Avant - 1/2
Petite précision: dans le livre, Aziraphale appelle Crowley "dear" ou "my dear" en permanence, ce que je ne pouvais évidemment pas laisser passer... Quand au surnom "Zira", il n'apparait nulle par de canon à ma connaissance, mais je l'aime beaucoup trop :3
---------------------------------------
L'Apocalypse-qui-ne-fut-pas était passé depuis quelques mois. Le monde avait retrouvé son taux de normalité habituel, c'est-à-dire pas grand-chose : avec les humains, il faut s'attendre à tout et n'importe quoi. Les histoires d'Antlantide et de central nucléaire vide avait été remplacées par des scandales sur les yaourts à la crème allégée, et la délégation commerciale soi-disant dévorée par un Kraken était mystérieusement réapparut sur un autre continent.
Aziraphale et Crowley n'avaient pas passé plus deux jours sans se voir. C'était étrange, pour eux qui avaient vécu des millénaires en se croisant de siècles en siècles, ce besoin soudain de ne plus se quitter. Peut-être que les onze années côte-à-côte près du jeune Warlock (il faudra d'ailleurs qu'Aziraphale pense à lui envoyer un cadeau pour ses douze ans), suivies de la dernière semaine avant la non-fin du monde, de leur brutale séparation et de leur rébellion ouverte, les avaient simplement déshabitués à la solitude.
Et, pour être honnête, ni l'un ni l'autre ne voyait l'intérêt de s'y ré-habituer.
Crowley aimait passer du temps dans la librairie. L'endroit sentait les vieux livres, le cacao, et l'aura inimitable d'Aziraphale, quelque chose de doux à l'arrière-goût piquant, quelque chose de simple regorgeant de complexité. Pour s'éviter de trop nombreux allez-retours, il avait commencé à transférer ses plantes dans la boutique (il attendait, bien sûr, qu'Aziraphale soit hors de portée pour les enguirlander), ainsi que quelques précis d'astronomie, qui occupaient une petite étagère (que l'ange lui avait certifié être inutilisée, même s'il avait l'impression qu'elle avait toujours été pleine), au fond de la pièce centrale, entre les bibles et les prophéties. Lorsqu'il arrivait, une place de parking se libérait miraculeusement juste devant la boutique, et Aziraphale avait toujours, comme par hasard, une ou deux bouteilles de bon vin qui trainait.
Ils allaient au restaurant ensemble, presque tous les soirs. Le Ritz était encore le préféré d'Aziraphale, mais le démon, qui ne désespérait pas de le faire changer d'avis, l'emmenait parfois dans de nouveaux endroits. En général, Aziraphale commandaient l'intégralité de la carte l'engloutissait avec des bruits ravis et des mimiques béates. Crowley, de son côté, préférait le dévorer du regard. Puis ils sortaient et se promenaient, dans un parc ou sur des trottoirs presque déserts (nombres de sans-abris se retrouvèrent miraculeusement en possession d'un petit stock de couvertures, de nourritures et de produits vitaux, cette année-là). Ils rentraient ensuite et, au choix, se saoulait, discutaient, mettaient de la musique, lisaient des livres, ou tout à la fois.
Ils étaient heureux, dans cette routine, plus heureux qu'ils ne l'avaient jamais été. Ils se sentaient si libres, si puissants, et si proches ! Ils auraient certainement pu continuer ainsi six mille ans de plus, s'il n'y avait eut ce soir-là.
Tout commença par un drôle de concours de circonstances – comme le sont tous les concours de circonstances, quand on y pense, quoi que cela dépende peut-être du point de vue de la personne concernée. Bref, une de ces choses qui arrivaient si souvent sur la planète Terre et ravissait Crowley par-dessus tout (sauf Aziraphale). En l'espace de quelques jours, un musée avait été cambriolé, un antiquaire avait passé l'arme à gauche, une danseuse de cabaret avait héritée, son fils avait fait de mauvais placements, un gardien de zoo avait laissé échappé un pingouin et, de fil en aiguille, le démon s'était retrouvé en possession d'une large épée moyenâgeuse, lustrée, aiguisée, au pommeau soigneusement sculpté.
Il avait d'abord pensé s'en débarrasser. Les armes, ce n'était pas tellement sa tasse de thé (enfin, son verre de vin, si l'on voulait coller plus exactement à ses consommations alimentaires). Puis il avait songé à la tête que ferait Aziraphale s'il ramenait l'objet à la mai... à la boutique, et, souriant comme un gamin impatient, avait posé l'épée sur le siège passager de la Bentley.
