Idwin (Chapitre 185)
Je suis insomniaque en ce moment. Pour l'instant, debout sur le balcon dans la nuit, vêtu d'un pantalon enfilé rapidement et d'une chemise, j'inspire l'air frais à plein poumons.
Deux jours déjà que nous sommes revenus du mariage d'Ysaïne ? Deux jours déjà que je me réveille en sursaut, en la voyant dans mes songes embrasser Esteban, tandis que les alliances brillent à leurs doigts ?
Deux jours déjà, vraiment ? Il me semble que c'est plutôt une éternité qui s'est écoulée depuis.
Je me laisse tomber sur le sol de la terrasse, frissonnant, maudissant les étoiles d'être si joyeuses et si présentes alors que je me sens si triste et si démuni, avant de lentement fermer les paupières et de renverser ma tête en arrière.
Depuis que je suis rentré, depuis plus longtemps en fait, j'ai l'impression que tout le pays se transforme en enfer.
Je n'en dors plus la nuit. Se mêle à la pensée d'Ysaïne celle, plus terrifiante encore, des explosions rougeoyantes, des visages hurlant leur colère contre moi...
Je sais que j'aurais dû écouter tous ceux qui m'ont conseillé. Me montrer plus princier, faire au moins semblant d'aimer Tiara...
Tiara, Tiara qui m'a sauvé la vie en prenant ma défense devant toute une foule en colère au dernier discours. Qu'est-ce que je ressens maintenant pour elle ? Un début d'affection étrange, mêlé de colère et de ressentiment.
Je songe un instant à la rejoindre avant de retomber sur le sol.
J'inspire, j'expire. Tout est fini, ils me détestent tous maintenant et rien ne pourra jamais réparer ça. Je vais mourir ici, et Tiara aussi, et mon père et...
Je m'arrête net de réfléchir tandis qu'une autre pensée s'engouffre dans mon esprit tourmenté. Insinuante, pleine de tentation... Fuir.
Mais je me révolte rien qu'à l'idée, ouvrant soudain les yeux dans la nuit et lâchant dans un murmure d'une voix rauque :
-Non...
Je ne serais pas ce prince qui a tout raté, celui qui a tout détruit et pour finir s'est contenté de s'enfuir. Qu'on se souvienne au moins de moi comme m'étant battu jusqu'au bout !
Mais qui s'en souviendra ? Quel intérêt ?
Et je commence à éprouver l'ombre d'une inquiétude pour ma femme. Les autres, ça m'est égal, mais il me semble que son sort à elle commence lentement à me toucher.
Un gémissement m'échappe, avant que je ne tourne la tête vers ma gauche sans me lever pour autant. Deux silhouettes se détachent maintenant du mur de verre et s'avancent lentement vers moi.
Ami ou ennemi ? Je ne le sais pas mais je ne bouge pas. Je me contente de crisper mes doigts sur le revolver que j'ai pris le soin d'emporter avec moi.
Lorsque je relève de nouveau les yeux, je me détends imperceptiblement en reconnaissant mes visiteurs. Sarah, emmitouflée dans une longue cape et la tête cachée derrière un capuchon large.
Mon père, solide, reflétant la pâleur de la lune sur sa propre arme qui brille dans son poing.
Ils laissent tous deux échapper le même léger soupir de soulagement que moi en me reconnaissant et leur pas se fait plus rapide pour me rejoindre.
Je ne bouge pourtant pas et c'est mon père qui s'accroupit à mes côtés, tandis que Sarah reste debout, surveillant les alentours d'un regard brûlant d'anxiété.
Mon père prend calmement la parole en vrillant ses yeux dans les miens.
-Idwin, va réveiller ta femme, nous partons. Un aéronef nous attend, nous allons rejoindre Astra où Sarah comme Tiara seront bien accueillies... et nous aussi j'espère.
Un sourire ironique monte à mes lèvres et je laisse échapper comme l'on crache son venin au visage de quelqu'un :
-Il est rare que vous pensiez à moi dans de semblables circonstances... une idée de votre femme de venir me chercher ?
Sarah n'écoute même pas, toute à sa garde, les mains cachées sous son manteau, crispées sur des armes je suppose. Elle se contente de lâcher :
-Tellement imprudent de sortir la nuit sur cette terrasse Idwin...
Mais c'est la réponse de mon père que j'attends. Pour la première fois depuis que je le connais, ses traits accusent son âge et il murmure enfin :
-C'est moi, Idwin. Je ne pouvais pas partir sans mon fils.
Je ne sais pas ce qui me prend tout à coup mais je me dégage brusquement de sa main posé sur mon bras et me lève d'un bond, furieux.
Lui tournant le dos tandis qu'il n'a pas bougé, je résume enfin mes pensées :
-Je ne partirai pas. Jamais.
Mon père se lève alors lentement dans le plus complet des silences. Sarah cesse d'observer les alentours pour venir se placer devant moi et me prend par les épaules pour me secouer, le regard soudain encore plus angoissé que précédemment si c'est seulement possible.
-Pitié Idwin, ne fais pas encore l'imbécile ! Ne gâche pas tout, arrêtons de perdre du temps, il ne nous en reste pas beaucoup, va chercher Tiara et...
-Non.
Ma voix froide et décidée la laisse un instant pantoise et elle recule comme sonnée. Mon père prend le relai, la colère le gagnant à son tour.
-Très bien, reste ici imbécile. Mais nous emmenons Tiara.
Je m'apprête à répondre vertement que ma femme restera à mes côtés, oubliant ainsi le début d'affection que je commençais à ressentir pour elle, lorsqu'une voix timide résonne du côté de la porte et que nous nous retournons tous vers elle.
-Je... Je... Vous partez ?
Elle a enfilé une longue robe de chambre de soie sur sa chemise de nuit argentée mais je ne peux m'empêcher de la trouver terriblement vulnérable ainsi, frissonnant dans l'air de la nuit. Je réponds d'une voix sourde avant mon père :
-Sarah et lui partent Tiara. Moi je reste.
Je voulais ajouter qu'elle avait intérêt à ne pas me quitter mais les mots restent coincés dans ma gorge. Brusquement, j'ai besoin de l'entendre décider d'elle-même de ne pas m'abandonner, en même temps que je souhaite inexplicablement de nouveau la voir en sécurité.
Elle rougit devant tous nos regards posés sur elle, et je pousse un léger soupir de mépris. Quand donc aura-t-elle enfin le courage d'assumer ses pensées ? Ses actes ? Quand donc cessera-t-elle de quémander un regard d'approbation ?
Mais elle paraît se décider, et même si elle le dit d'une toute petite voix, je suis soudain certain qu'elle ne changera plus d'avis. Et je ne sais soudain plus si j'en suis heureux ou affreusement désolé.
-Je... Je reste avec Idwin.
***
1 an plus tard.
L'estrade vient de brûler entièrement tandis que nous tentions une fois de plus de calmer la foule avant que nous parvenions à regagner le palais. Et j'ai encore du mal à croire que nous soyons tous deux en vie tandis que je cherche avec difficulté un souffle qui me déchire la poitrine.
-Ti... Tiara ?
Elle est tout ce qui me reste tandis que je la vois arpenter la chambre. Elle s'approche du lit et viens poser sa tête sur ses mains, assise sur le sol, secouée d'un sanglot irrépressible.
-Je... Je croyais vraiment que là on tenait une chance de les calmer. Dill aussi pensait que...
J'ai du mal à éclaircir mes idées. Mes blessures ont beau être sans trop de gravité, le temps que les rayons réparateurs agissent, pour le moment chaque millimètre de peau se rappelle à mon bon souvenir...
-Dill ?
-Le garde. Tu sais, je t'en ai parlé. C'est le seul en qui j'ai réellement confiance...
Je veux répondre mais aucun mot ne me vient à l'esprit. Tiara se relève lentement, sans force, et je remarque avec désolation les brûlures qui marquent ses bras et ses cheveux noircis.
-Tiara, je...
Mais elle ne se retourne pas vers moi et se contente de se diriger vers le fond de la pièce, de se pencher vers le berceau et d'en retirer avec un sourire nouveau, neuf, unique, notre adorable petite fille.
Elle revient vers moi, l'enfant dans les bras, des larmes de joie et de peur dans les yeux, avant de s'assoir à mes côtés sur le lit et de demander :
-Pourquoi n'a-t-elle pas réussi à les calmer ? J'espérais vraiment, je... j'ai peur pour elle Idwin...
J'attrape l'une de ses mains tandis qu'elle berce l'enfant dans son autre bras. Je n'ai jamais aimé personne, pas même Ysaïne, comme je brûle d'amour aujourd'hui pour ma fille.
Jamais je n'aurais pensé que je pourrais éprouver tant de reconnaissance envers je ne sais qui pour un petit bébé criant à toute heure du jour et de la nuit.
Si je ne me sentais si faible, je me relèverai pour déposer un baiser sur sa joue rose, mais pour le moment il faut déjà que je parvienne à me concentrer suffisamment pour trouver mes mots.
Cet enfant, cet ultime rejet de la population, changent la donne.
-Tiara... Il faut que tu partes. Maintenant. Dès cette nuit si nous sommes encore en vie...
Les larmes redoublent dans ses yeux sans éclat et elle riposte, brusquement avec violence :
-Ça fait des jours et des jours que nous pensons ne pas survivre une journée de plus... et cela fait déjà plus d'un an !
J'esquisse un geste fataliste. Je n'ai curieusement pas envie de lui montrer soudain qu'elles comptent toutes deux pour moi, Esdera et elle.
-De la chance Tiara ! Rien que de la chance ! Pense à notre enfant, je t'en prie, pense à elle et va-t-en...
Comme chaque fois que nous évoquons la petite fille, nous nous calmons tous deux et nos regards s'adoucissent.
Tiara hésite, ne me regardant pas directement, tremblante de nouveau. Elle lâche enfin dans un murmure :
-Ça... Ça nous a rapproché cette dernière année non ?
Plus que tout. Nous avons survécu à toutes les embûches ensembles, nous avons tenus, jour après jour, certaines nuits pour dormir nous avons même tenus la garde à tour de rôle, sans faire confiance aux gardes... excepté Dill.
Que dire d'autre ? Et il y a cette enfant qui nous lie avec plus de force que tout maintenant.
J'hésite à relever mes yeux bleus vers ceux de Tiara. Je sais que vu son manque d'assurance, elle ne croit pas réellement que j'ai changé d'avis sur elle. Elle l'espère seulement...
Je pourrais avouer ce tumulte de sentiments que je ressens. Mais alors, ce serait la condamner pour toujours. Parce qu'elle refuserait de partir, avec Esdera, sans moi.
Et qu'en bel égoïste que je suis, je ne veux toujours pas quitter l'Eveland. Plutôt mourir demain que rater cette dernière étape de ma vie aussi lamentablement que j'ai raté toutes les autres...
Alors, rassemblant mon souffle, tachant de retrouver l'ancien ton froid que j'arborai à tout instant auparavant, je demande d'une voix glacée :
-Qu'est-ce qui pourrait avoir changé ?
Je risque un coup d'œil à Tiara. Elle a blêmi, reculé, et je devine sur son visage le dilemme en elle. Elle ne peut, ne veut pas croire ce qu'elle entend. Mais il y a ce peu d'assurance qui l'emporte sur tout...
Elle semble soudain encore plus fragilisée, perdant tout le courage qu'elle avait accumulé ces dernières semaines, et n'étouffe pas un nouveau sanglot tandis qu'elle retire sa main de la mienne et referme ses bras sur notre petite Esdera, inconsciente de la situation et qui lui adresse un joyeux sourire comme pour la consoler.
Pour ma part, je détourne la tête, gorge en feu et yeux troubles. Ai-je raison de vouloir à tout prix rester en Eveland ?
Je prends alors enfin conscience de la pensée sous-jacente qui m'habite. En pareille circonstance, qu'aurait fait Ysaïne ?
Serais-je jaloux de son succès auprès des astrayens, serais-je jaloux de sa noblesse ?
Peut-être bien mais je ne peux plus reculer maintenant. Je ne sais quoi faire d'autre, et il me semble que c'est la dernière chose que je peux réussir dignement : mourir.
En laissant au monde Tiara, fragile mais capable de sortir les griffes, et Esdera, encore tout enfant...
Paniquant alors, je me retourne brusquement vers ma femme et crie :
-Va-t-en ! Va-t-en au plus vite et retrouve Ysaïne ! Notre fille sera en sécurité là-bas...
Je songe in petto et toi mais je ne l'ajoute pas alors que ces mots me brûlent les lèvres.
Tiara se lève sans me regarder, Esdera dans ses bras, et lâche enfin d'une voix brisée :
-Adieu Idwin...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro