Chapitre 16
Les jours ont passé. Le dîner offert par Dante chez le Chinois du quartier n'est plus qu'un lointain souvenir. Mais heureusement, mes conversations avec Swann, elles, sont toujours d'actualité. Il n'y a aucun doute avec le fait que nous soyons différents mais c'est toujours aussi agréable de parler avec lui comme si l'on se connaissait depuis des années.
C'est donc tout naturellement qu'il m'a proposé une nouvelle sortie. Et encore plus naturellement que j'ai accepté. Je me retrouve donc assis dans un parc, un bonnet sur la tête et la plus grosse écharpe de mon armoire autour du cou. Mais même là, à me les peler, je ne regrette pas d'avoir accepté. Je souris à cette constatation.
— Andrian !
Je me tourne et découvre Swann à une dizaine de mètres de moi, me faisant un geste de la main. Il porte une veste en cuir marron, doublée d'une fausse fourrure. Une écharpe pend de son cou et ne sert à rien. Il ne semble pas souffrir du froid ambiant et cela m'impressionne.
J'en profite pour détailler son corps que je n'ai pas pu admirer à ma guise la première fois au café de Dante. Habillé d'un jean brut et d'un pull fin noir assorti à ses chaussures, il paraît simple, comme s'il n'avait pas passé une éternité à choisir ses vêtements. Ce que j'ai personnellement fait...
Il est vraiment canon et ça ne fait aucun doute qu'il passe du temps à faire du sport. J'ignore s'il va dans une salle spécialisée mais en tout cas, son torse semble à l'étroit dans ce pull. Je m'humidifie les lèvres et me lève pour me donner une certaine contenance.
Il arrive enfin à ma hauteur. Alors que je suis maladroit, ignorant comment le saluer, il m'embrasse simplement la joue en se mettant sur la pointe des pieds, étant un peu plus petit que moi. Sa main traîne sur mon épaule après avoir feint le besoin de prendre appui sur moi pour atteindre mon visage. Malgré la supercherie, je le trouve mignon à agir ainsi.
— J'espère que je ne t'ai pas fait trop attendre ?
Je suis arrivé, il y a un quart d'heure et j'ai eu le temps de perdre trois orteils, une oreille et le pouce. J'étais sur le point de dire adieu à mes parties génitales.
— Non, ne t'inquiète pas.
Il m'adresse un magnifique sourire en plongeant son regard toujours aussi pénétrant dans le mien. Gêné, je détourne les yeux et lui demande :
— Pourquoi ce parc ?
Étant donné que j'avais choisi le lieu de notre premier rendez-vous, il était logique que ce soit Swann qui décide pour celui-ci. De plus, il en est l'investigateur après tout. Mais je ne m'attendais pas à ce qu'il me fasse trembler de froid.
— Quand j'étais enfant, ma famille et moi venions ici pendant certaines après-midis de vacances. L'été, nous pique-niquions sur l'herbe alors que l'hiver nous faisions des bonhommes de neige. Quand il n'avait pas neigé, nous nous contentions de churros bien chauds.
J'aime bien voir ses yeux pétiller quand il me raconte ses souvenirs d'enfance.
— Tu as faim ?
— Je ne dis jamais non à de la bouffe ! Surtout quand celle-ci est grasse.
Il rit à ma réponse. Elle n'avait pas pour but d'être drôle, juste sincère mais ça me convient. Il a une légère fossette qui se creuse sur sa joue droite quand il rigole. J'aime bien la voir apparaître. Les mains dans les poches pour les protéger du froid, je suis Swann dans les allées du parc tandis qu'il entame une conversation sur le dernier épisode d'une série que nous regardons tous les deux.
Plongé dans la discussion, je ne fais pas attention au chemin ni au temps qui passe. Je serais incapable de dire combien de minutes nous avons mis pour arriver devant un petit chalet en bois qui accueille un stand de nourriture. Il y a les churros que Swann a déjà mentionnés mais on y retrouve aussi des crêpes, des gaufres, des dorayakis, des bungeoppang, des marrons chauds... sans oublier des boissons comme du chocolat et du vin chauds.
— Qu'est-ce qui te ferait envie ? me demande Swann.