Il était tard, quelques heures après minuit, peut-être. Non que cela dérange le démon : il savait pertinemment qu'Aziraphale ne dormait jamais. Il n'avait pas réussi à lui faire comprendre à quel point dormir, et rêver, pouvait être agréable. Enfin, pour l'instant, l'heure tardive était surtout un avantage pour la Bentley, qui s'engouffrait à une vitesse littéralement infernale dans des ruelles désertes.
Quelques minutes plus tard, il se garait devant la librairie.
Les lumières du rez-de-chaussé étaient encore allumées (même si ni Aziraphale, ni lui n'avait jamais réellement installé l'électricité ou payé la moindre facture, les ampoules qu'ils achetaient fonctionnaient sans jamais s'altérer). Crowley vérifia que les rues étaient vides (la librairie de son ange ne se situait pas exactement dans le quartier le plus tranquille de la capitale) et sortit fièrement sur le trottoir, sa glorieuse arme à la main. Il hésita quelques secondes à se miraculer une armure (celle du Chevalier Noir, par exemple, qu'il avait porté du temps du Roi Arthur), mais renonça (où était l'exploit d'avoir une véritable épée, si c'était pour se miraculer le reste ?).
Il ouvrit les portes de la librairie d'un claquement de doigt et entra théâtralement, épée en avant, en criant :
-Au large, manant !
Aziraphale, penchée sur une étagère, sursauta, lâcha un petit glapissement (qui ravit Crowley), et se retourna d'un coup, le regard légèrement hagard. Sa peur s'évanouit la seconde où il reconnut l'épéiste. Son expression effrayé se changea en amusement indulgent, teinté d'une pointe d'affection.
-Vraiment, mon cher ? Lâcha-t-il avec un soupir désabusé.
-N'est-elle pas superbe ? Gloussa le démon, qui se régalait encore de la surprise d'Aziraphale, en pointant la lame vers le bas.
L'ange arbora une mimique réprobatrice.
-Crowley, je n'aime pas les armes. Il est hors de question que cette chose reste dans la librairie.
-Oh, allez, mon ange ! Souviens-toi, cette histoire de Chevalier Blanc et de Chevalier Noir, juste avant le début de notre Arrangement ...
-Je m'en souviens très bien ! Protesta l'intéressé. Mais ce n'est pas parce que j'étais obligé de porter une arme à l'époque...
-Et cette fameuse épée enflammée, hein ? Le taquina Crowley.
Aziraphale croisa les bras, un air vexé sur le visage. Le démon songea – mais un peu tard – que s'il voulait rester pour la nuit, il ferait peut-être mieux de ne pas trop insister.
-D'accord, d'accord, soupira-t-il tragiquement en levant les yeux au ciel. Pas d'épée dans la librairie. Elle aurait pourtant une certaine classe, je trouve, au-dessus de la porte...
Excédé, Aziraphale lui prit l'arme des mains (il savait que le bref instant où leurs doigts se toucheraient distrairait assez Crowley pour qu'il lui abandonne l'objet) et se dirigea vers la porte, toujours ouverte.
Tout arriva très vite. Il y eut un cri, dehors, un appel à l'aide. L'ange et le démon se précipitèrent dans la rue, Aziraphale en tête. Un jeune homme était allongé sur le trottoir, les poings crispés contre son ventre. Une bande de six motards baraqués l'encerclait en riant.
-Laissez-le ! s'exclama Aziraphale, vibrant de juste colère, en se précipitant vers eux.
L'angoisse de Crowley changea aussitôt de sujet, passant du jeune homme blessé à l'ange inconscient qui se précipitait vers six humains visiblement armés et belliqueux.
-Zira ! Cria-t-il en voyant l'un des individus brandir un couteau cranté en direction du libraire. ZIRA ! ATTEN...
Le cri du démon se coinça dans sa gorge. Aziraphale avait sortit ses ailes, soudain vêtu de lumière, l'épée brandit devant lui. Son regard était dur, décidé. La lame luisait légèrement, au bout de ses bras, soudain passée du statut d'objet incongru à celui d'arme mortelle. Elle effectua quelques mouvements fluides, parfaitement maitrisés. Le couteau cranté vola jusqu'au sol, suivit de quelques gouttelettes de sang.
-Qu'est-ce que... balbutia le motard en ramenant contre sa poitrine son poignet égratigné.
Mais Aziraphale l'avait déjà abandonné. L'épée dansa de nouveau dans l'air, effectuant quelques mouvements compliqués, désarmant sans effort le revolver qui venait d'être sortit et un deuxième couteau à la lame ébréchée.
-Partez, ordonna l'ange, le bout de son arme pointé sur la glotte tremblante du plus proche humain.
Ils se retournèrent et, sans même se pencher pour ramasser leurs armes, déguerpirent ventre à terre.
