Chapitre 1 : La Ville
J'étais assis face à la Ville, les yeux rivés sur les immeubles à l'horizon. Devant moi s'étendaient des dizaines de bicoques grises, abimées par le temps, s'empilant les unes sur les autres. Des fenêtres étaient placées à tous les murs, semblant parfois être de simples trous dans les façades, comme si les propriétaires recherchaient désespérément la moindre vue sur le ciel. En même temps, je pouvais le comprendre. Sur l'Inexistence, voir les cieux, même pollués, était trace de grande richesse : la planète était surchargée et comptait des dizaines de milliards d'habitants.
Les océans avaient été asséchés afin de pouvoir y construire des habitations, les forêts rasées pour les chauffer et les déserts servaient désormais de déchetteries géantes. Tout cela était dû à un simple fait : la surpopulation. Les gens étaient trop nombreux à naître chaque jour et aucun ne mourrait en retour.
Et tout ça, parce que nous étions des Inexistants. Nos cœurs ne battaient pas, et nous n'éprouvions aucune émotion : ni joie, ni peur, ni haine, ni amour, rien. Nous ne vivions pas, nous n'étions pas décédés, nous étions juste là, à attendre une fin qui n'arriverait jamais. Nous ne mourrions jamais, puisque nous n'existions pas, et la nourriture et l'eau avaient beau manquer, nous ressentions la faim, mais cela n'allait pas plus loin.
Parmi les dizaines de milliards d'Inexistants, chaque année, environ cent-cinquante millions avaient la chance de quitter notre planète ravagée, et d'aller sur Terre. Le prix à payer était faible, et c'était plutôt un cadeau : nous oubliions nos souvenirs. Ainsi, tous ceux vivant ignoraient la vérité sur la vie et pensaient être les seuls êtres intelligents dans le monde.
Pour avoir la chance inouïe de vivre, il fallait passer le Test. Personne ne savait en quoi il consistait, puisque ceux qui le réussissaient partaient et les autres l'oubliaient... Ainsi, quoi qu'il arrivait, ce qui se passait au sein des bâtiments du Gouvernement y restait.
Et demain, cela allait être mon tour. Après mes deux sœurs, Jenna et Sophie, qui avaient toutes les deux échoué, j'allais savoir quel sera mon destin. Dire que j'angoissais serait approprié, si seulement j'étais vivant. Mais, en vérité, je n'en avais rien à faire et j'en étais étrangement détaché, alors que j'aurais dû espérer du plus profond de mon cœur pouvoir quitter cet endroit affreux. Certes, je le voulais, mais c'était surtout une volonté collective transmise de génération en génération depuis la nuit de temps : chacun voulait vivre sans réellement savoir pourquoi.
— Maël, me réprimanda une voix douce derrière moi.
— Désolé, maman, c'est juste que...
— Je sais. Je sais.
Sa voix était monocorde, et je souhaitai pendant un instant y entendre de la peur, de la tristesse ou quoi que ce soit. Mais c'était impossible, pour la simple raison qu'elle ne m'aimait pas. Elle n'avait rien contre moi, c'était juste comme ça, mais je savais que si elle s'occupait de moi, c'était par sens du devoir et pour entretenir l'illusion de la normalité.
Je sentais sa présence derrière moi, et des bruits de ciseaux résonnaient. Au sol, d'épaisses mèches blondes trônaient, me faisant malgré moi passer une main dans ce qu'il restait de mes cheveux. Aussi loin que je me souvenais, mes touffes couleur blé avaient toujours été trop longues, me donnant l'air d'un campeur égaré. Cela dit, personne n'y avait jamais fait attention, le confort et l'apparence n'étant pas une priorité sur l'Inexistence. Mais, peut-être pour me donner l'impression de prendre un nouveau départ, ou en espérant me donner plus de chances, ma mère tenait à me faire une nouvelle coupe. Après quelques minutes d'un silence pesant, elle recula et me demanda :
— Qu'est-ce que tu en penses ?
Elle me tendit un morceau de miroir aux bords déchiquetés dans lequel je me regardai un instant. Je ne me voyais pas souvent et la plupart du temps, c'était dans une flaque d'eau, avec une image trouble. L'adolescent que j'avais face à moi ne me paraissait que vaguement familier, avec sa chevelure blonde coupée un peu plus haut que les oreilles, ses yeux bleu glace vides et sa peau si blanche qu'elle semblait ne pas avoir vu le soleil depuis des années. Ce qui, pour être honnête, était presque vrai. La pollution était telle que, même quand on avait la chance d'habiter à la surface, le cercle doré était quasiment invisible, camouflé par les nuages de fumée.
