Chapitre 8
Une lourde tenture de velours moiré, surplombée de bois sombre, dévalait en cascade de froissements le plafond suspendu à une hauteur indéterminable. La soyeuse avalanche pourpre sublimait la scène, comme si ses éclats profitaient du brusque et rare éclairage que subissait le tissu pour se révéler.
Et ils retinrent leur souffle ; comme si une caresse s'était posée sur la joue des comédiens, suspendant leurs geste telles des marionnettes accrochées à des fils invisibles ; ils étaient figés.
La porte grinça. Un léger souffle pénétra la salle, courant d'air porteur d'une présence indiscrète. Elle entra, s'assit au balcon, entre les sièges de velours bleu outremer, en tailleur dans l'escalier, dessus la barrière, on ne voyait que ses yeux.
Personne ne bougeait. Pétrifiés par le regard impertinent que balançaient ces deux cristaux teintés de vert qui, depuis la scène, paraissaient ou obscurs ou transparents. Impassibles ils restèrent, comme pour la punir d'avoir voulu regarder ce qui ne devait pas être vu. Elle ferma les yeux.
Et ils reprirent. Plus vivants que les vivants, encadrés comme un mouvant tableau par le rideau demi-fermé. Ils étaient comme dans ce jeu d'enfant où tu ne dois pas être observé quand tu bouges, 1, 2, 3, soleil !, et c'est vrai qu'elle était comme un rayon pour lui, venu le réchauffer depuis un ailleurs dont il n'avait pas idée. Nash s'empêcha de tourner la tête.
Il tourna la tête et elle avait rouvert les yeux, et elle le regardait, lui. Et elle le transperçait comme d'une lame acérée si fort qu'il crut mourir et chancela. Et c'était du théâtre alors tout était vrai. Et ses prunelles limpides étaient trop pures à supporter. Et toujours, elle le regardait, lui. Il se détourna et joua.
Étrange rituel qui chaque semaine se répétait, sa présence froide et étrangère persistait et le glaçait chaque fois. Il s'évaporait, devenait, éthéré. Et aucun autre jour n'était pour lui plus beau que celui là, alors même qu'elle détruisait tout, alors même qu'elle lui faisait mal parce qu'il était sur la scène et parce qu'on ne voyait que lui. Parce que, il en avait l'impression, elle ne voyait que lui.
Une fois il lui avait demandé, ne me regarde pas, et elle avait fermé les yeux mais elle était comme les enfants, elle avait triché, il l'avait senti, et c'était pour ça, il pensait, qu'elle était de ceux qui ne perdaient jamais. De ceux qui ne veulent connaître les règles que pour les transgresser.
Quelle pièce ? Quelle histoire ? Quels personnages ? Quelle importance ?
Les chuchotements de ses pensées emplirent la salle, et elle ne se rendait pas compte à quel point tout s'entend, le son tourbillonne et même s'emmêle parfois, dans un théâtre. Sur scène, la jeune femme aux cheveux de jais n'y tint plus ; elle plaqua ses mains sur ses oreilles.
Et tout se rompit.
Tout éclata.
Il avait suffi d'une présence.
*
* *
Elle aurait pu hurler, Ézéchiel, elle aurait pu hurler, tellement c'était fort, insupportable dans sa tête, oh, elle aurait pu hurler, hurler à en mourir, hurler à ne plus en supporter le silence. Elle aurait pu cracher sa voix d'une telle force, qu'elle n'aurait plus perçu, ce qu'elle ne pouvait pas percevoir, oh, mais elle n'y aurait pas survécu, le cri aurait transpercé tout son être, la laissant retomber comme une pauvre poupée de chiffon, incapable de bouger, de parler, de respirer, et comme ça elle serait morte, Ézéchiel, étouffée dans une douleur atroce, sans même avoir pu effacer les voix, elle aurait pu hurler. La perspective de tout cela la traversa en un éclair au moment même où elle ouvrait la bouche, et elle trembla, convulsivement, elle ne pouvait supporter ce cri qu'elle n'avait pas sorti. Ézéchiel n'y tint plus ; elle plaqua ses mains sur ses oreilles.
Et tout se rompit.
Tout éclata.
Il avait suffi d'une présence.
Et ils se tournèrent vers la fille, toujours immobile. Il n'y eut qu'un mot -et ils eussent été bien incapable de dire qui l'avait prononcé-, un mot, froid et mécanique, comme chaque fois, le même mot, toujours,
— Sors.
Elle sortit. Ézéchiel soupira, de soulagement, puis, un faible bourdonnement emplit sa tête, ses mains qui appuyaient, alors dans un geste lent, régulier, elle décolla ses doigts, presque un à un, mesurée.
Les autres : elle continue de venir, chaque fois, pourquoi, pour qui, pour toi, Nash, si elle venait pour moi, elle irait aux représentations, mais elle y va, non, pas toujours, elle ne vient pas ici pour moi, pour quoi alors, comment le saurais-t-on ? Et c'était vrai, comment le saurais-t-on ? On avait demandé à la fille pourquoi elle venait, elle avait dit, pour voir, voir quoi, ça, c'était autre chose, voir quoi, que voir ici qu'on ne voit pas lors d'un spectacle ? Le vide, le vide, le vide d'un théâtre dont les sièges étaient si vides qu'ils auraient pu être abandonnés, juste laissés, ça n'aurait pas choqué, au fond, des sièges en friche, en ruines. Une couleur, le pourpre du rideau, aussi majestueux qu'arrogant, pourpre étant, de toute manière, un mot qui ne pouvait se prêter qu'aux choses arrogantes. Peut être des existences, aussi, tous ces gens sur la scène, n'existent-ils pas plus pendant leur jeu, que dans un extérieur aux couleurs pâles et délavées ? Là, sur le velours puissant du rideau, ils étaient présents, bien sûr, vivants, c'est sûr, réels, rien n'est moins sûr. Mais ils étaient existants.
Ézéchiel, en tout cas, se sentait exister, plus libre, car elle percevait moins, quand on joue, on pense moins fort. Mais la fille, tel un parasite, détruisait les barrières de sa conscience et elle perdait le contrôle, un jour, elle irait dire à cette fille, arrête, ne pense pas, elle irait la voir, elle lui dirait, tu penses trop fort, elle lui dirait, trop violemment, elle lui dirait ça, un jour. Un jour, et l'autre lui dirait, tu as un drôle d'accent, dis moi, d'où viens-tu, ou alors, je ne penses pas si fort, ou alors, et elle répondrait par ce drôle de geste, cette mimique d'un doigt qu'elle pose sur son oreille puis sur sa bouche, et elle comprendrait, la fille, et si elle ne comprenait pas, alors Ézéchiel dirait, de cette étrange voix claire, un peu, détachée, avec ce « drôle d'accent » qu'elle ne comprenait pas mais qui venait tout seul, elle dirait, je ne peux pas t'entendre, je lis sur les lèvres et alors, peut être, elle comprendrait. Elle comprendrait que ce n'était pas les sons qu'elle percevait.
Le metteur en scène lui toucha l'épaule, on reprend, Zec. Elle reprit. La pièce s'appelait, oh, peu importe, après tout, Ézéchiel ne retenait jamais le nom, mais vraiment, est ce que c'est important, les noms ? Elle pensait que non, de toute façon, un nom, ce n'est pas quelque chose de fixe, ce n'est pas quelque chose de vrai, ce n'est qu'un mot, un mot mouvant, plus mouvant que le plus mouvant des mots. Alors le nom de la pièce importait peu, puisqu'il était faux, la pièce seule importait. Le théâtre, c'est de l'Art, et l'Art, c'est fixe, l'Art, c'est vrai, peu importe quels acteurs, dans quelle ville, à quelle époque, avec quelle mise en scène on jouait cette pièce, ce serait toujours la même pièce, les mots pouvaient changer, changer de place, changer de sens, le nom pouvait évoluer, que ce serait toujours la même pièce. L'Art, c'est vrai. C'était la seule chose qui lui avait jamais paru vraie.
Elle avait pas mal voyagé, avant d'atterrir ici, elle avait vu pas mal de chose, pas mal de gens aussi, savait parler pas mal de langue, enfin, aurait aimé, elle en baragouinait seulement cinq, dont trois qui se prononcent, c'était déjà pas mal, elle trouvait. Elle n'avait jamais tenu en place, comme les mots, elle n'était pas fixe, elle n'était pas vraie, sans doute. Elle avait tenté pas mal de choses aussi, l'aquarelle, la poésie, la guitare, elle avait fini par faire du théâtre, était entrée au dans une école, l'avait quitté, plusieurs mois, était revenue, après une fête, les joues rouges et les pieds nus, salement éméchée, s'était fait expulsée, avait dérivé, et travaillé, sans prévenir personne, en Inde, au Pérou, en Égypte, au Hasard, atterri ici, en se trompant d'avion, était allée au théâtre, restée après la pièce, voulait jouer, elle aussi, avait raconté son histoire, mi-par geste et mi-par voix, était restée, grâce à ses contacts, à son talent aussi, à la condition, qui avait paru nécessaire, de prévenir si elle s'en allait. Elle avait accepté.
À la fin de la répétition, Ézéchiel salua, sortit du théâtre, plongea dans les sensations de la rue, dans les présences des gens qu'elle percevait autour d'elle, ils pensent fort, les gens, ils pensent fort, leurs pensées emmêlées lui embrouillant comme chaque fois la tête, en fait, c'était juste ces existences plus ou moins supportables, ces suggestions, ces dires, ces affirmations, ces questions qui ne se formaient jamais sur leurs lèvres et se perdaient dans l'air ambiant, vagues, déchirées par la brise la plus fine. Ézéchiel attrapait au vol ces lambeaux, sans le faire exprès, peut être se prenaient-ils dans ses longues mèches noires et lisses, ces serpents d'ébènes qui roulaient et s'enroulaient dans l'atmosphère, claquant comme des fouets dans le vent. Peut-être était-ce ces sombres reptiles qui s'en saisissaient, peut être ses cheveux cachaient-ils ces mots indits, ces idées informulées, ces sentiments inavoués, imaginer cela l'amusait.
Elle déposa sur sa tête un casque de musique, sans musique, sourde, elle ne l'aurait pas entendu, bien sûr, mais elle se sentait rassurée par le contact de ses oreilles avec la mousse moelleuse. Et puis, on ne l'embêtait pas. Ou moins. Tramway, tête qui dodeline, fatigue. Arrêt, mouvements mécaniques, pensées indispensables, escalade d'escaliers, déclic de clé, appartement vide, en désordre comme tout chez elle mais vide, Dieu qu'elle haïssait le vide, ce soir, comme beaucoup d'autre, elle sortirait, comme toujours, elle s'amuserait, et elle ne dormirait pas chez elle. Peut être. Elle l'espérait.
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