Chapitre 80
Tout est devenu flou. Fade. Sombre. Vide de sens.
Passer d'un espoir infini à une angoisse absolue est dévastateur. Abandonner l'angoisse pour une réalité insurmontable est... est... je n'ai pas les mots pour le décrire. Je ne sais pas si je les aurais un jour.
Tout me fait mal. Manger. Boire. Bouger. Respirer.
Vivre.
Vivre me fait mal.
Vivre sans lui me fait mal.
Je comprends, maintenant. Je comprends ce qu'il ressentait. Cet abysse de désespoir. Ce gouffre sans fond de peine. Cette sensation que plus jamais le bonheur ne se présentera.
Je croyais que la peine de rompre avec l'amour de sa vie équivalait à celle de le la voir mourir. Dans les deux cas, c'était perdre la personne aimée.
En réalité... si rompre brise le cœur, devoir dire adieu brise tout court. Cœur. Âme. Corps. Tout est en miettes. Douloureux.
Jared est parti tout à l'heure. Je n'ai pas vraiment saisi pourquoi. Je n'ai pas écouté pourquoi. Je sais juste qu'il est parti.
Gaspard et Célia sont restés un long moment. Ils m'ont ramené dans ma chambre, je ne sais ni quand ni comment. Non. Pas ma chambre. J'ai protesté. J'ai refusé. Trop de souvenirs avec lui dedans, alors, avec ma mère, ils m'ont installé dans la chambre d'amis. Ils m'ont mis au lit. M'ont forcé à avaler une gorgée de tisane. Puis ils sont partis aussi.
Ils ne m'ont pas abandonné, ils étaient prêts à rester toute la nuit s'il le fallait ; je le leur ai demandé. Besoin d'être seul. Et puis, il me semble qu'ils avaient des trucs prévus, cette semaine. Ma vie s'est arrêtée en même temps que celle de Cléandre, mais je refuse que celles de mes amis s'arrêtent avec nous.
Après ça, ce sont Sarah et sa mère qui sont venues nous voir. Elles étaient inquiètes pour moi. Sarah n'est pas restée longtemps dans la pièce. Sa mère un peu plus. Ou pas ? Je ne sais pas, je n'ai plus conscience du temps qui passe. Elle a essayé un peu de me faire parler ; elle voulait mon ressenti sur le drame. Je ne sais même plus ce que je lui ai répondu, mais je me souviens de son air inquiet lorsqu'elle a parlé à ma mère après. Elles ont parlé de suivi psychologique. De choc traumatique. De médicaments et de carte vitale aussi.
Je me roule en boule sous les draps. Observe les jeux d'ombres et de lumière à travers le tissu tout en comptant les secondes qui s'égrainent. Au bout d'un moment, les chiffres se mélangent et je reste là, suspendu dans un monde qui ne tourne plus pour moi.
J'attends. Je ne fais plus que ça... attendre. J'attends des nouvelles. J'attends de savoir quand aura lieu son enterrement. J'attends de savoir si j'aurais le droit d'y assister. Ma mère va se charger de contacter ses parents. Elle va se charger de négocier pour moi parce qu'elle sait que j'en ai besoin.
Alors j'attends en repoussant les pensées qui m'assaillent.
Regarder les ombres. Les lumières.
Compter les secondes.
Éviter de penser.
Regarder les ombres changer, signe que le soir arrive.
Compter encore.
Toujours éviter de penser.
Ne pas lutter quand mes paupières papillotent de trop fixer ce dernier rai de soleil.
Bâiller.
Compter avec peine.
Bâiller encore...
Abandonner...
Et ouvrir brusquement les yeux alors que des coups discrets sont frappés à la porte.
— Mon lapin... tu dors ?
Je ne réponds pas... je n'en ai pas le courage.
— Ton père n'est pas encore rentré, souffle ma mère. Et Jared vient de me téléphoner.
Je grogne une première fois. Parce que je n'ai pas envie de parler de Jared pour qui mes sentiments ne cessent de changer. Un instant, j'ai besoin de lui, de sa présence. J'ai envie de lui téléphoner, de le supplier de se dépêcher de revenir et l'instant suivant, la rancœur et la haine me dévorent. C'est de sa faute. De sa faute.
En ce moment, je ne sais pas ce que je ressens. Peut-être rien.
— Il s'est battu et a besoin que j'aille le chercher à l'hôpital. Il va bien, ne t'inquiète pas, il ne veut juste pas que ses parents le sachent.
Quel idiot. Il n'a qu'à rentrer à pied au lieu d'utiliser ma mère.
Je m'attends à ce qu'elle sorte de la pièce, mais elle reste là. Immobile.
Ha oui. Elle déteste l'hôpital. Et mon père n'est pas là. Je repousse le drap et me redresse péniblement sur le lit.
— Tu veux que je vienne ?
Je ne parviens ni à sourire ni à mettre d'entrain dans ma proposition. Parce que je n'ai pas envie de l'épauler alors que je m'émiette de l'intérieur.
— Je serais rassurée que tu ne restes pas seul, oui. Et Jared t'a demandé... tu es son meilleur ami.
Oh. Oui. Bien sûr. Ce n'était pas pour l'aider. À croire que mes neurones ne fonctionnent plus du tout.
Elle sort de la pièce pour revenir presque aussitôt avec une pile d'habits propres sur lesquels trône une boîte. Ma mère sourit tristement. Me demande si je me souviens en avoir parlé avec la mère de Sarah.
Ma mémoire peine, pédale, recolle finalement les morceaux.
Du prozac. C'est du prozac. Les mêmes cachets que prenait Cléandre après le décès de Kaname.
Quelle ironie... Je me retrouve à vivre la même chose que lui pour ne pas l'avoir cru, pour ne pas lui avoir donné le temps.
« Deux ans, c'est largement assez ».
C'est ce que je pensais. Je ne le pense plus. Deux ans... est-ce que moi, je vais survivre suffisamment longtemps pour les atteindre, ces deux ans ? Est-ce que j'arriverais à me remettre de cette peine ? Est-ce que... est-ce que je serai capable de donner sa chance à une autre personne malgré le traumatisme ?
Ma gorge s'écrase, mon estomac se serre. Les larmes qui s'étaient taries reviennent.
Insurmontable. Tout me semble insurmontable.
Pendant que je m'habille (je n'ai pas la force de me traîner jusqu'à la douche), ma mère me rappelle les avantages et les risques du traitement. Me rappelle aussi que je ne serais jamais seul. Qu'elle sera là, qu'elle m'épaulera quelle que soit ma décision.
Après une hésitation, je fourre la boîte de ma poche sans l'ouvrir. Mon esprit me semble trop embrouillé pour prendre une décision.
Une fois installé dans la voiture, je sombre dans le mutisme. Ma mère respecte ça, met une musique en sourdine pour que l'atmosphère nous pèse moins. Si la peine m'englue toujours, mon cerveau, lui, accepte de se réveiller un peu.
— Au fait, Jared s'est battu avec qui, demandé-je alors que nous nous garons devant l'hôpital.
— Je n'en ai pas la moindre idée, mon lapin. Ne bouge pas de la voiture, je reviens vite.
Elle se détache. Caresse ma joue avec tendresse. Va pour ouvrir sa portière.
— M'man, attends... tu trembles.
— Ce n'est rien, la proximité de l'hôpital, tu sais bien que ça ne me réussit pas.
— Je vais le chercher, décidé-je soudain.
— Nous pouvons aussi attendre qu'il sorte, propose-t-elle. C'est ce que je comptais faire. Sortir de la voiture pour être visible, mais l'attendre ici.
Elle frissonne malgré la chaleur. Son visage pâlit. Je prends subitement conscience avoir toujours eu connaissance du problème sans jamais m'y intéresser.
— Je vois... Maman... pourquoi ?
Elle lève un sourcil interrogateur tout en rédigeant un SMS à l'intention de Jared.
— Pourquoi tu détestes à ce point les hôpitaux ? Il t'est arrivé quelque chose ?
Un nouveau frisson. Ses yeux se voilent de douleur.
— Je ne sais pas si c'est le bon moment pour en parler...
— Si tu ne l'as pas fait en 18 ans, c'est qu'il n'y a pas de bon moment de toute façon, alors... autant le faire maintenant.
Et puis, mon moral est déjà au plus bas, je ne peux pas sombrer plus profond.
J'attrape sa main pour la serrer dans la mienne.
— Tu es mon trésor, Nathéo, tu le sais ? Mon inestimable trésor. Mon unique trésor.
— Je sais, m'man. T'es même un peu trop mère-poule, des fois.
— Je ne sais pas si tu te souviens, mais quand tu étais plus jeune, un jour où nous regardions des photos de famille, tu es tombé sur ce coffret que nous gardons précieusement, ton père et moi.
— Ha oui, les photos de moi bébé où je me ressemble pas !
Elle hoche la tête. Tamponne ses yeux avec grâce.
— À l'époque, nous t'avions dit que ce n'était pas toi, mais tu ne nous avais pas cru. Mais c'était vrai, mon lapin. Ce petit garçon en photo, ce n'est pas toi. C'est... c'était Leo... ton frère aîné. J'étais enceinte de toi quand il nous a quittés d'une méningite foudroyante. J'ai dû être hospitalisée à cause du choc et nous avons bien failli te perdre, toi aussi.
Ses doigts se referment sur les miens. Je ferme les yeux, secoué par la révélation.
— Tu as le droit de m'en vouloir de n'avoir rien dit, soupire-t-elle. J'aurais voulu t'en parler des milliers de fois, mais tu...
— Mais j'étais un gamin égoïste et immature qui n'aurait rien compris.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, tempère-t-elle.
— Non, mais c'est vrai ! J'aurais juste été imbuvable comme je l'ai été avec C... avec... C'est pour ça que tu savais qu'il mentait pas, hein ? Parce que tu connaissais sa douleur.
Elle acquiesce. Trouve encore le courage de me réconforter, moi, alors qu'elle vient de rouvrir la pire blessure de sa vie. Je me sens encore plus nul qu'avant, mais je garde bravement la tête haute pour n'en rien montrer à ma mère.
Heureusement pour nous, Jared ne tarde pas à paraître à la sortie de l'hôpital. Il nous cherche des yeux, je prends sur moi de sortir de la voiture pour aller le chercher.
J'ai besoin de prendre l'air.
Mon meilleur ami écarquille les yeux sitôt qu'il me voit. Sa bouche s'ouvre sur un O stupéfait. Il me tourne autour.
— Je pensais pas que ta mère réussirait à te faire venir !
— Tu as l'air en forme pour quelqu'un qui s'est battu, lâché-je d'une voix morne. Allez, viens, on est garé juste là...
— Attends, mais si tu es là, ça change tout ! Viens, faut qu'on y retourne !
Il attrape mon bras et me traîne de force vers l'accueil. Je pourrais lutter... je devrais lutter. Ma mère se demande sans doute ce que nous faisons.
Sauf qu'à part lui poser mollement des questions, je n'ai l'énergie pour rien. La discussion avec ma mère a vidé le peu de batteries que j'avais réussi à recharger.
— Qu'est-ce que t'as ? T'as pas été soigné ? Et avec qui tu t'es battu ?
— Ha... avec Clarenz. Enfin, pour être exact, j'ai essayé de me battre avec Clarenz, mais ce mec est bien trop fort pour moi. Il a juste chopé mon poignet et en voulant me libérer, bah je me suis fait une entorse. Ma faute, pas la sienne.
Il brandit son poignet gonflé sous mes yeux, m'explique comment il a dû faire une radio, qu'il doit encore aller chercher une orthèse qu'il... je cesse de l'écouter et finis par l'interrompre :
— Mais pourquoi tu t'es battu avec Clarenz ?
— C'est un peu compliqué, alors... Ha, tiens, assieds-toi là et attends-moi ! Je fais vite !
Il me montre des chaises en plastique à proximité de la machine à café. Des chaises qui me rappellent le jour où je me suis cassé la cheville, quand Cléandre avait passé toute la soirée avec nous.
Oui, Cléandre était avec moi, ce soir-là. S'il était là aujourd'hui, il se prendrait un café. Me demanderait ce que je veux. Me l'offrirait...
Oui, mais il n'est pas là. Il ne sera plus jamais là.
Les coudes sur les genoux, je me laisse submerger par le désespoir. Mes yeux caressent le renflement dans ma poche. La boîte de prozac. Je me retrouve avec un cachet entre les doigts. Observe ce petit comprimé. Dois-je le prendre ? Le ranger ? Une si petite chose peut-elle vraiment m'aider ? Ou bien n'est-ce qu'une béquille illusoire ?
Les yeux clos, je joue avec un moment avant de le porter à mes lèvres quand une main chaude se pose sur mon bras. Le cachet glisse entre mes doigts, un juron file entre mes lèvres tandis que je me dégage et cherche le médicament des yeux.
— Putain, Jared, me fais pas peur comme ça !
— Ce n'est pas Jared.
Je dévisage mon interlocuteur, incrédule.
— Impossible, bafouillé-je.
C'est comme si un train me percutait à grande vitesse. Comme si une poussée violente m'éjectait de mon propre corps avant de m'y repropulser avec une force phénoménale. Tout s'arrache dans ma tête. Dans mon cœur. Dans mon âme.
Je secoue la tête. Rien de tout ça n'est réel. Ce n'est pas réel. Je me suis sans doute endormi. Ou bien j'hallucine à cause de la faim. Rien n'est réel.
Rien, sauf peut-être la main toujours posée sur mon bras.
— Je suis désolé de ne pas avoir pu t'éviter de vivre ça, murmure-t-il. Je suis vraiment là...
Je m'accroche à l'idée avec l'énergie du désespoir. Reste un long moment à contempler un visage que je ne pensais jamais revoir. Et soudain, tout se recolle, se colmate, se fusionne.
Il est là. Il est vraiment là.
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