
𝐟𝐢𝐥𝐬 {chp41}
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𝐅𝐈𝐋𝐒
où je me prends tout dans la figure – et ça fait
mal, genre « Ah ouais ? T'as cru avoir déjà eu
mal dans ta vie ? Mais t'as rien vécu, mon ami ! »
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TOUT À MES SOUVENIRS, JE NE sursautai pas lorsque la porte grinça. Ne bougeai pas quand une présence se pencha sur moi, quand son souffle effleura mon front, quand une main décala les miennes pour voir ma blessure, quand il hoqueta face à la gravité de la situation. Je manquai de rire jaune mais mon bienfaiteur m'entortilla le ventre dans un bandage serré, qui se colora de rouge. J'ouvris les yeux alors pour découvrir l'allié qui se faisait attendre.
― T'es en vie, putain... murmura Nicolas.
Une estafilade courait de son sourcil gauche à la commissure de ses lèvres. Je plissai les yeux, encore comateux. Je baissai le regard sur ses mains, tremblantes qui m'avaient aidé à me redresser, recouvertes de bandages. Nom de dieux. Sa vision m'apporta les sempiternels sentiments terriblement contradictoires, mais... aujourd'hui, malgré ma rancœur, je n'éprouvais que de la peine. Il tremblait sur ses jambes, prêt à tomber mais il était là et ça... c'était inestimable, d'avoir la présence de quelqu'un à ses côtés alors qu'être ailleurs lui coûterait moins – c'est une preuve de notre valeur, j'imagine, et alors que je mourrais à petit feu, c'était comme un feu intérieur qui s'embrasait soudain, qui réchauffait tout mon corps. Et ça faisait foutrement du bien.
― J'ai choisi ce que je voulais, Wend, ne t'en veux pas pour ça. J'ai choisi Liam, dit-il avec conviction. Et toi, rajouta-t-il après réflexion.
Je lui souris, lassé de voir que quiconque se rapprochait de moi finissait par souffrir aussi.
― Tu me rends enfin la pareille... soufflai-je, un rire agitant mes épaules.
Il fronça les sourcils, perplexe.
― Tu ne t'es jamais demandé qui t'avait sauvé avec un poignard Melgash ?
Il me tapota l'épaule avec un sourire, ses yeux scintillèrent.
― Bien sûr que je savais que c'était toi, l'Insaisissable !
― Mais pourquoi t'as choisi d'abord de rejoindre les Qwa-Jis ?
Il détourna le regard, jeta un coup d'œil vers la porte – refermée évidemment – et se tritura les mains, mal à l'aise.
― Tu sais, je vais mourir, même avec tous les soins possibles, alors tu peux bien me dire la vérité.
C'est faux, Wend, tu vas pas mourir, tu vas rejoindre Deas. Mais Nicolas n'avait pas besoin de le savoir et je soupçonnais un truc un peu plus gros que juste « j'ai suivi mon père ».
― Je... J'étais en colère.
― Ah ? fis-je, interloqué.
Il hocha la tête, lentement, avant de tourner son regard d'obsidienne vers moi. Et bien sûr, soudain, t'as plus peur de me regarder en face !
― Quand d'abord Téa a disparu, puis quand Arthemys a été proclamée morte, puis Helias...
Il ferma les yeux. Il était... bouleversé ?
― Tu... Tu nous as tous abandonnés, tous les Voleurs. Tu nous as tous oubliés... Ignorés, mis de côté, juste pour attendre Arthemys et son retour plus qu'hypothétique. Tu es parti, tu as tourné le dos à tout le monde, pas juste moi, tu as aussi fermé ton cœur à Eliros. Y a qu'Erwan qui arrivait encore à te parler. Comme si aucun de nous n'avait jamais existé. Comme si tu ne m'avais jamais sauvé ce jour-là, comme si chacun de tes exploits dont la renommée rejaillissait sur nous, comme si ces trucs que tu faisais ne servaient qu'à ton petit bonheur.
J'ai eu l'impression d'avoir avalé trois couleuvres assaisonnées du jus de la viande rance qu'ils nous servaient dans les orphelinats. Je tentai de l'arrêter, mais son regard m'accusait plus férocement que ses mots et je n'ai pas su trouver le courage de rétorquer, peut-être parce que je savais au fond de moi qu'il avait raison. À l'époque, j'étais convaincu de ce que je faisais, j'avais repoussé tout le monde en connaissance de cause. Je savais que je les perdais mais au moins, c'est moi qui l'avais décidé et pas les Chercheurs. J'avais choisi de me préserver de toutes ces disparitions, j'avais tu ce que je ressentais pour ne plus ressentir la disparition d'Arthemys puis celle d'Helias.
Je fermai les yeux, pinçai les lèvres, jugulai mes sanglots.
― Alors je t'en ai voulu et j'ai voulu, juste un instant, te le faire payer. Mon père... Nathanaël a exploité ma rancœur, l'a attisée. Alors je l'ai suivi, d'autant qu'il me promettait de ne jamais me laisser sur le bas-côté. Comme toi. Il ne le disait jamais, mais à chaque fois je l'entendais et plus je l'imaginais, plus j'étais en colère contre toi.
Je gardai la bouche close, mis en face à face avec mon égocentrisme.
― Et qu'est-ce... qu'est-ce qui t'a fait changé d'avis ? tentai-je, le cœur gros.
Il eut un sourire réconfortant.
― Je ne t'en veux plus, te fais pas de nœuds au cerveau pour ça.
― Erwan est mort à cause de ça, alors... peut-être que moi, je m'en veux.
Il baissa la tête, lèvres pincées.
― On peut rien changer au passé, me disait Ritori. Seulement l'accepter et se pardonner de nos erreurs de jugement. Regretter ne fait que te ralentir. À toi de décider de ce qui t'est important ou pas : ton passé doit-il être complet dans ta mémoire ? Qu'est-ce qui t'a fait grandir ? Ne garde que ces souvenirs et passe à autre chose.
Rasséréné, je tendis la main et il la serra avec un sourire qui me fit chaud au cœur.
― J'ai changé d'avis à cause de toi, Wend, et de Liam. Lyza aussi – on a quasi été élevés ensemble, elle t'a dit ?
J'agréai du menton.
― J'ai changé d'avis parce que t'es toujours le même, Wend. Même si tu t'es éloigné, t'as toujours eu cette capacité à attirer les gens autour de toi, comme les papillons d'une flamme. T'as toujours attiré l'attention des autres vers toi – et avec ton égocentrisme naturel, tu m'étonnes que parfois, tu te sentes plus pisser... Liam et Lyza t'ont aidé alors même qu'ils ne te connaissaient pas et surtout, ils t'ont suivi jusqu'au bout. Ils ont jamais eu peur, ils ne se sont pas retournés. J'ai ouvert les yeux sur moi.
― Et avec ce que tu dis, tu crois que je vais réussir à passer la porte, nom d'un champignon ! crânai-je, pour dissimuler que ses paroles me touchaient.
― Et voilà, tu pirouettes encore pour te cacher, m'accusa-t-il.
Je plissai le nez et haussai les épaules.
― OK. Je vais mourir alors je vais être honnête : ça me touche.
Il leva les yeux au ciel.
― Tu sais même pas utiliser ton pauvre vocabulaire pour parler de toi.
Je le retins pour river son regard au mien.
Ton regard est une force, Wendyalen, sers-t'en comme d'une flèche et plante-la franchement, sans détour.
― Ça me touche, dis-je d'une voix intense.
Une voix que qu'on refuse tous d'utiliser parce que trop franche, trop claire. Se dissimuler est devenu comme inné pour tous... mais sans doute que perdait-on nos réflexes en même temps que notre sang.
― Mais... Comment, pourquoi, qu'est-ce que... pourquoi tu peux m'aider, là, maintenant ?
Nicolas esquissa un doux sourire – et j'ai compris pourquoi Liam l'aimait tant.
― Nathanaël est quand même mon père. Je sais quoi faire pour le faire plier.
Je ne sus pas quoi faire d'autre que d'agripper sa main, son poignet et serrer fort. De toute façon, je pouvais pas faire grand-chose de plus... Nicolas fronça les sourcils, appuya derechef sur ma blessure.
― Bon, dites, c'est fini, les pardons et les déclarations mièvres ? claqua la voix froide de Kiernan.
La porte se referma derrière lui avec un grincement alors qu'il s'approchait de nous, toujours aussi charismatique. Sa peau semblait encore plus pâle, presque d'albâtre et le bleu délavé de ses yeux ressortait d'autant plus. Avec un sourcil froncé, je remarquai que son œil droit avait un aspect plus métallique que le gauche. Il avait abandonné les parties en acier de son armure pour ne conserver que sa combinaison en cuir noir, qui lui taillait un silhouette nerveuse, mais il avait gardé sa lance, dans son dos. Imbécile mais pas au point de me voir sans arme – même si bon, je suis pas celui que tu dois craindre le plus, en ce moment, mon ami.
Nicolas se dressa entre le Nordique et moi.
― Tu ne l'approches pas, il est déjà condamné. Qu'est-ce que tu veux, vous avez pas une fuite à préparer ? siffla Nicolas, d'une voix sombre.
En plein dans le cœur, mon ami.
Il faut que je rejoigne Deas avant de mourir.
Et cette pensée a traversé ma tête avec toute une sensation d'urgence qui me fit me redresser. Et couiner de douleur, par la même occasion. Nicolas me jeta un regard d'avertissement.
― Ah oui, on doit fuir, je crois que c'est pour ça que je suis là. Mais je ne viens pas en ennemi, ex-Chercheur, je viens juste dire la vérité à Shan.
Le brun sursauta.
― Quoi ? Mais pourquoi ?
L'Imbécile des banquises ne s'embarrassa pas de réponse et du même coup de la main qui m'avait assommé, il envoya mon unique allié à terre. Je grimaçai mais incapable de bouger pour vérifier s'il allait bien, je rapprochai mes jambes de mon corps, levai un regard las vers Kiernan.
― Il a pas tort, sur deux points.
Il se départit d'un sourire à faire froid dans le dos et d'un coup de tête m'encouragea à continuer. Ce type doit être incapable de rire franchement.
― Je vais mourir et nom de dieux, mais qu'est-ce que ça t'apporte que je sache la vérité ? ou qu'est-ce que ça m'apporte, à moi...
Il plia son grand corps pour river son regard au mien et il passa une main dans mes cheveux, dans un simulacre d'affection.
― Le fils du Général doit savoir que c'est à cause de la reine, que tout a commencé. Certes, tu dois me suivre ensuite, mais vu que tu es dans l'incapacité de te débattre, j'imagine que ce point t'indiffère, Shan.
Ben voyons.
― Je pense surtout que tu vas manipuler la vérité pour me faire croire quelque chose, qui va faire que je serai de votre côté. Fun fact : ça risque pas d'arriver, je suis du côté de ma vie et aux dernières nouvelles, tu viens d'attenter à la mienne à plusieurs reprises.
Il haussa un sourcil amusé et s'assit à côté de moi. J'eus un frisson. Le pire, c'est que s'il n'était pas mon ennemi, je crois que je l'aurais apprécié, cet ours polaire. Je chassai cette pensée parasite. Il a voulu me tuer, il veut tuer mon père. Et il a frappé Nicolas – mon unique allié dont je peux être sûr.
― Je te dis les faits, Shan, tu en fais ce que tu veux. À toi d'y croire ou non. Quant à ce que ça m'apporte... (Il esquissa un sourire pour Nicolas, assommé.) Je ne devrais pas être le seul à être au courant quand vous aurez tué tous les Chercheurs.
Si tu veux une piste, Wend, cherche du côté de la reine. Ils sont liés, tous les deux. Je coulai un regard suspicieux. C'était pas franchement le meilleur moment pour m'asséner des vérités.
― La reine a un héritier, tu sais ; son père est Nathanaël Silvestrio.
Ah, de but en blanc, comme ça ? Quoique, ç'aurait rien modifié au choc émotionnel, nom d'une feuille.
― Nicolas ? fis-je incrédule, guidé par son regard. Mais d'où sort Lyza, à tant ressembler à la reine, ça peut pas être une coïncidence ?
― Tu vas trop vite, Shan. Si Nicolas est le fils de la reine, il est également celui de Nathanaël. Tu saisis ce que ça implique ?
Je me rappelais la colère brûlante de l'Imbécile de Première Classe au palais, entièrement dirigée vers Andja. Je déglutis, mais bizarrement, je ne mis pas en doute les paroles du Givré.
― Qu'est-ce qu'il s'est passé ? murmurai-je en me tournant vers lui.
Accapare l'attention Wendyalen, vole-leur leur centre d'intérêt et ils ne regarderont que ce que tu souhaites.
Kiernan me jeta un coup d'œil, amusé.
― Ça t'intrigue ? J'ai eu la même réaction. Ritori et moi l'avions senti, ce désir chez Nathanaël de se faire vengeance. Il n'a jamais daigné nous expliquer. Ritori est donc allé voir Lyza, certain lui aussi qu'elle était la clé de cette histoire, mais elle n'en savait rien. Et puis, au fil des ans, sous l'influence de l'ancien Voleur, Nathanaël a laissé faire et elle en est devenue folle, jusqu'à trahir notre cause pour toi.
Son dégoût pour les Voleurs transperça dans sa voix. Je grimaçai, sans savoir si c'était ses paroles ou ma blessure qui me faisait le plus mal.
― Mais tout ça, Nathanaël ne l'a fait que pour cacher la vérité, il a sacrifié la santé de Lyza pour sauvegarder son secret le plus sombre. Peut-être qu'il est tellement beau qu'il en devient sombre.
Il fit une pause, sous mes yeux écarquillés par le choc.
― Il aime Andja, il aime la reine d'un amour que seul un livre peut décrire, un amour si fort, si puissant qu'après les Batailles Rouges... quand elle a constitué son gouvernement et a choisi ton père comme Général à sa place, celle qu'il pensait qui lui revenait de droit pour avoir su capturer l'attention de la reine, après cette mise à l'écart, cet amour si pur s'est mué dans une haine féroce, miroir l'un de l'autre. Andja l'a sans doute remarqué et c'est pour ça qu'elle l'a placé à la tête des Chercheurs, elle voulait peut-être le récompenser dans un sens... mais ce qui s'est vraiment passé, c'est qu'en tant que Chercheur, tu ne peux pas rester à Manilōn.
― En fait, elle l'a éloigné ? fis-je, incrédule.
Il hocha la tête.
Trompe leur méfiance, Wendyalen, fais-leur croire que tu t'affaiblis, porte le masque de l'obéissance.
― Malgré le fils qu'ils ont eu qui grandissait à Manilōn ; Andja a éloigné Nathanaël d'elle complètement, a coupé les ponts. Une séparation sans en donner l'air, ni le nommer. Nathanaël l'a compris, bien sûr, mais Andja n'avait pas prévu qu'il soit aussi vindicatif. Nathanaël s'est dit que si lui ne pouvait pas avoir d'enfant, Andja n'en aurait pas non plus. Aidé de quelques Chercheurs qu'il a ensuite assassiné pour éviter que le secret ne s'ébruite, il a enlevé les enfants de Daeron et Arthemys.
Je serrai les dents et me laissai des marques en croissant de lune dans mes paumes.
― Mais il n'a pas pu se résoudre à les tuer, non, il respectait trop le Général pour ça, alors il les déposa sur le rebord d'un orphelinat, se promettant de toujours garder un œil sur Shan et Felanor. Mais il ne s'est pas arrêté là. Il a expliqué le plan d'Andja concernant les Voleurs au palais, n'est-ce pas ? Plan qu'ils ont cessé quand Arthemys a dévoilé être une Voleuse. Mais d'un autre côté, il apprenait que son fils, Nicolas, ne vivait plus au palais depuis longtemps et avait choisi de suivre une vocation particulière... à l'opposé de la sienne. Il voulait se venger d'Andja mais pas au détriment de son fils alors il a fait en sorte que ce dernier le rejoigne.
Je fronçai les sourcils.
― Arthemys a disparu de ta vie parce qu'elle avait repéré une piste pour l'un de ses fils, ricana-t-il.
J'ai eu envie de rire jaune. Elle était partie à ma recherche alors que j'étais sous ses yeux.
― Piste que Nathanaël avait agité, parce qu'il savait que tu te refermerais sur toi-même. Il n'a pas trahi sa promesse de te surveiller, Shan – d'ailleurs, Ritori pensait aussi que ton frère est mort à cause de lui. Et Nathanaël en a profité pour influencer Nicolas et ce dernier l'a rejoint. Désormais, rien ne l'empêchait de détruire l'empire pour lequel Andja avait voué sa vie. Et le meilleur plan pour le détruire était de déclencher une guerre civile...
― Chercheurs et Voleurs, soufflai-je, renversé de voir à quel point ma vie avait été écrite par quelqu'un d'autre.
N'aie pas peur de ce que tu ressens, Wendyalen : ce sont tes émotions qui te rendent fort.
― Mais Ritori tenait à ce que tu le suives. Nathanaël ne s'y est pas opposé, l'ironie de la chose le faisait rire : les enfants vont détruire les parents. Sans doute avait-il prévu de faire confiance à Ritori pour toi. Ça a été sa seule erreur, qui lui a été fatale.
Si tu n'es pas encore un héros, tu le deviendras.
Je me mordis la lèvre, dans un mal-être qui m'embrouillait les sens.
― J'ai trouvé pourquoi tu m'as dit ça. Sans doute que c'est la vérité mais c'est une vérité qui bouleverse et détruit les dernières défenses. Mais je vais te dire un truc, mon cher prince imbécile du nord, ma stabilité, ma sérénité, si tu veux, c'est pas mes dernières défenses.
Une fois qu'ils sont convaincus de ta défaite, Wendyalen, relève-toi et frappe au cœur, sans hésiter.
Il se leva et s'épousseta l'épaule d'une poussière imaginaire. Un sourcil dédaigneux levé, il me dévisagea prostré au sol.
― Mes dernières défenses, c'est mes amis.
Dans le dos du Migrant imbécile, Nicolas bondit, arracha la lance du dos de Kiernan, la fit virevolter entre ses mains et d'un geste vif et confiant, transperça le cuir souple au niveau du cœur.
Sans un cri, Kiernan tomba sur ses genoux, une flaque carmin à ses pieds qui s'élargissait. Yeux éberlués, il souffla entre ses lèvres rougies.
― Mais qui défend tes amis, Shan ?
Il s'écroula face contre terre sous mon regard catastrophé.
Derrière lui, Nicolas avait la tête baissée sur la dague plantée au bas du ventre ; la même dague qui m'avait déchiré le ventre. J'étouffai un cri atterré.
― Nicolas ?
Il m'adressa un sourire tremblant et ficha son regard sombre dans le mien.
― Il a dit la vérité, Wendyalen, je sais que tu t'en doutes. Mais Nathanaël n'a pas sacrifié Lyza pour moi, parce qu'Andja, si elle a été folle de mon père un jour, elle ne l'a pas été longtemps. Elle a préféré se lier avec un guerrier vétéran, Galehi, aujourd'hui caché dans la jungle d'Asantalt proche d'ici, qui avait un fils, Hugani, mort pendant la Bataille de la Pleine et ils ont choisi pour effacer leur premier-né, d'avoir un enfant. Une fille. Lyza.
La gorge obstruée par un chagrin gros comme une tempête, je me traînai vers Nicolas, tentai d'endiguer l'hémorragie, comme il l'avait fait pour moi. Fébrile, je faisais tout et n'importe quoi.
J'avais l'impression d'avoir été touché par un éclair.
― Même si mon père est un enfoiré, Wend, il... il a protégé Lyza de la meilleure façon qu'il a pu. Il était le seul à pouvoir la protéger d'Andja et de Ritori, et des guerres à venir.
Il saisit mes mains d'autorité, les rassembla entre nous. Son regard d'obsidienne me figea, empreint d'une autorité pleine d'harmonie qui me faisait cruellement défaut.
Le même regard qu'avait eu Erwan avant de mourir.
― Prend les clés de Kiernan, sors.
Il toussa, cracha du sang qui atterrit sur mon épaule.
― Non non, Nicolas... Liam, je... Putain !
Le cœur douloureux, je le vis sourire entre mes yeux baignés de larmes qui refusaient de couler. Il relâcha ses muscles et sa tête roula contre mon épaule.
― Vole. Nous sommes tes dernières défenses, Wend, mais tu es aussi les nôtres. Vole ! souffla-t-il dans mon oreille.
Il se mordilla les lèvres et murmura dans un dernier souffle :
― Protège-nous, Wendyalen. Protège-les tous.
*
Je quittai la pièce, abandonnai leur deux corps. Les joues inondées, le regard vitreux et les jambes tremblantes de ma blessure, je me traînai dans les couloirs vides du Labyrinthe. J'avais le cerveau trop embrumé pour réfléchir mais j'arrivais à saisir que si personne n'était là, c'est qu'ils se battaient ailleurs.
D'un geste furieux contre moi-même, j'essuyai mes larmes. Mes émotions me submergeaient, comme des vagues.
Une petite pique, une petite aiguille, et j'explose.
Ou la tempête de Deas.
Je la sentais derrière moi – au-dessus de moi ? – comme une aura. Elle n'attendait que moi, prête à me voir mourir et à me cueillir dans son maelström. Mon menton trembla, je trébuchai et me rattrapai aux murs in extremis.
― Bordel ! hurlai-je, énervé de ma propre faiblesse.
Nicolas venait de mourir sous mes yeux. Kiernan aussi. Lyza est la fille de la reine et de ce fermier qu'on avait croisé, Liam, elle et moi juste après notre fuite du Labyrinthe. Nicolas est... Nicolas était son demi-frère. Un sanglot bloqua ma gorge.
Dehors, ailleurs, je ne sais où, se trouvait toute ma famille, en train de se battre. Sans savoir où j'ai encore disparu. Eliros savait compter sur mes capacités et c'est pour ça que je savais qu'il ne viendrait pas à me recherche. Elea et Felipe en seraient tout à fait capables, Liam aussi. Arthemys et Daeron... Il n'y avait pas de doutes. Mais si c'était pour qu'ils trouvent mon corps sans vie...
Je me forçai à respirer calmement, à me trouver un tempo pour me ressaisir. Je réprimai l'envie de vérifier le bandage de Nicolas – pas encore assez masochiste pour m'infliger cette vision.
Tu es un Voleur.
Deas comprenait-elle que j'en avais rien à faire ?!
Tu es Voleur.
Dans un flash, le paysage à couper le souffle des murailles de Manilōn dansa sous mes yeux. La discussion avec Eliros me revint dans un coup de poing en pleine figure.
Et j'ai compris, alors que je m'étirais, que je me battais pour moi. Juste pour moi, et seule ma famille – ma nouvelle famille – comptait.
Et les sauver n'employait aucune autre chemin que celui de faire tomber Ritori et Nathanaël.
― J'ai fait la moitié du boulot, ils peuvent pas faire le reste ? ronchonnai-je pour repousser le chagrin.
Je serrai les dents, pris une inspiration et fermai les yeux.
Le bruit est plus important que la vue. L'ouïe t'aidera tout le temps. Si jamais tu ne vois pas derrière toi, Wendyalen, ou que tu es dans le noir, sers-toi de ce don.