Aziraphale laissa échapper un profond soupir, fit disparaître ses ailes, et lâcha l'épée pour s'agenouiller près du jeune homme blessé, qui lui adressait un regard hagard. L'arme fit un bruit de ferraille en heurtant le sol, assez fort pour faire sursauter Crowley, qui recula d'un pas.
Devant les yeux grands ouverts du démon, d'autres scènes se jouaient, des scènes qui s'étaient déroulées des siècles, des millénaires auparavant. Une armée d'anges au regard dur, des épées levées, des ailes déchirées, un Paradis tâché de sang...
-Ne vous inquiétez pas, dit gentiment Aziraphale au jeune homme allongé sur le sol. Une ambulance va bientôt arriver.
-Mais... Mais vous n'avez pas appelé...
-Mais si, mais si...
-Vous aviez des...
-Quoi donc ?
-Des ailes...
-Mais non. Ne vous fatiguez pas. Voilà.
-Vous, vous...
-Chut... Restez calme, ne vous en faites pas...
Crowley adressa à l'ange un regard hanté. C'était toujours Aziraphale, à genoux sur le sol, doux, tendre et généreux Aziraphale... Mais c'était aussi un guerrier, soudain, un étranger, un de ces anges au regard dur, aux mouvements précis et froids, un de ceux qu'il avait combattu il y a si longtemps, un de ceux qui l'avaient fait Chuter, ce jour-là, avant le début des jours, lorsque des cris avaient résonné pour la première fois dans le Ciel déchiré, tapissé de plumes noires, brûlées, et de prières lancinantes.
Il n'avait jamais vu Aziraphale se battre, avant cet instant. La première fois qu'il l'avait rencontré, il venait de donner son épée à Adam, et il avait passé les six millénaires suivant à le voir éviter les conflits, au point qu'il s'était assigné la mission de le protéger. Il n'avait jamais réalisé qu'Aziraphale faisait partit des anges guerriers. Mais comment ai-je pu être si stupide ? Comment ai-je fait pour ne pas réaliser... Aziraphale n'a jamais eut besoin d'être sauvé. Il aurait pu exterminer facilement les révolutionnaires français, assassiner les Nazis dans l'église ou éliminer ces policiers corrompus sans le moindre effort...
Il avait l'impression d'avoir été trahis. Toute leur relation était-elle basée sur un mensonge ? Maintenant qu'il y pensait, Aziraphale avait très bien sut comment tenir l'épée, le jour de l'Apocalypse-qui-n'advint-pas, ou l'étrange fusil de Shadwells...
Les ambulanciers arrivèrent, questionna rapidement Aziraphale, embarquèrent le blessé et repartirent. Crowley n'avait pas bougé, pas frémit, d'un seul millimètre.
-Crowley ? Mon cher ? Tout va bien ?
Le démon revint au présent, s'arrachant à ses souvenirs de peur et de sang. Aziraphale lui faisait face, un air inquiet sur le visage. Mais tout ce que Crowley pouvait voir, c'était le regard dur qu'il avait arboré en s'approchant de ses ennemis, ses gestes précis, maitrisés, et cette épée, sur le sol, où luisait encore une petite tache ensanglantée.
-Crowley ?
Le démon fit un pas en arrière.
-Crowley, pour l'amour de Dieu, que se passe-t-il ? Tu es blessé ?
-Je n'avais jamais... balbutia le démon, lui envoyant, à travers ses verres teintés, un regard torturé. Je ne sais pas pourquoi, je pensais... Je pensais que tu t'étais débrouillé pour ne pas participer...
-Participer ? Répéta Aziraphale, complètement perdu.
-Je ne pensais pas que tu savais te battre, Zira... Manier une épée... Incarner la colère divine...
Aziraphale haussa les sourcils, surprit. C'était tellement lui que le cœur de Crowley se tordit, déchiré.
-Mais, mon cher, répondit doucement l'ange, je suis une Principauté... Bien sûr que je sais me battre. C'est pour cela que l'on m'a assigné à la surveillance du Jardin et que l'on m'a octroyé une épée enflammée. Parce que j'ai mené ma propre légion lors de la Guerre contre... Oh.
Il se tut brusquement, livide. Il venait d'aborder Le Non-Dit, le seul sujet de discussion véritablement interdit entre eux.
Il tendit la main. Crowley recula d'un pas. Et Aziraphale eut l'impression d'entendre distinctement son cœur se briser, sous l'effet d'une explosion muette, affreusement douloureuse, qui envoya assez de débris dans sa gorge pour l'obstruer et de fumée dans ses yeux pour les brûler.
-Crowley...
Le démon laissa échapper un petit rire, mi-ironique, mi-désespéré.
-Un ange et un démon... C'est hilarant, tu ne trouves pas ? C'est toujours à toi que cela posait problème, jusqu'à maintenant. Peut-être parce que tu savais, parce que je n'avais pas réfléchis...
