Le bruit des balles. Les corps qui tombent, les cris de douleur, et pourtant, le silence assourdissant entre chaque nouvelle détonation. Le sang qui coule, coule sur le sol pavé, qui coule jusqu'à atteindre son petit corps recroquevillé sur le sol. Les gémissements de douleur, l'odeur métallique du sang, l'odeur doucereuse de la poudre, l'odeur infâme d'urine et de défécation qui monte aux narines. L'odeur de la transpiration des personnes autour de lui, l'odeur de la peur. L'odeur des proies qui se font abattre les unes après les autres, impuissantes. Et soudain il entend une balle se ficher dans un corps près de lui ; il lui faut du temps pour réaliser, mais il voit les yeux qui se ferment et le sang colorer la poitrine d'un corps tremblant.

Une haine monstrueuse déforme les traits du garçon et la violence de ce qu'il ressent le relève brusquement. Au moment où il se tient droit au milieu de la tempête de balles, un corps vient s'écraser sur lui et le plaquer au sol. Un océan de cheveux blonds s'étale sur son visage et les larmes brûlantes du garçon roulent entre ses joues et celles de la jeune fille collée contre lui. Les coups de feu continuent à percer le silence et les corps, et les deux adolescents prient pour que l'horreur prenne bientôt fin. Un chargement d'arme, une nouvelle rafale, puis le bruit des pas qui s'éloignent et d'une portière qui claque. Le vrombissement de la voiture indique que le meurtrier est parti, et pourtant le garçon ne bouge pas plus que la fille, toujours allongée sur lui.

Les cris se réveillent et les larmes continuent de couler sur les joues du garçon. Il est incapable d'ouvrir les yeux ; son petit corps fébrile est pris de convulsions et il sent celui de sa sauveuse trembler en symbiose avec le sien. Le calme après la tempête, dit-on, mais le calme n'est pas. Les cris des mourants résonnent dans l'atmosphère maintenant que les balles ne sont plus là pour le faire. Les cris, les cris déchirent les tympans et le coeur, et le garçon en perd la tête. La mort plane sur la rue, et la mort le hante, la mort prend toutes les formes possibles et imaginables, la mort se trouve dans les odeurs que dégagent les corps, la mort se cache dans les ombres derrière les paupières du garçon, la mort vit dans ses battements de coeur, car désormais, la mort ne le quitte plus.

Le corps trempé de sueur, les doigts crispés sur le drap de lit et les tempes battantes, Ilhan se réveilla en sursaut.

[...]

https://youtu.be/9d7IDfeZOSI

Un petit rire nerveux me prit, et mes doigts tremblants firent chuter la choppe de bière sur le comptoir, dont le contenu se déversa sans que le barman ni moi-même ne réagissions. Le bar était rempli d'animation et pourtant le son ne parvenait plus à mes oreilles. Le silence était pesant mais je fus incapable de le briser avant de longues secondes.

« Comment ? »

Le jeune homme n'avait toujours pas bougé.

« Je te reconnais », répéta-t-il calmement.

Malgré moi, mes sourcils se froncèrent. Personne ne pouvait me connaître, dans ce territoire, mis à part les personnes que j'avais croisées dans la faction 5, et ce garçon n'en faisait clairement pas partie. Même lorsque je vivais sur Terre, je n'habitais pas par ici. Personne n'était censé pouvoir me reconnaître. Le jeune homme amorça son premier mouvement depuis le début de notre intense interaction visuelle en attrapant un chiffon à l'extrémité du comptoir, et ce, sans cesser de me regarder. Il épongea gracieusement le liquide, puis se retourna et essora le bout de tissu dans l'évier placé sous l'étagère murale.

Lorsque le garçon fit volte-face vers moi, il me fit un discret signe vers une porte à l'écart. Instinctivement, ma main se porta sur mon ventre, contre lequel j'avais dissimulé mon poignard. Je suivis le jeune homme avec réticence et en restant plus que jamais sur mes gardes. La porte grinça lorsqu'il la poussa. Il voulut me faire entrer la première, mais je lui fis comprendre que je préférais passer après lui. Il s'exécuta, puis appuya sur un interrupteur et la pièce s'éclaira. Elle était belle, décorée avec un style industriel, et je m'étonnai qu'un bar dans un quartier aussi misérable puisse se permettre un tel luxe. Seulement, comme je le compris très vite, cet endroit n'était pas un simple bar.

Le garçon m'avait fait asseoir sur un canapé en cuir offrant plus de confort que tous les sièges auxquels j'avais eu droit dans ma courte existence ; alors que j'observais mon environnement, à la recherche de sorties de secours dont la pièce était dépourvue, il vint s'asseoir face à moi. Malgré son jeune âge, le garçon était bien bâti. Ses épaules étaient larges, son corps plus musclé que celui de Dave et de Samir réunis. Je ne me sentais pas à l'aise dans la pièce ; elle me semblait bien trop richement décorée pour que les moyens derrière en soient légaux. Avec un peu de chance, j'étais tombée sur un subalterne d'un baron du marché noir, mais j'en doutais.

Celui-ci me fixait avec un regard songeur.

« Je te reconnais. Je ne connais pas ton nom, mais je te reconnais. »

Je levai les yeux au ciel. S'il avait voulu être moins clair, il n'aurait pas pu. Je me refusai à parler, et apparemment, le jeune homme n'avait pas besoin de cela. Il reprit :

« Ouais, le portrait robot te ressemblait pas mal, mine de rien. T'es juste plus belle en vrai. »

Il soupira et je sentis mes muscles se tendre.

« Tu sais, de nos jours, on ferait n'importe quoi pour être payé. C'est la loi du marché. »

Il se leva et se mit à faire les cent pas entre le fauteuil et le canapé.

« Bon, je dois avouer que certains travaux sont moins amusants que d'autres. Oui, oui, en effet, monologuait-il, parfois c'est plutôt folklorique. »

Un sourire dément vint illuminer son visage.

« Mais quel dommage, vraiment, de devoir tuer une si charmante jeune femme ! » déplora-t-il avec une sincérité désarmante.

J'eus à peine le temps de dégainer mon poignard qu'il se jetait sur moi.