À trente mètres de l'arrêt de bus, il tremble sous ses quelques cinq couches de vêtements. Son petit corps frêle semble presque s'effacer dans la légère touffe du buisson mourant. D'un régard discret et timide il remet ses épaisses lunettes carrées en place sur son nez. Il n'y voit pas grand chose sans, mais pas tellement plus avec tant les verres sont sales, « nettoyés avec une tranche de jambon » comme dit souvent sa mère. Cette expression le fait rire et il s'amuse à la répéter dans la cour devant ses copains qui n'y comprennent rien et qui se moquent un peu de son langage en décalé par rapport aux interjections de ses camarades, leur vocabulaire s'est grandement approfondi avec l'arrivé en sixième, le nombre d'insultes dans leur maigre répertoire à triplé. Incapables de comprendre le sens d'une phrase qui ne contient pas « wesh » ou « genre » ils ne saisissent pas l'aspect humoristique des remarques de leur jeune camarade aux grosses lunettes. Alors il leur explique, une fois, deux fois, en fait il n'a pas le temps d'en expliquer le sens jusqu'au bout puisqu'il est toujours coupé par des moqueries, alors il recommence gentiment, sans s'énerver, un jour ils comprendront et riront avec lui de ces petites expressions qui se perdent dans le torrent de phrases compliquées que les jeunes entendent toute la journée.

Pour le moment, il s'affaire à chercher sa carte de bus, perdue au fond de son gros sac qui lui donne l'allure d'une tortue. Il doit se dépêcher car entre temps le bus et arrivé et le chauffeur le regarde avec insistance.

Après quelques dizaines de secondes de recherches acharnées, il tire le petit bout de plastique et le rend fièrement devant lui. Cette carte n'a l'air de rien mais c'est le premier pas vers son éducation, sans la carte il ne peut pas monter dans le bus. Sans bus il ne peut pas aller au collège. Enfin si, il pourrait y aller à pied mais il ne connaît pas le chemin, et puis c'est beaucoup trop loin, ses petites jambes le lâcheraient après seulement trois kilomètres.

Mais aujourd'hui il a sa carte, il peut monter dans le bus, il peut retrouver ses copains qui ne l'aiment pas vraiment et ses professeurs qui ne lui prêtent pas vraiment attention. Essoufflé mais souriant, il gravit les quelques marches et présente son morceau de plastique avec sa photo dessus au chauffeur qui soupire. L'homme aux lunettes de soleil n'a pas que ça à faire, un gamin qui perd vingt secondes à chercher sa carte ça le met en rogne, vingt secondes de perdues c'est vingt secondes qu'il ne retrouvera pas, mais ça le gamin s'en fout, il s'assoit et remet ses lunettes en place.