— C'est très bien, je lui répondis, sans voir de grandes différences.
Elle esquissa un sourire fatigué, et je lui rendis la glace, le visage fermé. Je me levai ensuite et me dirigeai vers la chambre que je partageais avec mes deux sœurs. Enfin, ce n'était pas vraiment une chambre, plutôt une minuscule pièce séparée du salon par un vieux drap. Le sommier du lit était brisé depuis longtemps et nous dormions sur un matelas quasiment à même le sol. Je m'asseyais dessus en prenant soin de ne pas le tacher plus qu'il ne l'était déjà et parcourais l'endroit du regard, comprenant ce que devait être la nostalgie. Si j'étais vivant, je suis sûr que j'en ressentirais, à l'idée de quitter ce qui était ma maison depuis dix-huit ans, mais pour être honnête, j'étais simplement dépaysé à cette idée qui ne m'atteignait pas vraiment. Finalement, peut-être était-ce mieux de ne rien éprouver, afin de ne pas avoir à souffrir du déchirement possible.
Soudain, une voix cassée s'éleva dans le vingt-deux mètres carrés, provenant de l'entrée :
— Je suis là.
Mon père venait de rentrer. Comme tous les soirs, je me précipitai vers lui. Son visage était fatigué par le temps, ses cheveux noirs pleins de poussières et ses yeux bruns aussi vides que les miens. De père et fils, nous n'avions qu'une ressemblance : notre intérêt pour la cardiologie. Depuis que j'avais huit ans, il m'initiait à tout ce qu'il savait sur le fonctionnement du cœur, voulant que j'utilise ces acquis si par miracle je réussissais le Test.
— Alors Maël, ta journée ?
Malgré son épuisement palpable quand il rentrait des Mines, il me demandait toujours comment j'allais et ce que j'avais fait. Une façon d'entretenir l'illusion d'une vie normale, peut-être. Je lui répondis le même "bien" que d'habitude, alors même que je n'avais rien fait. Il n'y avait pas d'école sur l'Inexistence et c'est uniquement grâce à mes parents que je savais lire, écrire ou compter. Ma mère m'avait toujours répété que cela me donnerait plus de chances de vivre, mais cela n'avait pas aidé mes deux sœurs.
— Au fait, ta nouvelle coiffure est très belle.
— N'est-ce pas ? Je trouve que ça fait ressortir ses yeux, intervint ma mère en posant une main sur mon épaule. Je devrais aussi couper les cheveux de Jenna et Sophie, cela leur dégagerait le visage pour le travail.
— C'est une bonne idée, acquiesça l'homme d'un air absent, avant de tourner ses yeux vers moi. Oh, je ne t'ai pas dit ! J'ai trouvé comment faire un massage cardiaque.
Avec un sourire factice pourtant très réaliste, il tira une feuille de sa poche, visiblement arrachée d'un livre, me la tendit et je la pris avec précaution. De nos jours, le papier était extrêmement rare et précieux, à cause du manque d'arbres, et je supposai que si on découvrait ce qu'il avait fait, mon père serait sûrement enfermé pour l'éternité.
— Marcus, tu n'aurais pas dû, le réprimanda sa femme. Si on te trouve et que tu es condamné à la Faim, comment ferons-nous ?
La Faim était la seule punition possible sur l'Inexistence, puisque nous ne pouvions pas mourir. On nous enfermait dans une pièce sans eau ni nourriture pendant des semaines, des mois, ou dans les cas les plus graves, pour l'éternité. Ceux qui en étaient revenus nous avaient dit que c'était le pire des supplices, parce qu'on souffrait sans pouvoir faire quoi que ce soit pour que cela s'arrête, et je les croyais sans peine.
— Ne t'inquiète pas, j'ai été discret. Il fallait absolument que Maël puisse apprendre à faire un massage cardiaque, je suis persuadé que cela lui sera utile.
Tout absorbé dans l'étude du papier, j'entendais à peine ce qu'il dit. Voilà des années qu'il me parlait de cette technique utilisée pour redémarrer le cœur, pour une raison que j'ignorais. Je lui avais demandé de nombreuses fois pourquoi, mais je n'avais jamais eu de réponse.
— Bon, très bien, mais nous mangerons dans dix minutes quand les filles rentreront, alors dépêchez-vous.
Mon père m'emmena vers le vieux canapé qu'il partage la nuit avec ma mère et nous nous installâmes le plus confortablement possible. Il prit la feuille de mes mains et m'expliqua comment procéder en montrant tour à tour les différents dessins :
— Il faut d'abord mettre la victime sur le sol ou un plan dur. Ensuite, tu poses tes mains comme ça, et tu appuies de façon régulière, avec environ deux compressions par seconde. Regarde comme il fait ici...
Après quelques minutes, j'avais compris comment faire et mon père me félicita, un grand sourire aux lèvres. Il avait l'air réellement content que je sache faire un massage cardiaque, mais je savais que ce n'était qu'un masque. Peu d'Inexistants se donnaient la peine de faire semblant d'être heureux et rares étaient ceux qui parvenaient à avoir des sourires aussi réalistes. Mais, pour une raison qui m'était inconnue, il persistait à falsifier ainsi des émotions, peut-être pour mieux reproduire l'illusion d'une vie normale. Je ne tentai pas de l'imiter, sachant que j'en étais parfaitement incapable.
Je ne pouvais pas dire que j'aimais réellement la cardiologie, pour être franc, je ne m'y intéressais que pour passer le temps. J'avoue que je trouvais assez ironique le fait de savoir faire un massage cardiaque quand notre cœur ne bat pas et je n'en comprenais pas la réelle utilité, mais il valait mieux apprendre à en faire plutôt que rester les bras croisés toute la journée.
— À table ! appela ma mère.
Nous nous levâmes du canapé et nous installâmes à la table usagée par les années. Mes deux sœurs étaient déjà assises, et je voyais leurs traits tirés et leurs immenses cernes. Toutes deux travaillaient au Ravitaillement, et elles faisaient de leur mieux afin de nous aider avec leur maigre salaire. Malheureusement, cela ne suffisait pas à nous offrir assez de nourriture pour que nous puissions manger à notre faim. Nous n'avions qu'un frugal repas le soir, dans le but d'économiser le plus d'argent possible. Je savais que j'étais un poids pour la famille, étant dans l'incapacité de travailler, mais si je venais à échouer au Test, alors ce serait mon tour et je rejoindrais mon père dans les Mines.
— J'ai eu une augmentation, lança Sophie, brisant le silence de plomb qui s'était installé. Pour me récompenser de mes cinq ans de travail.
— Bravo ma chérie, c'est génial, la félicita ma mère, le regard pourtant vide et la voix monotone.
Ma sœur ainée avait vingt-trois ans, tandis que Jenna en avait vingt-et-un, et elles travaillaient au Ravitaillement depuis qu'elles avaient raté leur chance d'aller sur Terre. Ici, comme les études n'existaient pas, c'était le seul métier possible pour les femmes et les Mines étaient le seul pour les hommes. On aurait pu dire que c'était sexiste, ce qui n'aurait été qu'à moitié faux, mais c'était plutôt "se servir des atouts naturels de chacun", d'après le Gouvernement.
— Alors, tu es prêt, Maël ? Demain, c'est le grand jour.
— Je sais, Jenn', tu n'es pas la première à me le dire, je répondis à l'adolescente.
Je savais qu'elle tentait simplement de briser le silence inconfortable mais je n'avais pas la volonté de faire semblant d'être enthousiaste. Renonçant à faire la conversation, elle ouvrit la bouche, puis la referma, avant de retourner à son assiette. Je fis de même et grignotai du bout des dents un haricot sans goût, sans doute périmé depuis longtemps. Je n'en profitai pas vraiment, pourtant j'aurais dû étant donné la rareté de la nourriture, mais je m'étais habitué à la faim.
Une dizaine de minutes plus tard, je me levai et posai mon assiette sur le bord du meuble de la cuisine, afin d'annoncer :
— Je vais me coucher, bonne nuit.
Je m'allongeai sur le matelas en me poussant au maximum vers la droite, afin de laisser de la place à mes sœurs. Au-dessus de ma tête, j'apercevais le ciel à travers les fentes dans le toit. Il était sombre, aussi noir que de l'encre et aucune étoile ne brillait. À vrai dire, je ne savais même pas ce qu'est une étoile, puisque je n'en avais jamais vu. La pollution était trop forte. D'après mon père, cela ressemblait à un point lumineux jaune, comme un petit soleil, mais j'avais du mal à l'imaginer. Peut-être que sur Terre, on en voyait. Rien que pour ça, j'aurais aimé y aller. Pour savoir comment était le monde qui m'entourait, au-delà des nuages noirs et de l'air au parfum de charbon.
Avec un frisson, je me rendis compte que demain, j'allais savoir. Demain. Un si petit mot, mais qui me paraissait si plein de promesses. Alors, intérieurement, moi aussi je me fis une promesse.
J'allais réussir le Test et j'allais vivre.
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