Chapitre 37
– Alors les garçons, vous avez été sages pendant notre absence ? crie mon père à la cantonade sans savoir que nous nous activons dans la cuisine.
C'est ma mère qui nous découvre en ouvrant la porte. De surprise, elle crie et lâche les deux sacs cabas qu'elle tenait en main.
– Mais enfin, qu'est-ce que vous fabriquez les garçons ?
– Nathéo aime particulièrement les saucisses, vous le savez bien !
Amusée, elle lève les yeux au ciel avant de rouler ses manches jusqu'aux coudes.
– Dans ce cas, je pense qu'il va falloir sortir vos feuilletés du four, sinon tout ce que Nathéo va manger ressemblera à du charbon !
Sans attendre, elle enfile des gants et ouvre la porte en grand. Un nuage de fumée âcre envahit la pièce. Ça picote, ça irrite, ça gratte, c'est atroce. Pendant qu'elle dépose la plaque sur le plan de travail, ma mère se tourne vers nous. Elle s'humecte les lèvres, nous regarde tour à tour, puis prend l'expression des conversations sérieuses.
– Maintenant, dites-moi. Vous m'avez l'air de vous être réconciliés, et pourtant, vous préparez à manger alors que nous avons prévu de rencontrer les parents de Cléandre. Qu'en est-il ?
– J'ai prévenu mes parents que nous arriverons vers treize heures. Et pour nous faire pardonner pour hier soir, Nathéo a proposé d'amener l'apéritif.
– Laisse-moi deviner, il n'a pas pensé à vérifié si nous avions de quoi grignoter, et vous vous êtes retrouvés à faire les fonds de placards pour préparer quelque chose au dernier moment ?
– C'est faux, bougonné-je. Je savais qu'on avait des Knik-knok et qu'on pourrait faire des trucs avec. Bon, pour le reste, c'est vrai que Cléandre a fait les fonds de placards.
– Heureusement, intervient soudain mon père. Parce que, sans vouloir t'offenser, la carotte de Cléandre a l'air bien meilleure que ta saucisse !
Mes joues cuisent aussi fort que les knik-knok tandis que celles de Cléandre prennent la teinte des carottes qu'il manipule. Cependant, comme grâce à Cléandre, à la conversation que nous avons eue, à toutes ces choses qu'il m'a confiées, à son amour sans mot, je me sens fort d'une assurance nouvelle, je m'empare d'une carotte fraîchement préparée et la tends à mon paternel :
– Tu as mille fois raison, Cléandre a un don pour rendre les carottes parfaites et fondantes en bouche. Et regarde le crémeux de sa sauce, c'est juste parfait !
Ma mère lève les yeux au ciel :
– Pas un pour rattraper l'autre.
Je ricane aussitôt :
– Que veux-tu, l'arbre ne tombe jamais bien loin du fruit !
Mon amoureux contient à grand-peine un éclat de rire, ce qui me fait froncer les yeux, puis demande à ma mère où sont rangées les boîtes de conservation. Sitôt qu'elle les lui a sortis du buffet, il y dispose les crudités avec délicatesse. J'essaie de faire de même avec les feuilletés, mais le résultat est bien loin d'être satisfaisant. Pendant que je bourre le dernier d'entre eux pour fermer le couvercle, je lui pose la question qui me brûle les lèvres :
– Pourquoi tu rigolais tout à l'heure ?
– Ton côté bûcheron est juste adorable, mais n'en parle jamais à ma mère, Clarenz ou Ava, ils n'aimeraient pas !
Et sans me laisser le temps de réagir, il déserte la pièce, la glacière sous le bras. Ou plutôt, la bandoulière de la glacière sur l'épaule. Je reste là, bras ballants, bouché bée, avec la très nette impression d'être, encore une fois, passé pour un idiot sans savoir pourquoi. Juste après avoir pris de grandes décisions pour changer et devenir un vrai adulte, ça a quelque chose de frustrant.
– Décidément, même quand je crois avoir saisi son essence, Cléandre reste indéchiffrable...
La main qui se pose entre mes omoplates pour me prodiguer une caresse réconfortante me fait sursauter. Ma mère. L'espace d'un instant, j'ai oublié que je n'étais pas seul dans la cuisine.
– Je dirais qu'il est à demi-indéchiffrable : il n'a pas tort pour le côté bûcheron, en revanche, je ne saisis pas le lien avec sa famille.
– Le plus important dans cette conversation est quand même que notre fils a dit « je crois avoir saisi son essence ». Quand je dis que Cléandre a une bonne influence sur lui... reste à savoir si tes partiels auront la joie d'en bénéficier eux aussi.
Renfrogné, je leur bougonne de rejoindre la voiture plutôt que de m'embêter. Ma mère rit, m'ébouriffe les cheveux. Mon père feint de gronder d'une voix qui ne dupe personne que je devrais surveiller la manière dont je parle à mes honorables parents. Je me sens obligé de lui répondre de la manière la moins adulte que je connaisse ; je lui tire la langue.
Puis, tel l'enfant effronté que je suis, je lui tourne le dos et m'éloigne d'une démarche rapide et altière. Du moins en théorie. Dans la pratique, mes parents me rattrapent en deux enjambées et ont même le temps de boucler leur ceinture avant que je ne parvienne à la voiture. Sachant que ma mère a pris tout son temps pour éviter de froisser son élégante robe-chemise. Foutues béquilles.
Ce n'est pas sans appréhension que je m'installe à côté de Cléandre. Le souvenir du trajet d'hier soir me lacère l'esprit, y instille de la peur. Une peur que la douce étreinte des doigts de mon amoureux sur les miens atténue quelque peu. Une peur que les kilomètres avalent petit à petit. Ma langue se délie, celle de ma mère aussi. Nous discutons de tout et n'importe quoi, nous essayons d'imaginer à quoi peut bien ressembler la maison où Cléandre a passé son enfance. S'il s'amuse de nos hypothèses, ses lèvres scellées ne laissent filtrer aucune information. Son profil, que j'observe pourtant avec la plus grande attention, ne m'offre pas plus de pistes. Ses traits demeurent lisses, impénétrables. Indéchiffrables.
Un détail m'interpelle soudain, qui affole mon cœur plus que de raison. Là, juste au coin de son œil, des rides creusent sa peau. Des rides que je ne me souviens pas lui avoir déjà vues. Des rides de sourire. Des rides de bonheur.
J'en crierais de joie si je n'avais pas peur de le faire sursauter — et faire sursauter un homme en train d'effectuer un dépassement sur l'autoroute est assez peu recommandé — ; contre toute attente, j'ai réussi à rendre Cléandre heureux !
Il m'aura fallu cinq mois à braver des tempêtes et des disputes, cinq mois à progresser sur un chemin parsemé de secrets et d'embûches — quand je ne reculais pas à cause de ma stupide impatience — cinq mois à évoluer, à l'apprivoiser.
Cinq mois que récompensent ces adorables ridules, dont je ne parviens pas à détacher le regard. Mes iris suivent les ravines, s'extasient devant la courbe des collines. J'en perds la voix, la notion du temps. J'ai envie de prendre sa main dans la mienne, de m'alanguir sur son épaule, de souffler dans son oreille. De lui dire « Je t'aime ».
Ma bouche s'ouvre quand les sillons frémissent à une blague de mon père. Je me fige. Lui ouvrir mon cœur et déverser mon amour devant mes deux parents ne me semble pas être l'idée la plus brillante du monde. Je secoue la tête et me détourne pour coller le front à la vitre.
Et ce que j'aperçois douche net ma joie : dans mille mètres, nous arriverons au niveau de l'aire d'autoroute. La peur galope à nouveau dans mes veines, elle me piétine le cœur, caracole jusqu'à mon cerveau. Subitement, j'ai peur que Cléandre ne décide d'y faire une pause. J'ai peur que son humeur d'hier soir lui revienne comme un boomerang. Qu'il change d'avis. J'ai peur qu'il réalise que, finalement, il serait bien mieux sans moi.
Alors je ferme les yeux. Je refuse de voir ça. Et en même temps, j'essaie de sentir la voiture, d'appréhender sa vitesse, de deviner si elle change de trajectoire.
Une pression sur ma cuisse fait voler ma concentration en éclats. Je soulève les paupières, juste assez pour apercevoir les doigts de Cléandre, puis je les clos à nouveau. Je refuse de l'affronter, de regarder ce qu'il fait, de voir où nous allons.
– Nathéo...
Sa voix n'est qu'un chuchotement, qu'il accompagne d'une nouvelle pression.
– Nathéo, ne t'inquiète pas...
Ses mots me caressent avec une tendresse telle que je rouvre les yeux et relève le visage vers lui. Il ne me regarde pas, les yeux rivés sur l'autoroute qui défile sans faiblir sous ses roues. Il ne me regarde pas, mais le bonheur illumine tout son visage, de ses fossettes à ses rides de bonheur, que j'aime décidément à la folie.
– ... tous les deux, on est bien.
Et soudain, ça me semble être une évidence. Alors je pose ma main sur la sienne et serre ses doigts, un sourire immense aux lèvres.
– Tu as raison, on est bien.
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