Chapitre 35
Je me tourne et retourne sous ma couette. Cléandre a refusé de dormir dans ma chambre. Sitôt arrivé à la maison, il a prié ma mère de lui préparer la chambre d'ami, ce qu'elle a accepté d'un hochement de tête. Plus qu'une chambre d'ami, c'est un bureau équipé d'un clic-clac inconfortable. Et moi, plutôt que de le faire remarquer, plutôt que de tenter de convaincre mon amoureux de venir me rejoindre, j'ai fui. Sa demande m'a blessé — ça aurait dû être notre première nuit en amoureux officiels chez moi —, ma lâcheté a fait le reste. J'ai préféré m'isoler dans ma chambre pour grogner et râler après lui au lieu de le rejoindre pour tenter de régler, enfin, cette situation désastreuse.
Et maintenant, mon lit me semble trop grand. Trop froid. Trop vide. Je n'arrive pas à m'endormir. La simple idée qu'il soit si proche de moi, et pourtant inaccessible me rend fou. Sans parler de l'inquiétude qui me broie le cœur : va-t-il bien ? Il avait l'air si mal tout à l'heure...
Mon index glisse sur l'écran de mon smartphone : 2 heures du matin. Au train où vont les choses, je suis bien parti pour une nuit blanche.
Je me redresse soudain dans mon lit. Non, hors de question. Quitte à ne pas dormir, autant mettre ce temps à profit pour solutionner mes problèmes de couples. Nous avons déjà surmonté une crise, nous surmonterons celle-ci aussi ! Mais cette fois, pas question de s'envoyer en l'air avant de parler. Malgré moi, les images de notre dernière « réconciliation » me reviennent en mémoire. Le souvenir des mains de Cléandre sur mon corps, sur mes hanches ; de sa virilité en moi ; du regard attentif de Clarenz sur nous. Les joues en feu, je secoue la tête : ce n'est pas le moment de penser à ça.
Je laisse à dessein mes béquilles dans la chambre — dans la maison silencieuse, j'ai la désagréable impression que les embouts caoutchouteux font un terrible vacarme sur le parquet — et me précipite vers sa chambre en claudiquant. Une grimace déforme ma bouche. Au final, le plâtre qui racle, toque, cogne contre le bois se révèle bien plus bruyant. Tant pis, le bureau n'est qu'à deux portes de ma chambre, le boucan ne durera pas.
Arrivé devant le battant, j'hésite. Et s'il ne voulait pas me voir ? Et si je le dérangeais ? Et s'il dormait ? En dressant l'oreille, j'entends des chuchotements en provenance de la pièce. Est-il au téléphone ? Pendant une seconde, je suis tenté de coller mon oreille à la porte pour l'espionner. Une seconde seulement, j'apprends quand même de mes erreurs, alors au lieu d'écouter ma curiosité, je toque, puis appuie sur la poignée. Le panneau de bois tourne sur ses gonds, sans un bruit — mon père huile régulièrement les charnières.
– Cléandre ? Je te dérange ?
Assis sur le lit, ses jambes ramenées contre son torse, il est en pleine conversation au téléphone. Mon irruption ne semble pas le déranger, après m'avoir jeté un regard rouge et larmoyant, il prévient l'autre personne qu'il rappellera bientôt, sans doute demain, puis il raccroche.
– Tu devrais pas être là.
Aucune colère dans sa voix, aucune accusation, aucune rancœur. Il constate juste l'absurdité de ma présence ici, en plein milieu de la nuit. Je suis si mal à l'aise que je pourrais me trémousser d'un pied sur l'autre si l'un des deux n'était pas plâtré. D'une voix blanche, je lui demande s'il désire que je parte. Un bref soulagement m'envahit lorsqu'il décline.
Je m'approche de quelques pas, sans pour autant m'installer à ses côtés, dans l'attente d'une invitation muette. Ses yeux glissent sur mon corps, semblent se fixer sur ma cheville blessée... et c'est tout. Pas d'invitation muette, me voilà condamné à rester debout devant lui.
– On devrait parler avant demain, non ? Ce serait plus... raisonnable.
– Et depuis quand tu te montres raisonnable, toi ?
Ce ton plat et dénué d'expression me dérange presque physiquement. Ce n'est pas le Cléandre que je connais. Cléandre est transporté par ses émotions. Que ce soit la tristesse, la colère, la joie, la peine, elles rayonnent autour de lui. Même quand il se montre impassible, il se passe quelque chose dans ses yeux.
Là, ce soir, sur ce lit de ma chambre d'ami, mon amoureux est éteint. Morne. Comme s'il n'était plus qu'une ombre parmi les autres, un spectre sur le point de filer entre mes doigts.
– Depuis que je déconne grave.
Il reste silencieux un long moment, les yeux perdus dans le vague.
– Tu m'en veux, n'est-ce pas ? Pour Kaname.
– Oui. Comment ne pas t'en vouloir...
Cette fois, l'amertume pointe dans sa voix, qui sonne comme une victoire à mes yeux : je viens de fendiller sa coquille de maussaderie, et même une émotion négative me semble bonne à prendre !
– Nathéo... tu devrais retourner dans ta chambre.
Un coup en plein cœur. Un sacré retour en arrière. Cette fois, c'est dans ma voix que l'amertume s'invite :
– Je vois. Pas de discussion alors. J'imagine aussi qu'il n'y aura finalement pas de visite chez tes parents demain.
– C'est pas ça...
Pour la première fois depuis le début de notre conversation, il me regarde dans les yeux, puis, en douceur, tapote le lit pour m'inviter à m'y asseoir. J'obtempère et me prends de passion pour le jeu de mes pouces sitôt que mes fesses se posent sur le matelas.
– Tu te souviens de ce que je fais quand je vais mal, d'habitude ? reprend-il à mi-voix.
– Ouais, tu te bourres la gueule. Ce qui est assez stupide si tu veux mon avis, et je te donnerai pas d'alcool.
– Tu as raison sur ce point, c'est même complètement con. Mais j'ai une autre habitude, ou plutôt j'avais avant de sortir avec toi : pour éviter de finir complètement ivre, je m'envoyais en l'air avec un pote.
Tout mon corps se crispe.
– Oh.
Que répondre d'autre ? Je ne vais tout de même pas lui demander s'il veut aller voir son « ami », même si la question me brûle les lèvres. Et puis, alors que les mots se bousculent dans ma bouche, menaçant de nous exploser à la figure, je réalise que je me fourvoie complètement.
– Je dois t'avouer que pendant une seconde, j'ai cru que tu voulais voir ce pote, là, maintenant. Sauf que... même quand je t'ai quitté, tu as choisi l'alcool plutôt que lui... ce qui veut dire que tu...
– Tu comprends vite, mais faut t'expliquer longtemps, me coupe-t-il. C'est toi qui te trouves dans cette chambre, c'est sur toi que j'ai envie de sauter pour faire des trucs franchement pas catholiques.
J'ouvre la bouche, la referme. Je ne sais plus quoi penser. En temps normal, j'aurais déduit qu'il me faisait une déclaration d'amour à sa manière. Mais là... au vu de notre situation...
Mes doigts agrippent les siens tandis que je m'humecte les lèvres. Deux solutions s'offrent à moi : profiter honteusement de la situation ou bien cesser mes enfantillages et agir en petit ami digne de confiance. Tout ne peut pas toujours reposer sur lui.
– Ce n'est pas que je n'ai pas envie de toi, mais je pense que ce n'est pas le moment.
– Tu es décidément bien raisonnable, ce soir.
– Et c'est mal ?
– Non. Au contraire. Je... je voulais que tu retournes dans ta chambre parce que je ne vais pas bien et que je n'ai pas les pensées claires. Je suis sous pression et je ne sais pas comment la libérer sans coucher ou boire. Mais on dirait que ton sérieux... me force à me canaliser. Alors OK, parlons. Si tu veux bien... je vais commencer. Parce que je pense que ça nous gagnera beaucoup de temps en fonction de ta réponse.
Je contiens à grand-peine un frisson. Quand les conversations commencent de cette manière, ça finit en ultimatum. Et j'ai une idée assez précise de ce que Cléandre va me demander. En réalité, je m'y prépare depuis que je suis remonté dans la voiture. C'est inévitable, je le sais et pourtant, ça me terrifie, parce que ça va me faire mal, très mal.
– Je t'écoute. Arrachons le pansement d'un coup, paraît que ça fait moins mal.
Il porte ma main à ses lèvres, un dépose un baiser qui affole mon cœur. Ça, c'est inattendu.
– Il paraît, mais je suis quand même pour la méthode douce. Celle qui consiste à retirer le pansement lentement, poil après poil, avec délicatesse pour éviter toute douleur tant que faire se peut.
La teneur de la conversation me fait douter qu'une quelconque méthode douce puisse être utilisée. Je l'ai trahi et il m'en veut comme jamais après tout.
Après une courte pause, il se racle la gorge.
– Je suis désolé...
Mes yeux s'écarquillent, je m'attendais à pas mal de choses, mais certainement pas à recevoir des excuses !
– ... C'est de ma faute tout ça, mes secrets te rongent. Je savais que ça te rongerait, c'est pour ça que je ne voulais pas sortir avec toi...
Il a le don pour me faire culpabiliser sans en être conscient. Mais ce don me fait aussi grandir, je crois. Je le sens, aux côtés de Cléandre, je me bonifie ! En tout cas, j'essaie...
– ... Pour ne pas te faire souffrir. Mais, même en sachant ça, je vais être obligé de te demander de choisir.
Le fameux ultimatum.
– Je sais... mais j'aimerais quand même que tu sois un peu plus précis...
– Soit tu arrêtes d'enquêter et je me mets davantage la pression pour m'ouvrir à toi, soit tu persistes et c'est fini entre nous. C'est sans doute un peu injuste, mais c'est non négociable.
L'ancien Nathéo aurait en effet hurlé à l'injustice. Il se serait insurgé, et sans doute aurait-il tenté de tirer avantage de la situation d'une manière ou d'une autre. Ce soir, je n'en ai pas envie. Ce soir, j'ai juste envie... non, j'ai besoin de cesser d'être égoïste pour, enfin, faire ce dont je rêve depuis le Secret Santa : faire disparaître la tristesse de son regard.
Dommage d'avoir dû en passer par lui piétiner le cœur pour ça. Mais cette fois, j'ai compris. Vraiment compris. J'en suis certain parce que la seule idée de creuser à la recherche de ses secrets dans son dos me donne la nausée.
Alors, sans aucune hésitation et même s'il est plus de deux heures du matin, je m'empare du téléphone de Cléandre et compose un numéro que je connais par cœur : celui de Jared.
Furieux, il décroche au troisième appel. J'active le haut-parleur.
– Capuche, bordel, fous-moi la paix, t'as vu l'heure ?!
– Jared, c'est Nathéo. On arrête tout. L'affaire tulipe, les conversations avecAkane, je veux que tu stoppes tout. Maintenant, et définitivement.
Sans lui laisser le temps de rétorquer quoi que ce soit, je raccroche, puis rive mes prunelles à celles de mon amour.
– Tu es mon avenir, Cléandre. Toi et toi seul. Tes secrets en font partie, bien sûr, et je veux les découvrir, mais je veux que ça vienne de toi. Navré d'avoir été si lent à le réaliser...
Ses yeux s'éclairent, me remercient. Il se penche vers moi, m'offre un baiser doux et tendre. Me vient alors une idée complètement folle. Si folle que je préfère la laisser franchir mes lèvres sans réfléchir :
– Cléandre... et si on emménageait ensemble ?
Je me sentirais presque pousser des ailes ! La réponse de Cléandre me coupe net dans mon élan :
– Non.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro