Chapitre 36 1/2
Lorsque mon réveil se déclenche, je n'ai pas encore fermé l'œil. Le refus net et sans équivoque de Cléandre a tourné et retourné dans mon esprit. J'ai essayé de ne pas me vexer pour une question posée sur le vif, en vain. Mon ego fissuré et moi avons tourné les talons pour retourner dans ma chambre. Le temps d'atteindre mon lit, les fissures s'étaient élargies pour faire voler le tout en éclats ; je me comportais vraiment comme un gamin. Et qui aurait voulu emménager avec un gamin ? Personne, surtout pas Cléandre.
Je me suis un peu emballé, je n'aurais jamais dû lui demander ça en premier lieu. Et encore moins fuir sans lui laisser l'occasion de s'expliquer.
Et puis, moi même je ne suis pas sûr d'avoir envie d'emménager avec lui. Il me cache encore tellement de choses sur son passé. Bâtir une vie commune sur des secrets n'aurait rien de sain. Ce serait même le meilleur moyen pour nous faire rompre. Enfin, le meilleur moyen après mon comportement stupide, comme celui de cette nuit par exemple. Comment faire rater une réconciliation très bien partie ? Il suffit de faire appel à Nathéo !
Mon cœur se serre lorsque je réalise que si mon amoureux ne s'est pas encore confié à moi, c'est très probablement de ma faute. Non, c'est totalement de ma faute. Je n'ai rien de l'homme sur lequel on peut compter. De l'homme qui rassure, de celui en qui on peut avoir confiance. Mon image renvoie même l'inverse : le gosse égoïste qui ne pense qu'à lui et qui est prêt à vous trahir pour son propre confort. Un individu exécrable et infréquentable.
Je désespère de l'entendre me dire "Je t'aime" alors que ses actes le hurlent pour lui. Et je ne peux pas prétendre l'ignorer, Sarah me l'a clairement fait remarqué devant le Del'Asève. Ma curiosité et ma frustration ont juste muselé cette évidence.
Je me lève d'un bond, vacille à cause de mon plâtre avant de me stabiliser. Non. Je ne foutrai pas tout en l'air cette fois ! Je vais lui préparer un café et le lui apporter pour achever cette réconciliation avant de monter dans la voiture. Hors de question d'annuler ce déjeuner avec ses parents et ses sœurs !
Quelques minutes plus tard, me voilà dans la cuisine à me demander comment faire pour grimper l'escalier avec le plateau-repas que je viens de préparer avec amour. Deux tartines, une part de tarte retrouvée au frigo et deux cafés bien chauds. Impossible de le lui apporter au lit avec ma cheville cassée et mes béquilles, et hors de question d'appeler ma mère à la rescousse. Cette fois, je dois me débrouiller tout seul. C'est primordial. Je veux devenir cet homme sur lequel pourra compter Cléandre. Son égal. Son âme sœur.
La solution m'apparaît lorsque mon père fait irruption dans la cuisine en bougonnant de jalousie à la vue du plateau, ma mère sur les talons. Aussi vite que possible, je me rue sur ma veste pendue dans l'entrée, j'en extirpe mon porte-feuille avant de revenir dans la cuisine. Juste à temps pour empêcher mon père de planter sa cuillère dans le morceau de tarte.
– Papa, Maman, ça vous dit d'aller prendre un petit déjeuner en amoureux au salon de thé de la boulangerie ? C'est moi qui régale !
Les iris de ma mère scintillent, suspicieux :
– Si tu ne cherches pas à nous mettre à la porte, je ne suis plus ta mère !
– Moi, je dirais plutôt qu'il a réussi, s'exclame mon père.
Sans attendre, il m'arrache le porte-monnaie des mains avant d'en sortir un billet de cinquante euros.
– Et si je peux garder la monnaie, je te promets même de te laisser la maison pendant deux heures complètes !
Une grimace tord ma bouche ; il exagère. Et en même temps, la perspective de ces deux heures en tête à tête avec Cléandre me séduit alors j'accepte dans un grognement.
– Tu fais le bon choix, fils.
La main de mon père s'abat sur mon épaule, la serre. Ma mère, elle, dépose un baiser sur ma joue avant de quitter la cuisine. Pour aller se préparer, j'imagine. Elle ne va pas se rendre au salon de thé en robe de chambre !
– Maintenant, fais le bon choix avec Cléandre. Je l'aime bien, ce gamin : il te fait grandir. Et je suis sûr que ses parents t'apprécieront pour ce que toi tu lui apportes.
– Je ne lui apporte pas grand-chose...
– Tu te trompes, Nathéo. Et tu t'en apercevras... quand tu auras grandi un peu ! Même si je suis certain que tu commences à comprendre.
Il m'ébouriffe les cheveux, un sourire taquin aux lèvres — il sait que j'ai horreur de ça —, puis il quitte la cuisine. Sa disparition dans le couloir du rez-de-chaussée provoque une inexplicable bouffée de stress. Inexplicable ? Pas vraiment. L'heure fatidique approche. Celle de réveil de Cléandre. Vais-je être à la hauteur ?
Je clopine jusqu'à la table pour y disposer mes préparations ; le plateau ne me sert plus à rien. La langue tirée, je m'applique à faire tenir une petite cuillère en équilibre sur le dessus d'une des tasses lorsque des mains se glissent autour de ma taille. La cuillère s'échappe de mes mains et tombe dans le café en provoquant une magnifique éclaboussure. Il y en a partout. Sur la part de tarte, sur la table, les tartines...
La chaleur des paumes quitte mes hanches. Des doigts partent à l'assaut d'une anse, une des tasses s'envole jusqu'aux délicieuses lèvres de mon amant. Pour la forme plus que pour autre chose, je grogne :
– Tu exagères, je voulais préparer un truc parfait pour t'impressionner !
Mon matinal homme des cavernes me répond lui aussi d'un grognement. Mais bien moins intelligible que le mien. Ce besoin de café est à la fois drôle et un peu effrayant. Si un jour la boisson venait à disparaître, Cléandre resterait-il apathique et comateux toute la journée durant ? Ou bien passée une certaine heure, ses neurones se remettront-ils en place d'eux-mêmes ?
Pendant qu'il s'installe docilement sur la chaise que je lui indique, je l'observe. Les cheveux en bataille, les yeux mi-clos de celui qui a peu dormi... torse nu. Je déglutis. Ce n'est pas le moment de penser à ça.
Après m'être installé à mon tour, je me mordille la lèvre. Dans une trentaine de secondes tout au plus, le goût du café aura commencé à lui délier la langue. Si je veux prendre les choses en mains, c'est maintenant. Sauf que j'ignore par où commencer. Alors que j'avale à mon tour une gorgée de café tiède, mes yeux s'égarent de nouveau sur sa silhouette. Sur sa mâchoire que recouvre une barbe naissante, sur ses doigts qui ne cessent d'entortiller une mèche autour de son oreille, sur la boucle d'oreille que je lui ai offerte et qu'il ne quitte jamais...
Ce n'est pas grand-chose, mais le voir la porter après notre dispute et ma fuite de la chambre me met en joie.
– Je suis heureux que tu l'aies encore.
Cléandre relève la tête, me dévisage d'un air interrogateur.
– La boucle d'oreille.
Il repose la tasse vide sur la table et m'offre un sourire éclatant qui contraste avec sa nervosité.
– Et moi je suis heureux que tu aies lâché un billet de cinquante euros juste pour moi. Et je suis impressionné... par tout ça !
– Alors comme ça, l'homme des cavernes entend les choses par delà les brumes du manque de caféine ?
Son sourire s'élargit tandis qu'il lève les yeux au ciel. Puis, d'un coup, son visage s'assombrit.
– Cette nuit... tu m'as pris de court avec ta question.
Le sujet qui fâche. Celui qui m'a poussé à fuir. Celui pour lequel je dois à tout prix m'excuser.
– Je me suis pris de court aussi.
Il faut croire qu'il n'est pas si facile de demander pardon...
– Mais tu étais sérieux, n'est-ce pas ?
– Oui. Mais avec le recul, ce n'est peut-être pas une si bonne idée.
– Non, en effet.
Mes muscles se crispent. Mentalement, je me hérisse tel un chat sur le point de fondre sur sa proie. Cependant, au lieu de grogner, de m'énerver ou de râler, j'expire lentement. Si c'est un test, je compte bien le réussir.
– Je ne me démonterai pas, Cléandre. Je ne me suis pas arrangé pour avoir la matinée pour nous pour tout abandonner. Nous devons parler et tu n'arriveras pas à me détourner de ce but ! Je veux être un homme pour toi. Un homme sur qui tu pourras compter !
La tartine qu'il venait de saisir s'échappe de ses mains. Sa bouche reste grande ouverte pendant quelques secondes avant qu'il ne s'en aperçoive et ne s'ébroue. Sa main part à la conquête de la mienne. Ses doigts se mêlent aux miens.
– Tu veux dire que tu ne fuiras plus avant que je ne puisse m'expliquer ?
Nouvelle expiration, la plus lente possible. Ne pas grogner. Ne pas râler. D'autant que, fidèle à lui-même, Cléandre ne se montre nullement accusateur.
– Je suis désolé pour ça, Clé. Vraiment. Je ne suis qu'un gamin stupide qui réagit sans réfléchir.
