Chapitre 64
Sans exagération, je viens de passer les deux pires journées de ma vie. Après qu'une bonne douche m'a remis les idées en place, j'ai voulu téléphoner à Cléandre. Bien sûr, il n'a pas répondu. Bien sûr, je me suis agacé avant de me souvenir qu'il m'avait prévenu qu'il ne serait pas joignable sur son portable pendant quelques jours. Et bien sûr, La fureur qui m'a poussé à sortir de chez Cléandre m'a aussi fait oublier de prendre le numéro de ses parents.
Les doutes et la colère que l'eau tiède avait évacués sont revenus me hanter et comme je ne suis pas le genre de personne à réfléchir des heures aux moyens de résoudre la situation, j'ai juste ressassé. Et joué au Mims 4. Et ressasser encore. Et grogné parce que je ressassais et que je ne pouvais pas confronter Cléandre.
Il n'y a rien d'autre à faire dans ma situation. Laisser couler l'affaire m'est aussi impossible que d'ignorer la photo : on ne construit pas une relation sur des mensonges ou en faisant l'autruche.
D'agacement, je laisse un de mes mims s'uriner dessus, puis je supprime le frigo pour l'empêcher de se nourrir. Ça ne me détend pas.
Combien de temps Cléandre a-t-il dit qu'il restait chez ses parents, déjà ? Ha oui. Il ne l'a pas dit. Il ne me reste que la solution adoptée ces dernières quarante-huit heures : l'appeler toutes les trente minutes. Certes, ça fait un certain nombre d'appels en absence, mais peu m'importe. Je ne suis même pas sûr que ça l'affolera, après tout, il ne m'a jamais dit « je t'aime ».
C'est étrange... j'ai la sensation qu'il me l'a dit. Le sentiment qu'il le ressent, mais je ne me souviens pas du moment précis où il me l'aurait susurré. Et Jared m'assure que je n'ai jamais explosé de joie à ce propos.
Un autre mims subit mon courroux alors que ma tête se vide de ses pensées. Le temps me paraît passer encore plus lentement que lors d'un cours de philosophie, et mes cours de philosophie étaient interminables. Madame Hastor avait le don pour endormir tout le monde.
Un autre appel en absence. Deux autres mims partis trop tôt. Et encore un appel en absence. Un changement de jeu et de support ; cette fois, j'opte pour un Elfe qui parcourt le vaste monde afin de sauver une princesse en péril. Un Elfe qui n'est vraiment pas solide.
Des Orcs me tuent trois fois avant que je ne délaisse ma console pour attraper mon téléphone.
Allez, ce sera quoi... le 37ème appel en abs...
— Allo, Nath ? Tu vas bien ?
... ence. Ha bah non.
— Non.
— Tu as un souci ?
— Oui, c'est toi mon souci, sifflé-je.
Autant crever l'abcès tout de suite.
— Pourquoi tu m'as menti ? enchaîné-je avant de lui laisser le temps de se remettre de sa surprise.
— Pardon ? Je suis un peu perdu, là... pourquoi tu es fâché contre moi ?
— Pourquoi je suis fâché contre toi ? Voyons voir... t'avais rien à foutre dans un bar alors qu'on avait rendez-vous, encore moins accompagné d'un japonais random. Ouais, ouais, je sais, t'as des trucs à régler, c'est en rapport avec Kaname, mais je m'en fous parce que tu m'as menti, en plus de tout ça. Et que ce Japonais a fini dans ton appartement.
Je reprends mon souffle, tente de repousser la théorie de Jared à ce propos. Selon mon meilleur ami, l'identité de l'inconnu ne fait aucun doute : il s'agit de Kaname. Cléandre serait un menteur pathologique qui n'aurait pas supporté que son petit ami rompe ou lui demande une pause. D'où la dépression et le refus de se remettre en couple. Et, maintenant, Kaname aurait changé d'avis et voudrait reprendre leur relation.
C'est tellement ridicule...
— Je suis désolé, soupire Cléandre. Je ne sais pas comment tu as su, mais tu n'étais pas censé être au courant...
Je serre les poings et grommelle :
— Ben voyons...
— Avant que je ne t'en parle, continue Cléandre avec une point d'agacement. Au cas où tu l'aurais oublié, je t'ai promis plusieurs fois de tout t'expliquer, mais comme d'habitude, tu es parti dans des théories fumeuses.
Est-ce qu'il tente de se faire passer pour une victime ? En ayant le culot d'être contrarié ?
— Absolument pas. Les théories de Jared sont fumeuses, pas les miennes. Je me base sur des faits : tu m'a posé un lapin, et tu m'as menti.
— C'est pour ça que je te parle de théories fumeuses : je ne t'ai jamais menti.
À ce stade, ce n'est plus du culot. Même le culot est choqué.
— Alors pourquoi tu m'as dit que tu étais chez toi, alors que tu flirtais dans un bar ?
— Je n'ai jamais dit que j'étais chez moi quand j'étais dans ce bar, et je ne flirtais pas. Nath, on va vraiment s'engueuler au téléphone ? Je suis fatigué, là, ce n'est pas le moment.
— Ce n'est jamais le moment ces derniers temps. Tiens, tu sais quoi ? Je vais venir et on va parler en face à face.
— Pas ce soir.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis encore dans le train, d'une part. D'autre part, j'ai autre chose à foutre que de me faire engueuler par un petit ami complètement à l'ouest. Je te rappelle demain, quand tu te seras calmé.
La tonalité de fin d'appel me laisse éberlué. Je n'en reviens pas qu'il ait terminé l'appel aussi abruptement ! Une subite envie de me réfugier auprès de ma mère me prend au ventre. Je lutte, tourne comme un lion en cage pendant une demi-heure avant de saisir à nouveau mon smartphone.
Pas pour appeler mon petit ami, non, je suis bien trop remonté contre lui. Jared met peu de temps à décrocher ; il m'en faut encore moins pour lui résumer la situation. Il demeure silencieux un long moment (en tout cas, pour lui, c'est long) avant de me donner son conseil : je n'ai pas à lui obéir et à l'attendre sagement. Je dois agir comme un homme et aller chez lui. Ce soir. Avec lui, bien sûr.
Une grimace me tord la bouche. Ce que Jared me propose, c'est ni plus ni moins qu'une séance d'espionnage. La dernière fois que j'ai essayé de franchir les limites de Cléandre, j'ai rencontré son ancienne meilleure amie, Akane. La sœur de Kaname.
Sauf que quand le moulin à paroles a une idée en tête, impossible de la lui enlever ; il parvient finalement à me convaincre de l'accompagner, et comme d'après ses recherches internet, le train de mon amoureux n'est pas encore entré en gare, nous pouvons même le filer depuis son arrivée.
Ma mère pose sur moi un regard suspicieux lorsque je lui dis que je sors avec Jared. J'ai presque l'impression d'entendre un écho lorsqu'elle me demande de ne pas trop écouter les âneries de mon meilleur ami, et je déguerpis en râlant. Mon père se met à rire, rassure ma mère en lui disant qu'il faut bien que jeunesse se fasse.
Si elle pouvait se faire avec un peu moins de drames, je ne dirais pas non. Au fond, nos projets de ce soir me mettent mal à l'aise. J'ai l'impression de trahir Cléandre. De me mettre au niveau de ses mensonges.
Jared me hèle au moment où je sors du bus, un sourire gigantesque aux lèvres.
— Ce soir, c'est le soir de ta libération, se réjouit-il. Ce soir, je suis sûr que tu vas enfin comprendre qui est Capuche !
J'aimerais l'envoyer promener d'une pique bien sentie, mais j'ai le ventre trop noué pour parler. Pour lui, c'est un jeu. Moi, j'ai l'impression que je vais perdre l'amour de ma vie.
Jared m'explique le plan détaillé de notre soirée : se cacher derrière les buissons artificiels qui bordent le hall des arrivées. Faire une filature digne de la CIA. Prendre Cléandre sur le fait. Le confronter. Fêter mon célibat.
— Si Cléandre rentre chez lui tranquillement, je veux plus jamais entendre parler d'espionnage, bougonné-je en m'accroupissant derrière une fougère en plastique.
— Ça n'arrivera pas. Il t'a jeté parce qu'il a un truc à faire, fais confiance à mon intuition, gros ! Tu peux être sûr que quelqu'un va venir le chercher !
— Ton intuition est claquée au sol, à tout moment ça va juste être Clarenz.
— Comme ta relation. Maintenant, tais-toi, les passagers commencent à sortir !
Des familles. Des étudiants. Un couple de personnes âgées. Et au milieu de la foule, un individu vêtu d'un hoodie large dont la capuche lui recouvre presque entièrement le visage.
— Bingo, murmure Jared. Poisson ferré !
— Sérieux, y a même pas son couz ». On perd notre temps.
— Observe au lieu de blablater. Regarde ça, il fait des trucs chelous.
Immobile au milieu de la cohue, Cléandre a posé son sac à ses pieds et garde le nez rivé sur son téléphone. Non, pas son téléphone : c'est un smartphone qu'il tient en main. Depuis quand il a un smartphone ? Mes pensées se mettraient à galoper si notre cible n'avait pas les traits aussi tirés.
Cléandre a sa tête des mauvais jours. Le teint grisâtre, des poches sous les yeux, la bouche à l'envers. Jared ne veut pas mon avis, mais je le lui donne quand même : ce n'est pas là la tête de quelqu'un qui va rejoindre son amant. Loin d'être convaincu, mon complice me regarde comme si j'étais le dernier des idiots.
Bien, au vu de ma situation, c'est vrai que je n'en suis pas loin.
Sans même prendre la peine de me répondre, Jared emboîte le pas à mon amant. Nous sommes... encore moins doués que les plus mauvais inspecteurs des plus mauvaises séries télévisées. Sans plaisanter, je ne sais pas comment Cléandre fait pour ne pas nous repérer : nous restons au milieu du trottoir, à même pas cinquante mètres derrière lui.
« Le meilleur camouflage, c'est d'être visible ». On ne se demande pas de qui est cet adage.
Mon cœur palpite de soulagement lorsque nous arrivons en vue de la résidence où loge Cléandre sans que rien ne se soit produit. J'attends en retenant mon souffle qu'il ouvre la porte. Me souviens que j'ai jeté sa clef dans la boîte aux lettres et redoute le moment où il le découvrira. Sera-t-il peiné ? Déçu ? Et pourquoi je n'éprouve qu'une curiosité morbide à cette idée ?
Eh ben, Nath, il est passé où le gars qui voulait faire disparaître la tristesse des yeux lavande ? Comment t'en est arrivé là ? Pourquoi t'as suivi Jared ?
Avant de s'engouffrer dans le hall de son immeuble, Cléandre tire une enveloppe de son sac, en vérifie le contenu avant de la glisser dans sa poche et pianote une fois de plus sur le smartphone.
Il ne relève pas le courrier (j'en suis soulagé, je crois) et de notre position, nous pouvons le voir monter dans l'ascenseur avant qu'il ne disparaisse de notre vue.
J'ai le fol espoir que ça suffise à Jared, mais non. Buté, il exige que nous campions encore une demi-heure afin d'être certains que la cible est bien rentrée chez elle.
C'est ridicule.
Malgré tout, je m'assois par terre et commence à patienter. Plus les minutes passent, plus le sentiment que je ne devrais pas être là enfle. Ce que nous faisons me fait briser une promesse faite à Cléandre. Si je me comporte plus mal que lui... suis-je encore légitime de lui en vouloir ?
Non.
— Ja'... c'était une mauvaise idée... je rentre.
La main de mon meilleur ami me retient en même temps qu'il me souffle :
— Non, attends !
La satisfaction qui illumine son visage m'apprend ce que je vais voir avant même que je ne tourne la tête. J'aimerais qu'il se trompe, j'aimerais vraiment, mais c'est bien Cléandre qui se tient... devant les boîtes aux lettres.
Un juron m'échappe. Jared lève un sourcil perplexe. Je préfère rester muet ; inutile d'ajouter de l'eau à son moulin.
Un peu ailleurs, Cléandre trie le courrier qu'il vient de récupérer. Il jette des prospectus, met deux enveloppes dans son sac et soudain, son visage se décompose. Un de ses poings se referme sur un objet que je devine être la clef. De l'index et du pouce, il appuie sur ses yeux et reste là de longues secondes, comme s'il réfléchissait. Finalement, il range l'objet dans sa poche. Extirpe à nouveau son smartphone, le range aussitôt en secouant la tête.
Je jurerai que ses lèvres tremblent et qu'il est sur le point de pleurer.
— Ha, il ressort, on a eu raison de rester ! T'as vu ses cheveux humides ?
Honnêtement, non, j'ai surtout vu sa mine défaite quand il a compris ce que j'avais fait.
— Il veut peut-être me faire une surprise en venant chez moi ? proposé-je sans conviction.
— T'es couillon ou quoi ? Il part pas du bon côté, là. Et essaie pas de me dire « il va voir Clarenz » ou je sais pas quoi, le restau des riches est pas par à non plus. Allez viens, on le suit !
Au fond, heureusement qu'il ne vient pas me voir. Si ça avait été le cas, nous serions tombés nez à nez avec lui, et j'aurais été bien en peine d'expliquer notre présence.
— Tu es ce qui est dans cette direction ? reprend Jared de but en blanc. Le bar où je l'ai vu l'autre fois. C'est à trois rues d'ici, et promis, s'il y va pas, on décroche.
— Ma cheville te dit merci, marmonné-je.
Et moi aussi. Cette filature me rend dingue !
Hélas, c'est bien dans ce bar que se rend Cléandre, ou plus exactement sur la terrasse de ce bar. Nerveux, il s'installe à une table un peu en retrait. Il consulte encore son smartphone. Puis sa montre. Puis à nouveau son smartphone qu'il repose face cachée sur la table. Il ne tarde pas à sursauter et à le consulter de nouveau. L'instant d'après, il scrute la rue, aux aguets.
Je crains qu'il ne nous repère, mais son attention tout entière est absorbée par un couple qui approche. Mes paupières papillotent. Un hoquet de stupeur se coince dans ma gorge. La fille, là, je la connais !
— C'est Akane, s'étonne Jared. Je l'ai pas vu venir, celle-là, il rejoint Akane !
— Et le type à la casquette, grincé-je.
— Tu trouves pas qu'il ressemble un peu à Akane, ce mec ?
Difficile à dire avec la visière qui lui mange à demi le visage. Pourquoi... il y a un air de famille dans ce menton carré et ces lèvres fines.
— Non, mens-je pour couper court aux élucubrations de Jared.
J'ai envie de vomir, mes jambes tremblent. Plus je les observe, plus j'ai la certitude qu'ils sont frère et sœur. Mes mains moites laissent des traces humides sur mon jean. Je regrette de ne pas avoir mis double dose de déodorant avant de partir ; tout ce stress me fait transpirer comme jamais. J'ai envie d'en finir. De rentrer. De prendre une douche. De dormir.
Je regrette tellement d'avoir écouté Jared ! Parce que les deux ne sont pas plutôt à auprès de Cléandre que Casquette se jette sur Cléandre pour l'enlacer. Il le serre contre lui. Le garde contre lui. Lui chuchote des mots à l'oreille et l'embrasse même dans le cou !
L'envie de hurler à Cléandre de le repousser me possède et me ronge. Parce qu'il ne le fait pas. Ou plutôt, il le fait avec douceur et caresse même la joue de l'autre avec une tendresse qui me fait jurer.
Même Jared est choqué de ce qu'il voit. Ravi, mais choqué.
La haine me dévore tant que mon cerveau peine à comprendre ce que fait subitement Akane entre les deux. Une expression dure lui barre le visage. Elle crache quelques mots à Cléandre qui frémit et pioche quelque chose dans sa poche. Elle le lui arrache aussitôt des mains avant de lui planter un baiser sur la joue et de tourner le dos aux deux autres.
Sous le choc, Cléandre essuie sa joue pendant que Casquette passe une main autour de ses épaules. Puis ils disparaissent tous les deux à l'intérieur.
Mes yeux me piquent. Ma gorge me brûle. J'ai un goût de bile qui me reste sur la langue.
— Tiens donc, Jared... tu es toujours sur ton opération secrète ? C'était quoi, déjà, l'affaire tulipe ?
— Wah, tu as une bonne mémoire, Akane ! glousse Jared.
— Qu'est-ce que ça peut te foutre ? balancé-je une seconde après.
Jared écarquille les yeux. Akane, elle, joue avec l'enveloppe qu'elle a en main. Elle l'ouvre tranquillement, en tire un pendentif qu'elle admire une seconde.
— Moi, je suis venue discuter un peu avec ce cher Cléandre.
— Eh ben nous aussi, rétorqué-je. On a pas besoin de l'espionner puisque je suis son petit ami !
— Eh bien bonne chance, petit ami. Parce que pour le moment, ton Cléandre est très occupé avec mon frère.
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