J'entendais le vide et le silence, la mort derrière moi et le froid des pierres. Je pinçai les lèvres et progressai de quelques mètres. Un escalier dissimulé à ma droite. Je l'empruntai sans réfléchir.
Un cri s'infiltra dans mes oreilles aux aguets.
Tu n'as pas d'armes ? Très bien, voles-en une, Wendyalen.
Je reconnus le bureau de Ritori, où il y a si longtemps il m'avait proposé de devenir Chercheur. Et à cause de mon refus, Nicolas était mort. Une guerre faisait rage à quelques pas d'ici. Avec un rire ironique, je trouvais ma dague, celle que j'avais volée à... mon père. Son poids familier dans ma paume, je quittai la pièce avec une grimace sous la douleur que chacun de mes pas provoquait.
Guidé par les bruits d'acier et de rages, je réussis à trouver le couloir d'où nous nous étions enfuis, qui donnaient droit sur la forêt. J'aperçus des soldats. Et des Qwa-Jis, entassés, comme en réserve au cas où, appuyés contre les murs en petits groupes.
― C'est l'Insaisissable ? lança une voix incrédule.
J'esquissai un salut, tel ces nobles maniérés.
Mon nom courut sur les lèvres comme une traînée de poudre, comme un ruisseau coule jusqu'en bas de la montagne. Je sentis le moment où ils allaient fondre vers moi, sûrs de ma faiblesse.
― Hé ! Attendez cinq minutes. Vous êtes pas aveugles. Vous voyez comment je suis blessé. Vous savez que je vais mourir.
― Bah ouais, c'est pour ça qu'on va profiter pour te tuer, l'Insaisissable !
Ma respiration s'accéléra. Je souris, sans idée. Démuni.
― Je...
Tu es Voleur.
Je perdis mon sourire.
― Je suis sans défense, vous allez gagner quoi à me tuer un peu plus ?
Deas, au-dessus de moi. Ma famille, à quelques centaines de mètres.
Solution de facilité.
Solution. Unique.
― La satisfaction de dire qu'on a tué l'Insaisissable. On va s'amuser ! s'écria une voix de femme.
Je reconnus celle qui m'avait visé de son arc avant de me voler mon poignard pour m'empêcher de fuir. Celle à cause de qui j'étais dans cet endroit. Comme si soudain, tout se réunissait, comme si toute ma vie, tout ce que j'avais fait était des fils qui s'emmêlaient à ce point exact et se recoupaient, des fils immenses, tissés depuis si longtemps que je n'aurais rien pu faire et...
Je fermai les yeux, cherchai la présence de Deas derrière moi, sa tempête inépuisable. Sa violence et sa soif de sang, sa rancœur qui viciait tout sur son passage, ses armes sans limites. D'un geste du bras, je la fis mienne, avec bien plus d'aisance qu'au palais. Peut-être parce que j'étais bien plus en colère qu'alors, bien plus bouleversé et instable. Bien plus sujet à déclencher un chaos qui détruirait le monde – ou juste le Labyrinthe.
― Soit. Venez. Je vous attends.
Je redressai la tête et ils se figèrent devant moi. Le plus proche était à deux mètres.
J'avais l'impression d'avoir deux consciences, l'une fait de pensées et de chair sanguinolente et l'autre créée de toute pièce par un vent violent et une pluie rageuse.
Je tendis la main, souffle de vent qui l'accompagne, et le Qwa-Jis le plus proche se fracassa le crâne contre le mur. Un hoquet de stupeur parcourut les rangs des combattants. Mais le sang qui goûtait de mon bandage eut tôt faire de les décider.
Ils se ruèrent vers moi.
J'écartai les bras, traçant un chemin de sang entre eux. Vents et éclairs pour moi, leur acier me menaçait autant que du brouillard.
Je quittai le Labyrinthe avec l'impression de tout voir, sans rien voir.
Je devais les revoir avant de rejoindre Deas pour de bon.
Je devais les voir avant.
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