appelle ?
- Oh, il a un nom assez médiocre...
- Dis toujours, larbin.
- Pistache.
- Haha, oui, c'est très moche !
Le gamin éclata de rire, puis il croisa le regard du lémurien qui le toisait blasé et désespéré : « tu vois ce que j'endure ? ».
- Oh, ce n'est pas ce que je voulais dire, monsieur le singe !
- C'est un lémurien, jeune maître, corrigea Adjuma toujours serviable.
Face à un tel nom, le gamin eut alors l'idée d'y remédier et réfléchit d'ailleurs à la question de longues minutes avant que son visage ne s'éclaire d'un air rayonnant.
-Et bien moi aussi, je vais lui donner un nom : « Super rocket ! ».
Si un lémurien pouvait avoir envie de mourir et si une expression pouvait l'exprimer, ce serait celle que tirait le lémurien/ Pistache/ Super Rocket à ce moment.
Adjuma eut le bon ton de détourner la conversation, coupant court aux nouveaux essais de prénoms du jeune maître et entreprit d'exposer à Iphigénie les quelques modifications qu'avait subi son travail de Grande Cantatrice. L'Opéra de la Cour avait été rouvert, tandis que celui de Crépuscule avait fermé ses portes avec la chute de la « vache blonde ». Pour racheter son absence et la représentation qu'elle avait ainsi manquée, elle aurait un petit récital à donner en milieu de la soirée d'appartement, soit vers quatre heures puis enfin devrait quitter la soirée pour un Opéra vers trois heures du matin.
Lorsqu'Iphigénie eut enfin compris que « trois heures » se référaient au matin et non à l'après-midi, elle afficha soudain une drôle de tête.
- Mais qui va donc à l'Opéra à une telle heure ?
- Tout le monde, Milady, tout le monde ! C'est un lieu de rencontre, de discussion, de complot et de médisance que personne ne raterait pour rien au monde. Le noir donne plus d'anonymat, les alcôves d'intimité et l'Opéra un excellent prétexte ! Je te conseillerais de te familiariser avec l'envers du décor et ses passages secrets. Je pourrais d'ailleurs te conseiller un excellent guide.
Iphigénie accepta avec plaisir et regrettait dans le même temps de ne pas avoir invitée le Dauphin aux Appartements de ce soir, d'une part pour tenir sa promesse et d'autre part pour ne pas reproduire sa triste solitude de la fois dernière. Adjuma dut promettre de l'emmener en contrepartie à l'Opéra le lendemain et Iphigénie lui laissa même le lémurien pour que ce dernier arrête de bouder et cesse son caprice.
Au milieu de pareilles négociations, l'irruption d'un page dans la suite passa presque inaperçue. Prise ainsi par surprise, Adjuma dégaina et seul un réflexe parvint à détourner son tir. La balle se ficha dans le mur au-dessus de la tête de l'intrus qui regretta immédiatement d'avoir transgressé l'étiquette en pénétrant ainsi.
- Puis-je savoir ce que signifie cette outrageuse intrusion ? Tonna Roland en se redressant comme il pouvait du haut de son mètre cinquante.
Le page, essoufflé, s'inclina, balbutia de plates excuses, mais ne quittait pas des yeux Iphigénie, visiblement soulagé de l'avoir enfin trouvé.
- Madame, votre mari vous cherche partout. Il s'agit de votre première apparition publique ensemble. Votre présence est requise d'urgence dans le petit salon parme, débita le jeune garçon à toute allure en rejetant sa natte sur le côté d'un mouvement nerveux de la tête.
Iphigénie resta perplexe un moment.
Son mari ? Elle était mariée, elle ?
Alors, un flot de souvenirs lui revint en mémoire et elle poussa un juron : elle l'avait complètement oublié ce maudit Maréchal ! Elle reprit son air sérieux et suivit sur-le-champ le page, sans même un dernier « au revoir » au Dauphin et à Adjuma.
Ses activités de Cantatrice et de maîtresse des Tea Party lui avait complètement fait oublié qu'elle était aussi l'épouse du Maréchal et qu'elle avait donc des obligations à cet égard. Comme convenu, le Maréchal l'attendait dans le petit salon parme. Il n'avait pas embelli loin de là. Ses cheveux n'étaient pas même coiffés, son cache-œil soulignait le regard mauvais que jetait son œil gris et il était sanglé dans une espèce d'uniforme noir passé de mode, tel un croque mort ou un corbeau. En comparaison, Iphigénie, dont la robe était amarante, paraissait haute en couleur.
Une haute silhouette se dressait derrière lui comme une seconde ombre. L'homme devait avoir le même âge qu'Iphigénie. Cependant, il semblait si sombre et si sérieux dans son uniforme noir également, qu'il paraissait avoir trente-cinq ans... Ou alors avait-il réellement trente-cinq ans ? Est-ce que cette question avait vraiment de l'importance ? Sa claymore qui pendait à sa ceinture et ses épais protège-poignets en cuir semblaient tous indiquer qu'il était le fameux garde du corps et bras droit du Maréchal. Etonnement grand et noueux, il affichait une assurance qui n'était pas que de façade.
Le Maréchal la toisa de haut en bas et attaqua le premier :
- Vous auriez pu vous mettre un peu plus en valeur.
Bonjour, oui, moi aussi je vais bien.
Iphigénie qui pouvait à peine respirer engoncée comme elle l'était dans le corset, prit la remarque assez mal et sa voix cingla immédiatement.
- Parce que vous vous prenez peut-être pour un mannequin ?
- Je n'en ai jamais eu la prétention.
- Vous faîtes bien. Nous devrions y aller avant d'être en retard
Le Maréchal ignora son intervention. Son bras droit à ce moment en revanche, lui bougea avec une vivacité stupéfiante. Il plaqua Iphigénie contre le mur, son avant-bras écrasant sa trachée. Le Maréchal s'approcha à son tour.
- Le morbac pensait me rendre service en vous collant dans mes pattes. Je n'ai pas besoin de vous et que vous me preniez de haut me rend malade. Nous nous verrons le strict minimum. Déshonorez-moi et je vous tuerai. Causez un scandale en ma compagnie et je vous tuerai. Quand nous entrerons, des personnes vont venir m'aborder, contredisez-moi et parlez sans mon autorisation et je vous tuerai. Me suis-je bien fait comprendre, Gadji?
Durant toute sa tirade, le Maréchal avait réussis à dissimuler son accent, mais ce dernier, dur, résonna dans son dernier mot. Le « d » était presque craché et le « g », agressif. Le Maréchal ne plaisantait pas, il était parfaitement capable de mettre ses menaces à exécution.
Iphigénie le comprit immédiatement et n'essaya pas de jouer à la maligne, surtout dans la position où elle se trouvait actuellement.
C'est-à-dire incapable de respirer et même de répondre.
Elle donna quelques coups du plat de la main sur le bras de son agresseur pour signifier qu'elle avait compris le message. L'homme la relâcha.
Iphigénie se força à rester droite et à reprendre une respiration correcte. Elle remit en place une mèche qui s'était échappée. Puis, elle sortit un miroir de sa bourse en tissus, suspendue dans les plis de sa robe, et vérifia que son maquillage n'avait pas souffert. Enfin, avec toute la dignité dont elle était capable et affichant son air le plus revêche, elle prit place à ses côtés.
Ce ne fut qu'arriver dans un endroit où ils commencèrent à croiser des courtisans qu'il daigna lui présenter son bras. Iphigénie s'y accrocha comme il sied à une dame. Elle se força dans le même temps à esquisser son plus beau sourire. Ce dernier s'agrandit lorsqu'ils entrèrent enfin dans les premières salles où se déroulaient les Appartements.
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