-Crowley...
Pour la deuxième fois en beaucoup trop peu de temps, Aziraphale, le cœur définitivement réduit en miette, regarda son démon s'éloigner de lui à grande enjambées. La portière de la Bentley claqua dans son dos. La voiture disparut.
Et il resta là, au milieu de la route, seul, si seul, avec une épée, des larmes, des souvenirs et des regrets.
~
Crowley sortit de Londres et lança la Bentley à son maximum sur les routes de campagne, la laissant avaler le terrain à une vitesse proprement impossible.
-Putain ! Ragea-t-il en écrasant son poing sur le volant. Putain ! Putain ! Putain !
Il accéléra encore. Qu'il se fasse désincorporer, il s'en moquait. Même si ça signifiait retourner en Enfer, à la merci de Lucifer, Belzébuth et sa clique. Quel importance ? Des images flashaient devant ses yeux, des souvenirs, des voix, des visages, des parfums... Le Paradis était si grand et si beau, en ce temps d'avant le temps... Il avait simplement posé des questions, de simples questions... Personne ne lui avait répondu, si ce n'était Lucifer... Il n'avait jamais voulu cette guerre, il n'avait jamais voulu cette Chute...
-Putain ! Répéta-t-il en frappant de nouveau le volant, assez fort pour se faire mal.
Lui, ce qu'il aimait, c'était créer, faire naître des étoiles, et regarder la terre se former, imaginer ce à quoi elle ressemblerait lorsque la promesse de Dieu se réaliserait, lorsque les Humains apparaitraient...
Pourquoi n'arrivait-il pas à se sortir cette image de la tête ? Pourquoi ne pouvait-il cesser d'imaginer Aziraphale au milieu d'un champ de bataille, une épée à la main, un air dur au fond du regard, criant et luttant pour déchoir ses frères... Principauté... À la tête d'une armée...
-PUTAIN ! Hurla-t-il à pleine voix, assez pour s'enrouer la gorge et faire sortir enfin les larmes qui s'accumulait au bord de son regard, brûlantes, amères.
Il stoppa la Bentley et se mit à pleurer au milieu de la route, au milieu de nulle part.
Il resta là jusqu'à ce que le jour se lève, miraculeusement ignoré par chaque voiture qui passait.
Pas étonnant que l'aube, sur terre, soit si sanglante, songea le démon, à moitié allongé sur le volant, les yeux perdus au milieu des nuages déchirés. L'humanité est née juste après un bain de sang.
Et maintenant, quoi ? Que faire ? Partir au hasard, quelque part, comme lors de ses premières années sur terre ? Explorer de nouveaux endroits, parler à de nouvelles personnes, s'installer quelque part, loin d'ici, loin de Londres, loin... Loin d'Aziraphale ?
-Loin d'Aziraphale ? Répéta-t-il à voix haute, incrédule.
Mais qu'est-ce qui lui prenait ? Voilà près de six millénaires qu'il voulait s'enfuir avec Aziraphale, échapper à l'Enfer, au Paradis, et à la cruauté de leurs devoirs imposés. Il avait été prêt à abandonner toute l'humanité pour lui, pour éviter de devoir le blesser lors d'une guerre absurde. Et voilà qu'il venait de le rejeter pour un traumatisme remontant à l'aube du monde ? Sans même lui laisser une chance de s'expliquer ?
Il redémarra violemment la Bentley et lui fit faire un demi-tour furieux
Abandonner Aziraphale ? N'importe quoi.
La Bentley commença à avaler les kilomètres qui le séparait de Londres. Bon sang, était-il allé si loin ? Et un autre sentiment naquit dans sa poitrine, quelque chose de froid, qui ressemblait bien trop à de la terreur pour ne pas en être.
Et s'il était trop tard ? Et s'il avait tout gâché en rejetant Aziraphale, s'il l'avait trop blessé, s'il n'arrivait pas à se faire pardonner ? Et s'il l'avait perdu pour toujours ? Si Aziraphale refusait de lui parler ? S'il décidait que tout cela, leur affection, leur Arrangement, leur lutte pour l'humanité, avait été une erreur, et qu'ils feraient mieux de revenir à leur antagonisme premier ? Il lui avait promis, à demi-mot, qu'il serait toujours, toujours là pour lui, qu'il irait à sa vitesse, qu'il lui tendrait la main quand personne ne le ferait et l'accepterait tel qu'il était... Et voilà qu'il le répudiait ! C'était lui qui avait trahi Aziraphale, pas l'inverse.
Un sanglot tenta de s'échapper, mais il serra les dents et força la Bentley à accélérer encore, et encore, et encore, jusqu'à dangereusement flirter avec le mur du son.
Pardon, pardon, pardon...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro