1 - La pop' de l'université
"Une vieille ? Où ça ? interrogea-t-il en tournant, frénétiquement, sa tête de gauche à droite.
- J'aurais dû me douter que tu n'aurais même pas vu cette pauvre femme. Bon, et du coup, le pot de peinture là-bas ; qu'est-ce qu'il a ?
- Ok, alors, on va se calmer avec les surnoms violents. Trouve-lui un nom.
- C'est ton jeu, pourquoi je dois- s'indigna-t-elle.
- Nadia, ça-
- Beurk ! Elle a pas une tête de Nadia. Non, non. Appelle-la Josiane-J'en-Fais-Des-Tonnes-Pour-Me-Voir, cracha l'étudiante.
- Josiane ?
- Je sais pas, moi. Marie ?
- Mary ? répéta le garçon, sceptique.
- Peut-être plus Anne.
- Bon, Nadia, Josiane, Mary ou Anne ? s'impatienta-t-il en se tournant vers son amie.
- Nadia c'est NON. Disons, Chloé.
- Chloé, pourquoi ?
- Une blondasse qui me dégoûte, l'informa-t-elle en foudroyant du regard la parfaite inconnue.
- Agressive, la parfaite petite fille, se moqua-t-il, en ébouriffant les cheveux raides et bien peignés de sa camarade.
- Je me fiche de- (elle poussa les mains de son ami indiscipliné et attrapa une brosse)
- Doooonc, Chloé, commença-t-il
Chloé. Une grande petite fille, depuis toujours. L'enfant, du haut de ses six ans, devenait déjà une grande dame. Elle avait tout. Et, c'était peu dire.
Elle avait grandi dans un manoir. Son assiette et son dressing, toujours pleins à craquer, conviaient de nombreuses raisons de se pavaner à la petite. Fille unique, ses parents la choyaient. Comblée d'amour et de douceur, elle ne connaissait pas le manque. La vie simple, qu'on lui offrait, ne l'empêchait guère de goûter à l'humilité et aux petits plaisirs. Les apparats et les surplus ne lui inspiraient que mépris. Et ce, dès qu'elle comprit que tous les enfants du monde ne pouvait se délecter d'un confort semblable au sien.
Futée comme un renard, elle jouait mille et une farces à ses domestiques. Elle leur réchappait, agile comme un serpent. Turbulente et décalée comme tous les autres garnements de six ans, elle déchirait ses robes en grimpant aux arbres, usait ses chaussures lors de longues courses effrénées à travers le parc et se couvrait de boue en se camouflant, pour gagner à cache-cache. Un esprit d'aventurière et de conquérante. L'esprit sauvage d'un enfant.
L'enfant - encore si innocente - entendait, quelquefois, de violentes disputes entre ses parents. Son père s'opposait aux idées de sa mère, avec une virulence étonnante. Des fois, elle percevait le bruit si particulier du verre brisé. Paniquée par cette violence, elle se cachait sous sa couette et attendait que le tonnerre passe. Souvent, il ne s'éloignait que pour frapper d'autant plus fort. Durant ces éclats de voix, le géniteur exigeait de sa femme un comportement plus sévère avec leur progéniture. Sa femme opposait ses arguments avec tout autant de véhémence.
"Elle est trop jeune ! Elle n'est pas prête !
- Alors prépare-la ! Elle ne sera jamais bonne à rien à cette vitesse ! hurlait son père en faisant, généralement, claquer une porte.
- Elle n'est qu'une enfant !
- Elle ne le sera pas éternellement ! Le jour où elle deviendra une femme, elle nous fera tous honte !
- Chloé sera prête ! Elle est intelligente et perspicace, elle comprendra-
- Ce n'est pas ce qu'on attend d'elle !"
Parfois, cela s'arrêtait aussi rapidement que cela démarrait, comme des braises soufflées par un vent trop fort. D'autres fois, ces disputes rappelaient à l'enfant un orage grondant de plus en plus fort. De temps en temps, il atteignait son apogée, un gros BOOM se répandait alors dans toute la maison, puis un torrent de pluie se déversait sur les braises. Chloé craignait ces soirées-là. Ces discordes éclataient inopinément. Leur menace planait au-dessus de leur foyer ; elle les traquait sans relâche.
Ses géniteurs donnaient une grande importance à son éducation. Elle ne côtoya pas l'école, jusqu'à ses dix ans. Ses professeurs strictes mais tendres lui confièrent des savoirs, dignes des plus grands. Possédant ainsi une base solide, fortifiée au fil des années par ses propres recherches, ses parents l'envoyèrent au collège et au lycée. Elle se sociabilisa et rencontra de nombreuses personnalités différentes, toutes plus enrichissantes les unes que les autres. Elle apprit plus de ses amis que de ses livres. Elle adhérait à la doctrine "La véritable éducation se trouve dans l'expérimentation des faits.".
Elle aimait les sciences et les langues. Douée pour les arts, elle excellait dans tous les domaines. Peu après ses dix ans, elle jouait de deux instruments : la guitare et la trompette. A ses douze ans, elle battait son père aux échecs. Avant ses quatorze ans, elle maîtrisait trois langues, plutôt couramment - bien que l'espagnol lui posait parfois problème. Passionnée par le commerce et la politique, Chloé voulait se rapprocher de son idole, son père. Elle envisageait les grandes études. Son plus grand rêve : contrôler les marchés. Elle rêvassait, parfois, de devenir une grande présidente, aussi.
Mais,
La petite Chloé, suffisamment grande pour réaliser ses objectifs, n'avait pas compris ceux de ses parents.
"Une femme présidente !"
"Tu veux faire du commerce ! Mais pour qui te prends-tu !"