– Tu n'as juste pas traversé les mêmes épreuves que moi. Tu réagis avec toute l'innocence et la légèreté que tu as la chance de posséder. Je t'envie, tu sais ? J'aurais aimé pouvoir te dire oui cette nuit, mais je n'ai pas pu pour plusieurs raisons.
– Je sais, on est pas ensemble depuis assez longtemps.
Après une dernière pression sur mes doigts, mon amoureux s'empare de sa cuillère pour attaquer la part de tarte. Son silence me torture, mais je ne dis rien. Je lui laisse le temps. Il ne m'ignore pas, j'en suis certain : il cherche juste ses mots.
– Tu n'y es pas.
Je hausse un sourcil. Lui poursuit :
– Je ne prends pas la durée de notre relation en compte ici. En revanche... notre relation est une des raisons. Mon passé est la seconde.
Ma belle assurance s'effrite.
– C'est vrai, je me suis emballé. Je suis parti du principe que tu m'avais pardonné, que tu me donnais une nouvelle chance et...
– Et c'est le cas. Tu as appelé Jared devant moi, j'en ai été touché ! Et puis... ce n'est pas à toi que je donne une nouvelle chance, mais à nous. Je ne te parlais pas de nos incertitudes et de nos disputes, je te parlais de la nature profonde de notre relation.
La nature de notre relation. Évidemment. Je me taperais le front du plat de la main si je ne craignais pas de passer pour un imbécile.
Habiter avec moi, c'est crier à la face du monde que nous sommes en couple, et bien sûr, ça ne m'a pas traversé l'esprit une seule seconde. Une autre preuve de mon égoïsme.
– Tu veux pas t'afficher avec moi. Je suis désolé, j'ai pensé qu'à moi et...
– En réalité, tu as oublié de penser à toi.
Je le regarde, dans l'incompréhension la plus totale.
– J'aurais pu accepter, mais j'ai préféré refuser avant d'être tenté.
– Je ne comprends pas...
– Ça aurait été égoïste de ma part. Au fond, tu sais très bien qu'aux yeux de tous, nous n'aurions été que des colocataires. Et ça, ça t'aurait rongé de l'intérieur. Ça t'aurait fait du mal, ça t'aurait rendu amer et ça aurait fini par nous briser encore plus sûrement que ta petite enquête.
J'acquiesce, bien forcé d'admettre qu'il n'a pas tort.
– Tu n'es pas prêt à te mettre en ménage avec toi. À cause de ton passé. La deuxième raison. Celle qui te fait me dire "non" en tant que petit ami.
Il hoche la tête. Son regard lavande se trouble. Sa nervosité passe le cran du dessus. Il se lèvre, un peu brusquement, rattrape in extremis la tasse que son geste a manqué de jeter au sol, puis rejoint l'entrée de la cuisine. Sans mon plâtre, je l'aurais suivi.
Lorsqu'il revient, il tient son porte-feuille dans ses mains. Avec une délicatesse et une tendresse presque excessive, il en extirpe une chaîne que je n'ai jamais vue auparavant, puis la dépose au creux de sa paume. Sitôt qu'il me la présente, j'observe le bijou sans oser le toucher.
Une splendeur. De lourds maillons d'argents finement liés par de délicats maillons d'or se succèdent jusqu'à un médaillon serti au centre de la chaîne. Et le médaillon en lui-même... quel ouvrage ! Semblable à une feuille de rosier en argent dont les ronces enlaceraient tendrement une pierre noire d'une beauté à couper le souffle.
À la réflexion, il s'agit probablement d'or blanc et non d'argent.
– C'est une merveille... ça doit coûter une fortune.
– Il n'a pas de prix. Ce bijou appartenait à Kaname, il était dans sa famille depuis des générations.
Je remue sur ma chaise, mal à l'aise. Je ne vois pas où il veut en venir. Je n'ose toutefois pas l'interrompre alors qu'il partage son passé avec moi.
– Mais pourquoi c'est toi qui l'as, alors ?
Plusieurs secondes lui sont nécessaires pour me répondre. Et quand il le fait, l'émotion étrangle sa voix :
– Dans sa famille, ce bijou était un symbole d'amour éternel. Kaname me l'avait offert pour mes dix-huit ans.
Du bout des doigts, il caresse le bijou, comme perdu dans ses pensées. Sa tristesse pèse sur toute la pièce désormais, telle une araignée tissant sa toile, toujours plus grande, toujours plus loin. Gluante. Écrasante. Le quittera-t-elle seulement un jour ?
– Tu as raison, je ne suis pas prêt à emménager avec toi. Ce jour-là, Kaname m'a offert trois choses. Un tatouage, son prénom sur ma peau, qu'il a réalisé avec tout son amour. Ce bijou... et une clef. Il voulait qu'on emménage ensemble. Il voulait même m'emmené visiter un appartement. Et si j'avais refusé... il serait sans doute encore en vie.
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