Chapitre 46
— Donc... tu veux qu'on aille au cinéma avec Clarenz, une fille de sa classe, Ava et Jared...
Son café dans une main, une tartine dans l'autre, Cléandre me dévisage comme si j'avais perdu la tête.
— Sur le coup, ça m'a paru une bonne idée, marmonné-je en me versant des céréales. Mais quand ton cousin a accepté, je me suis rendu compte de ma connerie.
Même si j'admets que sortir au cinéma avec Cléandre après tout ce que nous venons de traverser ne pourrait pas faire de mal à notre couple.
Mon amoureux mord dans le morceau de pain, pensif.
— J'ai un peu peur que tu n'arrives pas à te tenir, donc...
Forcément, me retrouver dans le noir avec lui risque de me donner des idées.
Cléandre avale une nouvelle bouchée, puis une gorgée de café avant de reprendre comme s'il marchait sur des œufs.
— Pourquoi tu n'inviterais pas Gaspard à ma place ?
Mes rêveries partent en fumée. La déception me pousse à parler sans réfléchir :
— Tu ne veux pas venir avec moi...
— Nath... tu te rends compte de la surcharge que j'ai depuis quelques jours ? Je ne suis pas en capacité émotionnelle d'aller au cinéma avec toi, là.
Cette fois, je prends le temps de connecter mes neurones.
— Tu n'es pas encore prêt à ressortir en public avec moi. Et après ce que tu as vécu, c'est normal.
Je me tais. Dois-je continuer sur ce douloureux sujet ou bien en changer ? Nerveux, j'écrase les céréales les plus molles sur le bord de mon bol.
— Les pauvres... mourir si brutalement sous les assauts d'un étudiant.
Je relève le nez pour regarder Cléandre en coin. A-t-il fait exprès de parler spécifiquement de décès ? À son sourire fatigué et la douleur dans ses iris, je dirai que oui.
— Tu n'as pas eu l'occasion de me poser de questions hier. J'imagine que ça te démange.
— Peut-être un peu, admets-je du bout des lèvres. Mais... maintenant que j'ai compris tes réserves, je... ne sais plus trop ce que je peux dire ou pas.
Cléandre prend le temps de réfléchir à la question.
— Eh bien... je dirai que si je lance le sujet, tu as carte blanche. Et que si je clos le sujet, c'est que je ne peux pas en supporter davantage. J'ai déjà fait un certain travail avec ma psy, alors je devrais réussir à gérer.
Il grimace.
— J'espère. Il le faut.
— Tu te forces pour nous...
— Je me force pour toi. Parce que je t... parce que je sais que tu ne m'attendras pas éternellement. Et je le comprends, ajoute-t-il très vite lorsqu'il me voit ouvrir la bouche. Tu es jeune, insouciant, amoureux, tu as envie de le crier à la face du monde, je suis déjà passé par là. Mais tu l'as dit tout à l'heure, je ne suis pas prêt. Pas encore. Alors, si tu pouvais me donner encore quelques semaines...
— Je peux. Sans problème. Et je t'aiderai. On ira petit à petit. On essaiera, et si ça ne marche pas du premier coup, tant pis. On réessaiera. Dans quelques semaines.
Je ne lui promets pas de l'attendre le temps qu'il faudra : on sait tous les deux que je ne suis pas certain de tenir une telle promesse : j'ai dix-huit ans, la vie devant moi et pas forcément envie de passer mes plus belles années dans un placard forcé.
Nous terminons notre petit déjeuner en discutant de tout et de rien. Je ne relance pas le sujet « Kaname », je sens que le moment est passé. Quand j'en ai l'occasion, j'observe Cléandre à la dérobée. C'est étrange. Il est exactement le même qu'avant et pourtant, j'ai l'impression de déceler quelques changements en lui.
Peut-être qu'il rit un peu plus spontanément. Peut-être qu'il est un peu moins sur la défensive. Un peu plus détendu. Ou peut-être que je me fais juste des idées.
Peu importe.
Dans un SMS, je préviens Jared —qui n'a pas donné signe de vie depuis que je l'ai appelé en pleine nuit— pour lui rappeler mon rendez-vous médical. j'en profite pour l'inviter au cinéma mercredi soir et précise qu'il y aura le cousin de Cléandre, sa tante, une de leur amie et peut-être Gaspard. De quoi faire sortir mon meilleur ami de sa bouderie.
Il veut savoir pourquoi il devrait venir, pourquoi Cléandre ne sera pas là, à quoi ressemble Ava, qui est l'autre amie, pourquoi je me suis porté volontaire alors que ce n'est pas mon cousin, pourquoi Cléandre ne sera pas là, quel film nous irons voir, pourquoi Cléandre ne sera pas là.
Je finis par m'agacer : qu'il me pose la même question encore et encore ne changera pas la réponse. Lui me rétorque que me passer un coup de fil à deux heures du matin ne le fera pas changer de comportement. L'affaire tulipe est bien trop importante pour être glissée sous le tapis. À moins que je n'aie découvert quelque chose dont il ignore tout ?
Il me faut tout le trajet de l'appartement de Cléandre à l'hôpital pour rassembler mon courage et l'interpeller. Il me répond d'une onomatopée, la main sur la poignée de la portière.
— C'est à propos de Jared. Et de l'affaire tulipe.
Cléandre cligne des yeux et se tourne face à moi. Il attend que je poursuivre, tendu.
— Je voudrais savoir ce que je peux lui dire sur... ce que tu nous as confié. Parce qu'il ne veut pas abandonner ; il est persuadé d'avoir trouvé quelque chose de louche chez toi et il lâchera pas l'affaire.
— Je vois. Ça aurait été trop simple. Qu'est-ce qu'il sait ?
— Que tu as parfois des réactions virulentes. Que ton ex petit-ami est décédé. Que sa sœur s'appelle Akane et qu'elle...
— OK, m'interrompt-il. Il a les infos qui ont conduit à notre dispute, en gros.
Je hoche la tête, penaud. Cléandre se passe une main sur le visage avant de jeter un regard par le pare-brise. Le parking presque vide se remplit doucement. Les piétons se multiplient.
— Tu peux lui dire que Kaname et moi...
Sa voix se brise. Il se racle la gorge, souffle par le nez.
— Tu peux lui dire que nous avons été agressés et qu'il est mort ce jour-là. Ne parle pas de mon anniversaire. Ni de l'appartement. Tu sais s'il parle encore avec Akane ?
Je hausse les épaules.
— Tu veux que je demande ?
— Surtout pas. Et ne parle pas du collier que je t'ai montré. Elle en serait peinée...
— Attends... tu t'inquiètes pour elle ? Alors qu'elle a tenté de briser notre couple ?
— Je la comprends... j'étais son meilleur ami et je suis allé draguer son frère. J'ai fini par passer plus de temps avec lui qu'avec elle et pour finir, à cause de moi... je lui ai volé son frère. Définitivement. Elle a de quoi me haïr pour l'éternité...
— Ce n'était pas de ta faute !
Il n'en croit pas un mot. Sa posture, son regard, tout en lui hurle sa culpabilité et la responsabilité qu'il croit devoir porter. Soudain, je meurs d'envie de l'enlacer, de l'embrasser. De partager un peu de sa peine et de son fardeau.
Je me contente de lui prendre la main et de la presser doucement ; trop de monde sur le parking, quelqu'un risquerait de nous voir.
— Bien sûr que si. Bref. Le rendez-vous pour ta cheville.
Message : le sujet est clos.
Cléandre m'accompagne en silence jusqu'au bureau de la secrétaire, laquelle m'annonce que le médecin m'attend déjà. Mon amoureux me fait un petit signe de la main ; il veut retourner dans la voiture et je n'aurais qu'à le biper quand mon rendez-vous sera fini. J'aimerais qu'il vienne avec moi, mais, comme il ne fait pas partie de ma famille, sa présence n'est pas autorisée dans le cabinet. La secrétaire lui propose bien de patienter dans la salle d'attente, mais Cléandre décline la proposition avec un sourire poli.
Il a besoin de réfléchir, et il a besoin de le faire dans le calme.
Juste avant que je ne suive l'orthopédiste, Cléandre me retient par le bras.
— Nathéo, à propos d'Akane... tu devrais éviter de lui parler à l'avenir. Et Jared aussi.
— Je n'avais pas prévu de le faire, mais... tu crois qu'elle pourrait encore essayer de te nuire ?
— Elle le fera, c'est même certain. Surtout maintenant qu'elle sait dans quelle ville je me suis réfugié, mais ne t'en fais pas... c'est quelque chose dont je dois m'occuper depuis trop longtemps déjà.
Il dépose un baiser sur mes lèvres avant de tourner les talons.
Et je ne sais pas si je dois exploser de joie parce qu'il m'a embrassé en public, ou m'inquiéter que son esprit soit accaparé par Akane au point de lui faire oublier où nous étions.
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