"Tu n'en es pas capable ! Tu ne le seras jamais ! C'est dans ta nature ! Laisse donc ça aux hommes !"
Quinze ans.
Ses rêves ont été brisés à quinze ans. Depuis, il ne lui reste que les débris d'un passé heureux. Si bête. Elle était si bête d'y avoir cru. Son bonheur illusoire de petite fille lui brûlait le cur. Une imbécile. Elle ne serait jamais rien d'autre. Une femme était l'image pure de l'élégance et de la douceur. Voilà sa nouvelle vocation, son chemin à suivre. Elle devait apprendre à se parer et à se tenir, à sourire et à rire aux réflexions des hommes, à mesurer son intelligence et sa pertinence. A quinze ans, son identité lui avait été dérobée. Chloé, fille de bonne famille. Chloé, jolie, riche et populaire.
Tout de Chloé n'était plus Chloé.
Il ne restait de la petite fille que son nom. Ses passions, son éducation, ses aspirations ne lui appartenaient plus. Ses droits d'être une jeune fille comme toutes autres, sa liberté d'être une femme cultivée et de talent, sa personnalité unique prête à bouleverser le monde n'influençaient en rien la réalité de ses parents. Digne et idéale, elle se marierait, elle engendrerait les héritiers et deviendrait inutile. Un outil, un objet. Ses parents ne voyaient en elle rien d'autre qu'un moyen de parvenir à leurs fins. Et qui pouvait les blâmer ? C'était une manière de penser ancrée, respectée et adulée depuis des siècles. Les lamentations d'une femme n'ébranleraient jamais la foi de fervents croyants, en une doctrine usée et décalée.
Alors, elle avait abandonné. Voir tout son monde détruit fut une épreuve trop brutale pour son petit cur. La douce enfant revêtit et embrassa l'identité qu'on lui offrait, sans possibilité de se dérober.
Elle devint la jolie et muette jeune fille. Elle devint une idiote et une incapable. Elle devint l'image de la femme, telle que ses parents la concevait. Elle devint le souhait de ses géniteurs.
Réduite à cela, trop atteinte pour se relever à temps, elle se perdit dans les méandres des apparences. Elle commença à croire que cette Chloé était elle. Ses faux sourires se confondirent avec ses vrais. Ses rares paroles perdirent leur sagacité. Ses larmes se séchèrent. Et, juste ainsi, elle oublia qui elle avait été quelques années de cela. Ses parents gagnèrent.
Ses amis changèrent. Elle ne sait plus très bien si elle les remplaça ou s'ils se retirèrent, peut-être un peu des deux. Le tout n'est qu'aucune de ses connaissances ne prit le temps de connaître et d'aimer la nouvelle Chloé. L'insupportable Chloé.
Ses manières s'enrobèrent de sucre et de sel. En compagnie de personnes "intéressantes", elle était un ange de sottises. En présence d'êtres "inintéressants", elle déversait un mal-être - qu'elle ne comprenait plus - en les humiliant. Ces critères d'intérêt prirent racines lors de conversations interminables avec ses parents. Ils débitaient en long, en large et en travers les codes, les normes et les attendus d'une personne. Dialogues sans sa participation. Au moindre mot inopiné, ses - autrefois - bons géniteurs la rabaissaient, l'humiliaient et lui dérobaient la parole. Ainsi nouvellement éduquée, son bonheur insolant et sa soif de liberté s'évanouirent. Elle ne cherchait plus que repos. Un repos doux et entier.
Seule et incomprise, et ne voyant pas la fuite comme une solution, elle décida de subir ce châtiment, jusqu'au jour où elle saurait comment s'en libérer. Un état passager en somme. C'est ce qu'elle souhaitait, de tout son cur.
Mais, cette douleur éphémère s'inscrivit dans son âme. Et, même libérée de ce fardeau, elle ne saurait s'en éloigner. Cette pensée la hantait. Elle supportait si peu cette obsession qu'elle se refusait tout instant vide. Le silence, le noir ou même le calme l'horripilaient. Elle les brisait, toujours. Elle ne pouvait s'écouter penser. Cela la détruisait. Elle commença à se fuir.
Au début, elle parlait.
"Beaucoup pour ne rien dire."
Ensuite, elle traînait.
"Partout, sans être là."
Enfin, elle s'abandonnait aux autres.
"Elle ne sait pas ce quelle veut."
Elle n'arrivait plus à les ignorer. Toutes ces personnes qui la critiquaient, tous ces gens qui pensaient la connaître. Elle finit par leur céder. Elle ne savait plus quoi faire. Elle s'habilla "à la mode", elle se comporta dans l'excès. Elle étala son argent et son pouvoir. Elle devint la populaire.
Elle était devenue ce qu'elle avait en horreur.
"C'est malin, j'ai envie d'aller faire un câlin à une parfaite inconnue, maintenant, soupira la brune.
- Elle ne te dégoûte plus la blondasse ? rit son camarade en se tournant vers elle.
- T'es pas cool. Et si, ta belle petite histoire était vraie ? Si elle subissait vraiment ça au quotidien ? Sans même une fichue main pour l'aider ! Et juste nous à la regarder et la critiquer ! s'enflamma-t-elle en agitant les bras.
- Malheureusement Vu le nombre de personnes qu'on croise au quotidien-
- Tu me déprimes, le coupa-t-elle.
- Passons à quelqu'un d'autre alors ! s'exclama, gaiement, le garçon en sweat.
- Elle, là-bas. Celle qui tague "Le monde emmerde le monde".
- A côté des poubelles ?
- La délinquante en gris, pointa l'étudiante.
- Je la vois, acquiesça son ami.
- Raconte-moi son histoire."
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