Mon regard passe d'une proposition à une autre et je suis incapable de faire un choix. Tout semble si délicieux. D'ailleurs l'odeur qui plane autour de nous me donne l'eau à la bouche.
— C'est trop dur, me plaigné-je.
Il passe un bras sous le mien, son corps se rapproche alors dangereusement du mien. Je ressens la chaleur de son corps irradier dans le mien et je pense que s'il ne faisait pas si froid, je me serais éloigné.
— Tu veux qu'on partage ?
Je lui jette un coup d'œil, satisfait par sa proposition.
— J'adorerais, dis-je.
— Super ! Moi je vais prendre des churros comme lorsque j'étais petit.
Je hoche la tête. Vu ses souvenirs ici, je me doutais qu'il choisirait ça. Mes yeux continuent de lire la liste de plats proposés.
— Je vais me laisser tenter par une gaufre. Ça te dit ?
— Ça dépend à quoi tu la prends.
Je tourne la tête vers lui, un sourcil levé.
— Rha faut encore choisir ça !
Encore une fois, il rit, se moquant gentiment de moi. Je grimace en avisant tous les ingrédients à disposition.
— Tu as une préférence, toi ?
Il prend une seconde pour lire les propositions.
— Je suis pas très fan du caramel sinon le reste... j'aime !
— D'accord donc chocolat-noisettes avec supplément chantilly et amandes effilées !
— Gourmand, murmure-t-il d'un timbre de voix bas.
Il est si proche de mon oreille que son souffle se répercute sur ma peau, me faisant frissonner. Je crois qu'en plus de ça, je rougis. Il reprend la conversation sur la série mais je ne l'écoute que d'une oreille, me concentrant sur son corps encore collé contre le mien.
Maintenant que nous nous sommes décidés, nous n'avons plus qu'à attendre que ce soit notre tour. Malheureusement ce stand doit être le seul du parc, il est donc pris d'assaut par tous les courageux qui sont sortis de chez eux par ce froid de canard. Il faut donc une éternité pour que nous récupérions ce que nous désirions.
Nos pâtisseries en main, on s'éloigne enfin de la bicoque. Mon ventre commence à grogner juste à la vue de cette gaufre énorme que je tiens. Swann me montre un banc et on va aussitôt nous y installer. Tel un enfant, il m'encourage :
— Vas-y, goûte ! Tu vas adorer !
Je ne me fais pas prier et je prends une bouchée. Bien entendu, je fais tomber quelques amandes et me mets plein de chantilly autour de la bouche ainsi que sur le nez. On ricane et tout en dégustant, je tente de me nettoyer avec la serviette qu'on nous a fourni.
— Alors ? s'impatiente-t-il.
Il passe alors sa propre serviette sur ma joue. Je reste interdit par ce geste tendre et lent. Je le fixe un long moment tandis que mon visage s'enflamme. Il doit alors comprendre qu'il m'a surpris et même gêné. Les yeux écarquillés, il s'empresse de s'excuser :
— Pardon, je ne sais pas ce qui m'a pris. Je... Désolé.
Je secoue la tête, encore incapable d'ouvrir la bouche. Il grimace et glisse un peu sur le banc pour mettre de la distance entre nous. Je n'avais même pas remarqué que nous étions si proches l'un de l'autre.
— Je suis quelqu'un d'assez tactile, je suis tellement bien avec toi que je n'ai pas réfléchi, poursuit-il.
Je lui adresse un timide sourire et lui murmure, hésitant :
— Je comprends... Même si... Non... N'en parlons plus.
Je reprends un morceau de gaufre en bouche, en faisant attention cette fois de ne pas m'en mettre partout. Swann, quant à lui, me détaille jusqu'à ce qu'il prenne la parole :
— J'ai l'impression que tu voulais m'expliquer quelque chose. Je... Ne garde rien pour toi. Si on veut que ça marche, il faut qu'on s'écoute. Alors... Dis-moi, Andrian.
J'hésite. À son tour, il grignote de son goûter. Ses mots me touchent, me plaisent. J'aime bien sa façon de voir les choses.
— Même si je me sens vraiment bien avec toi et que j'apprécie te parler, je ne suis pas quelqu'un de tactile. Je ne suis pas encore assez à l'aise pour... ce genre de choses.
Il m'adresse un sourire éclatant, pas le moins du monde vexé ou quoi que ce soit de mes mots.
— Merci de me l'avoir dit. Je ferai vraiment attention à l'avenir.
Je le remercie à mon tour et tente de changer le sujet de conversation :
— Alors ces churros ? Aussi bons que dans ton souvenir ?
— Oh oui ! Les meilleurs du monde, affirme-t-il enthousiasme.
— C'est un peu ta madeleine, chuchoté-je avec une pensée pour Dante.
— Pardon ?
Il n'a pas écouté ma phrase. J'hésite à la lui répéter mais si nous devons vivre quelque chose tous les deux, il se doit de connaitre cette histoire.
— Ces churros sont ta madeleine de Proust.
— C'est la seconde fois que tu me parles de cette madeleine, c'est quoi ?
Je lèche un peu de chantilly et l'interroge :
— Tu vois qui est Proust ?
Il secoue la tête, me surprenant grandement mais je passe outre et lui explique vaguement :
— Proust, Marcel de son prénom, était un écrivain français du dix-neuvième siècle. Son œuvre principale A la recherche du temps perdu compte sept tomes. Dans le premier, qui s'appelle Du côté de chez Swann, le narrateur explique que manger une madeleine déclenche une impression de réminiscence. C'est de là que vient l'expression.
Swann plisse les paupières tentant de comprendre mon monologue.
— Dire que ces churros sont ta madeleine de Proust signifie qu'ils te ramènent à des souvenirs d'enfance.
— Oh d'accord, je comprends mieux. Tu as raison, en effet.
Je hoche la tête et il entraine la discussion sur son enfance en banlieue. Je l'écoute ou en tout cas, j'essaie sincèrement, trop perturbé par l'idée qu'il ne connaisse pas cette anecdote très célèbre. Je crois que je fais une fixette inutile à ce propos parce qu'après tout, on ne construit pas une relation amoureuse ou même amicale sur les connaissances de l'autre. La dernière fois, il m'a parlé de pays qu'il a visités et j'ai été incapable de lui répondre correctement, n'ayant pas une culture géographique très développée.
Cependant, ne doit-on pas avoir certaines connaissances en commun pour que cela marche entre nous ?
— D'ailleurs, je te raconte ça mais tu ne m'as toujours pas dit ce que tu faisais comme métier, s'intéresse-t-il.
— Je suis dessinateur, dis-je sans entrer dans les détails pour le moment.
— Tu es... un artiste ?
— Ouais.
— Et ça marche bien ?
— Hein ? soufflé-je, surpris par cette question. Oui, oui, pourquoi ?
— Je sais que ce n'est pas toujours facile de joindre les deux bouts dans ce domaine. C'est comme les intermittents du spectacle.
Swann est loin d'être le seul à penser ainsi et il a peut-être raison pour certains artistes. Tout est possible dans chaque secteur. Certains plombiers ont leur carnet de chantiers plein et d'autres rament pour en obtenir. C'est ainsi malheureusement. Mais je ne m'attendais pas à ce qu'il s'intéresse à ça directement. D'habitude, on me demande quel est mon style, pour qui je dessine...
— Ça va, je m'en sors, atténué-je la vérité.
— Tant mieux.
Et il paraît réellement soulagé, ce qui me fait froncer les sourcils.
— Et tu dessines depuis longtemps ? enchaine-t-il aussitôt.
Cette question me rassure.
— Toujours ?
Nous ricanons à ma réponse.
— Comme tout le monde, j'ai commencé avec les gribouillis d'enfants puis je n'ai jamais arrêté.
— Super, content pour toi que tu aies pu transformer ta passion en métier. C'est rare.
Tout en échangeant nos pâtisseries, nous papotons de nos différentes passions et n'en trouvons aucune en commun mais je crois que j'aime bien quand il me raconte, les yeux pétillants, ses randonnées en forêts. Cela me donnerait presque envie de le suivre dans l'une d'elles. Presque. Puis j'apprécie aussi quand il me laisse lui parler de littérature.
On n'a peut-être rien en commun mais si nous avons l'esprit assez ouvert pour nous intéresser à l'autre, ça peut peut-être marcher.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro