Chapitre 28 : De l'autre côté du voile
Calysta titubait dans les couloirs de la Sixième zone. Celui qui la forçait à avancer n'avait pas à craindre une farouche envie de s'échapper, sa prisonnière semblait en être dépourvue. La vérité était que Calysta commençait à deviner les formes de ses propres limites, celles de son corps et de son esprit, et comprenait peu à peu qu'elle ne pouvait rien faire pour lutter contre cela.
Le soldat qui la poussa à l'intérieur de la pièce ne prit même pas la peine de l'y accompagner. Épuisée, elle laissa son regard éteint parcourir les détails de la pièce nue qui s'offrait à son regard. À première vue, il n'y avait pas âme qui vive en ces lieux, mais, en regardant attentivement, elle perçut le filme fin sur la surface du mur juste à sa gauche. On l'observait. Qui se trouvait derrière ? Le dirigeant de la Sixième zone ? Celui que les élèves appelaient, non sans crainte, le Lieutenant ?
Elle déglutit et secoua la tête. Le flot de ses pensées, ralenti par la fatigue, ne lui permettait pas de réfléchir dans de bonnes conditions. Cela faisait des jours qu'on la traitait comme un rat de laboratoire, on lui faisait subir des tests dont elle ne connaîtrait probablement jamais le résultat. De la simple prise de sang, aux électrodes posées sur ses tempes, elle avait le sentiment d'avoir fait l'objet de toutes les manipulations possibles et imaginables. La Sixième zone savait se montrer inventive, encore davantage lorsqu'il s'agissait de trouver des moyens originaux de la faire souffrir. Des hommes et des femmes se pressaient, l'examinaient à la fin de chaque traitement, pensaient grossièrement ses blessures et griffonnaient des notes dans leur calepin. Qu'avait-elle de si particulier pour être le fruit d'autant d'expériences ?
Calysta s'était attendue à se voir torturée, à ce qu'on lui extirpe des informations, quitte à ce qu'elle rende l'âme au terme d'interminables séances de supplice. Mais non, si la Sixième zone se moquait bien du mal qu'elle pouvait lui infliger, aucune question ne lui avait été posée. Peut-être attendaient-ils qu'elle soit à bout de force pour l'interroger ? Un humain mené au bord du précipice pouvait avouer n'importe quoi, pourvu qu'on achève son calvaire. Calysta savait qu'elle ne se montrerait pas plus endurante, percevant déjà l'instant où elle supplierait ses geôliers. Pour l'heure, elle conservait un semblant de dignité, et si elle ne tentait plus aucune évasion, son regard clouait cette bande d'inconnus, maugréant des injures colorées entre ses dents.
Ce lieu était dépourvu de vie. Après plusieurs jours, elle ne saurait les comptabiliser avec justesse, passés entre les murs de l'établissement, elle pouvait l'affirmer avec certitude. Les humains qu'elle y croisait, adultes comme enfants, ne laissaient transparaître aucune émotion sinon une obéissance proche de celle qu'aurait un automate devant un ordre.
Devant Calysta, un cristal gigantesque se dressait de toute sa taille. Il devait atteindre la hauteur d'un homme adulte et l'épaisseur de plusieurs corps assemblés. Il était posé sur un socle et relié à des filaments qui s'enfouissaient dans le sol. Le cristal aux arrêtes tranchantes diffusait une lumière rouge et angoissante, comme animé par une forme de vie inqualifiable.
Et ? Que suis-je supposée faire de cette chose ? M'en approcher, la fuir, l'ignorer ? Des indications ne seraient pas du luxe, si déjà je dois jouer le cobaye !
Plus le temps passait et plus Calysta réalisait l'amertume qui grandissait en elle. L'amertume, et une haine plus brute. Elle qui avait toujours été d'un naturel plutôt pacifique ne comprenait pas ces pulsions soudaines qui la prenaient par surprise. Jusqu'alors et depuis son arrivée, elle était parvenue à taire cette envie d'écraser les nez de ses tortionnaires, de libérer une rage destructrice qu'elle ne connaissait pas. Elle inspirait profondément lorsque de tels besoins la prenaient, elle retenait sa respiration, puis exhalait un souffle brûlant qui la vidait de ses pensées. Parfois, illusions ou réalité, elle sentait une chaleur l'envahir. Comme un souffle rassurant destiné à évacuer tout ce courroux.
Calysta en était persuadé, la Sixième zone éveillait de telles pensées. Cet établissement n'était pas simplement le théâtre du Mal, il était le Mal. Si certains imaginaient un tel lieu comme un univers de débauche, de complots, de conspirations et de meurtres, ils n'auraient probablement pas pu cacher leur étonnement face à cette école. L'ordre en était le maître mot et, de ce que l'adolescente avait pu percevoir, les étudiants portaient tous un uniforme gris, informe, digne de l'univers carcéral plus que de l'univers scolaire. Ils n'avaient d'étudiants que le nom, un nom destiné à cacher leur rôle : ils étaient les soldats de la Sixième zone, une entité vide d'émotions simplement bonne à remplir leur rôle avec brio. Des coquilles vides, mais influençables, des pantins d'une mortelle efficacité.
Pourtant, Calysta ne parvenait pas à avoir pitié d'eux. Depuis combien de temps n'avaient-ils pas vu la lumière du jour ? Elle était persuadée qu'ils se situaient sous Terre, mais où ? Quel pays hébergeait volontairement un endroit comme celui-ci ? Les adolescents que l'école renfermait ne paraissaient pas malheureux, simplement dépourvus d'humanité. La rouquine les haïssait précisément pour cela et pour cette aptitude à répondre aux ordres sans la moindre hésitation. Les parfaits soldats du Mal.
Calysta lorgna le filme sombre qui recouvrait le mur. Une loge se trouvait juste de l'autre côté, à peine séparée d'elle par quelques millimètre d'épaisseur. Elle aurait pu se projeter en avant et abattre toute la force qui lui restait dessus, brisant ce qui la séparait de ses bourreaux rien que pour le plaisir de lire la surprise se mêler à la peur. Une émotion sur leurs visages d'une infâme neutralité. Elle se retint. Prit une profonde inspiration, gonfla ses poumons de cet oxygène vicié et exhala lentement.
Elle n'eut pas à attendre un quelconque ordre, la solution se présenta à elle avec ses allures d'évidence. Le cristal, elle devait s'en approcher. Ce n'était pas un ordre précis, seulement une intuition qui, en l'espace de quelques instants, frôla l'obsession. Elle sentait bien l'appel malsain de l'immense pierre, mais bien vite, elle ne parvint plus à lutter. Ses yeux accrochés à la silhouette massive, elle exécuta un pas chancelant, puis un second. Elle était fascinée par ce qu'elle observait, la lueur que diffusait les arrêtes tranchantes l'appelait, comme si un parfum embaumait l'air et elle ne pouvait qu'avancer pour en inhaler la saveur exquise.
L'appel du Mal.
La rouquine ne vit pas les scientifiques qui, de l'autre côté de la vitre, observaient le phénomène avec attention. Certains griffonnaient déjà une expertise sur leur bloc-notes, laissant une trace écrite de cette expérience, tandis que d'autres guettaient chaque signe sans même cligner des yeux, les bras croisés sur leur poitrine. Des hommes et des femmes confondus avec pour seul point commun leur rigidité d'une écœurante droiture et leur curiosité scientifique dénotée d'intérêts. Calysta réagissait exactement comme ils l'avaient espéré, c'était même bien au-delà de leurs espérances.
Ainsi, même les enfants des nouveaux Dieux, élevés dans la culture de leurs mythes, pouvaient percevoir sa voix, pouvaient pressentir son appel.
Déjà, l'adolescente se voyait dénuée de toute résolution. Elle se limitait à l'émotion traîtresse qui guidait ses pas lents, ordonnés, orchestrés par sa propre fascination. Déjà, elle n'était plus maître d'elle-même, son esprit recalé au second plan pour laisser une autre part d'elle-même, une part profondément enfouie qui s'éveillait au contact des rayonnements. Déjà, Calysta oubliait tout ce que son instinct lui criait de faire : fuir.
Un homme, situé légèrement en retrait, se laissa aller à un rictus. Pas un rictus sincère, de ceux qui vous donnent envie de sourire à votre tour. Non, un rictus qui faisait froid dans le dos. Tout se déroulait comme il l'avait espéré et, s'il poussait plus loin l'analyse, il pouvait même compter sur plus grandiose encore. Il imaginait déjà les Instincts rangés dans son camp, au service du Mal eux qui s'étaient jurés de défendre la cause des Dieux. Quelle ironie ! Calysta n'était pas une humaine comme les autres et tant qu'elle l'ignorait, ils pourraient faire d'elle ce qu'ils souhaitaient. Ces expériences cachaient plus grande ambition et le résultat de ces essais reposait sur l'ignorance de leur cobaye. Aucun d'entre eux n'espérait éveiller la divinité qui sommeillait dans les entrailles de ce corps malmené. Non, ils cherchaient seulement à en tirer le meilleur, à s'abreuver du moindre secret que pouvait renfermer le réceptacle. Alors, une fois qu'ils en auraient fini, qu'ils auraient puisé tout ce qui pouvait encore l'être, le maître des lieux l'interrogerait et lui donnerait le coup de grâce. Tout était déjà prévu, toutes les manœuvres avaient d'ores et déjà été réfléchies et n'attendaient plus qu'à être exécutées. La guerre qu'ils menaient en dépendait !
Calysta s'immobilisa à quelques centimètres du cristal. Elle en distinguait désormais les imperfections, comme si sa surface avait été martelée, meurtrie par une menace extérieure. Elle percevait les irrégularités de sa surface tout comme le tranchant des arrêtes et la chaleur humaine qui s'en échappait. Une chaleur envoûtante, au charme mystique qui n'avait pourtant rien d'humain.
Elle porta lentement la main en direction de l'imposant objet. Elle ne s'interrogeait plus sur sa provenance, sur la raison de sa présence en ces lieux, sur ce que pouvait renfermer cette pierre aux proportions gigantesques. Sa main obéissait à un autre, elle obéissait aux sollicitations du cristal dont la lueur rougeoyait plus intensément encore. L'assemblée, de l'autre côté du voile, retenait sa respiration. Calysta s'apprêtait à le franchir, le voile, à poser sa main sur sa surface et à établir un contact avec un monde lointain, un monde qui n'était pas supposé exister.
Le cristal crépitait à quelques centimètres à peine de son visage. Elle percevait, à cette distance, les nuances des filaments, les minuscules fils qui pendaient et qui pénétraient à l'intérieur de l'immense joyau. Hypnotisée par cette vision, par la couleur qui rougeoyait en cadence, au rythme d'un battement de cœur, elle ne perçut pas le danger, ni le phénomène qui s'intensifia. Les nuances foncèrent, l'appel se fit plus violent, incontestable, comme pour s'assurer de l'entière docilité de la rouquine. Celle-ci, soumise à cette pulsion qui l'avait entièrement corrompue, ne put lutter contre les ordres implicites qui lui étaient soufflés. Elle sentait une présence derrière l'épaisseur du cristal, une présence qui pulsait, qui l'invitait à mener son geste à bien, de finaliser ce pourquoi elle s'était approchée. Le cristal le lui ordonnait et céda bien sagement.
Calysta posa sa paume dessus et, pendant un court instant, rien ne se produisit. Un silence battit contre ses oreilles et une brûlure naturelle lui piquait l'épiderme. Puis une décharge extraordinaire la projeta à plusieurs mètres, un courant d'énergie la traversant pour la rejeter. Le choc fut tel que Calysta retrouva ses esprits instantanément et crut qu'elle allait en mourir. L'énergie qui la traversa aurait anéanti un être humain normalement constitué et elle en sentirait les effets dévastateurs encore de longues minutes après. Le contact du cristal avait manqué de la tuer.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, bien des minutes après, les crépitations du cristal n'étaient plus qu'un lointain souvenir, tout comme l'attraction qu'elle avait ressentie. Elle n'avait aucun dommage physique, rien qu'une sensation diffuse et angoissante, celle d'avoir été manipulée par une entité à l'envergure colossale. Celle d'avoir failli franchir le voile.
Un chapitre qui vous donne un aperçu de la situation de Calysta, plutôt critique par ailleurs, et assez court également. J'ai bien aimé l'écrire pour ma part. On arrive doucement, mais sûrement à la moitié de ce deuxième tome, mais j'imagine plus que deux tomes alors il y a encore matière à développer :))
Bon week-end !
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