49. Si rien de tout cela ne s'était passé
Alors qu'elle s'était mise à pleurer à chaudes larmes, accablée par la confidence qu'elle venait de me faire, j'avais vu Jeanne s'enfoncer encore davantage dans sa chaise, mais pas comme parfois on peut le faire en espérant se sentir plus en sécurité. Elle l'avait fait comme si elle avait voulu fusionner avec pour disparaître.
J'avais été une piètre stratège, avais-je soudain pensé puisque de faire évoquer à la scientifique ce que j'avais cru être l'acte fondateur de qui elle était devenue n'avait pas eu l'effet escompté, bien au contraire : Jeanne venait de retomber dans la même dépression que celle qui l'avait rendue mutique après qu'elle ait appris que les mercenaires étaient parvenus à forcer le verrouillage de l'entrée B.
Et à ce moment-là, j'avais très bien compris pourquoi elle avait préféré céder à ce genre d'apitoiement. Parce que toute sa vie ou presque, cette femme de science avait oeuvré pour repousser les limites de l'élevage intensif et ce faisant, elle avait contribué à la déforestation, à la destruction de la biodiversité, mais aussi au dérèglement climatique.
Cependant, même si elle ne pouvait ignorer les conséquences désastreuses et dramatiques que pouvait avoir un système alimentaire centré autour des protéines animales, il lui avait fallu attendre d'assister presque en direct à la mort de ces cent soixante-quinze enfants pour réaliser que depuis toujours elle avait fait fausse route.
Depuis ce jour-là, Jeanne avait donc tout fait pour se racheter et corriger le tir, sauf que quelqu'un était en train d'essayer de brutalement l'en empêcher. De lui mettre des bâtons dans les roues et en la voyant sombrer de la sorte pour la seconde fois en l'espace de quelques minutes à peine, j'avais à mon tour décidé de la rejoindre dans son misérabilisme. À penser qu'en définitive, il valait peut-être mieux que l'humanité s'éteigne puisqu'à l'évidence malgré l'urgence climatique, tout était fait pour que ça se produise.
La dernière COP avait été un échec. L'énième rapport du GIEC n'avait toujours pas provoqué d'électrochoc et alors que tout avait laissé à penser le contraire, à la fin de l'épidémie de COVID, les émissions de gaz à effet de serre étaient reparties à la hausse pour atteindre des niveaux jamais vus auparavant. Même la guerre en Ukraine n'avait pas fait stopper la dépendance de l'Europe envers les énergies fossiles.
Ça avait été comme ci malgré toutes ces crises, ces alertes et ces pourparlers, l'humanité tout entière n'avait rien appris. Comme ci rien de réellement grave ne pouvait arriver. Comme ci nous serions toujours capables de nous en sortir alors que l'horizon 2050 pour une vie décarbonée n'était devenu qu'une chimère. Que la terre se mourrait. Qu'elle était déjà condamnée et que donc à quoi bon ? À quoi bon continuer de faire semblant qu'au bout du tunnel, il y aurait toujours de la lumière ? À quoi bon continuer de croire au happy-end ? Aux contes de fées ?
Glissements de terrain, crues, inondations, tempêtes, tornades, sécheresses, incendies. Il n'y avait plus à regarder à l'autre bout du monde pour constater les conséquences du dérèglement climatique. Elles étaient à notre porte et avec le temps, elles deviendraient plus nombreuses et surtout plus extrêmes.
Soi-disant, les parents veulent laisser à leurs enfants une planète habitable, mais déjà à l'époque où j'avais vécu ces événements, il n'y avait pas un jour qui passait sans que cet adage soit contredit sinon, comment expliquer que les parents ignorent encore aujourd'hui les rapports dénonçant l'impact néfaste des grandes entreprises de la viande et des produits laitiers ? Qu'ils se laissent berner par une poignée de gens dont le plan climat ne repose que sur le greenwashing ? Par des hommes et des femmes qui osent parler d'avion vert alors qu'une telle chose n'existe pas et n'existera jamais ? Par les banques qui tout en prétendant avoir arrêté le financement des énergies fossiles le font toujours, mais de façon détournée ?
Comment expliquer que les parents puissent encore accepter que grâce au mensonge du recyclage la course à la consommation continue ? Que des milliardaires aillent dans l'espace ? Que des sportifs qui voyagent en jets privés émettent autant de CO2 en quelques mois qu'un français moyen durant toute sa vie ? Qu'une pâte à tartiner célèbre soit non seulement à l'origine d'un accaparement des terres et de la destruction du monde vivant, mais aussi de la violation de droit humain ?
Pourquoi tolèrent-ils toujours et encore qu'on laisse climatiser des stades ? Que des JO se passent avec 100% de la neige artificielle ? Que des avions volent à vide pour que des compagnies ne perdent pas leurs créneaux horaires ? Que d'immenses paquebots de croisière sillonnent les mers ? Qu'un ancien ministre de l'agriculture rejoigne le lobby des pesticides ? Ou pire que des influenceurs fassent la promotion d'un état qui est reconnu comme le plus pollueur du monde alors qu'il ne représente que 0,6% de la population ?
Surtout pourquoi les parents n'ont ils toujours pas compris que la crise écologique actuelle était la conséquence de leurs modes de vie et de la surconsommation d'une poignée d'ultra riche ?
On parle souvent de déni de réalité, de syndrome de l'autruche, de lassitude de l'apocalypse, mais peut-être seraient-ils enfin temps d'admettre que peut-être les parents se moquent de l'avenir de leurs enfants. Et avec ça, d'arrêter cette hypocrisie qui voudrait qu'ils en aient fait par amour ou par volonté de transmettre des valeurs, un nom, une histoire. Sinon, pourquoi tout tend à montrer que la planète qu'ils vont laisser derrière eux va devenir invivable ? Pourquoi tout tend à montrer qu'ils ont décidé il y a bien longtemps que le futur n'allait pas reposer sur leur enfant, mais sur toujours plus de consommation ?
La nuit où j'ai assisté aux événements que je suis en train de vous décrire, je n'avais que dix-sept ans et pourtant à la seconde même où j'avais fini d'évoquer dans ma tête tout ce qui ne changerait jamais, je m'étais sentie beaucoup plus vieille. Presque centenaire et pour cause : je venais de faire l'amer constat qu'en répétant sans cesse les mêmes erreurs tout en espérant que le résultat serait différent, les parents n'avaient pu que céder à la folie.
Pourtant, j'étais malgré tout parvenue à voir la lumière apparaître au bout du tunnel, car contre toute attente, j'avais repensé à ce que Jeanne m'avait dit quelques heures auparavant dans la confidentialité du Meatlab : que l'agriculture cellulaire était la seule alternative crédible qui permettait, même à très coûte échéance de contribuer à abolir l'exploitation animale, la maltraitance, mais aussi tout un tas de pollutions et de maladies.
- Jeanne, en faisant ce qui était a ta portée, tu as fait beaucoup plus que la majorité des gens qui vivent sur cette planète, avais-je commencé par dire à la scientifique après être sortie de mon aparté mental avant d'ajouter, et même si pour l'instant tu ne peux pas t'en rendre compte. Même si tu ne vois pas tout le bien que tu as déjà fait à cause de l'arrivée de ces mercenaires, tu as au moins contribué au changement en faisant du mieux que tu pouvais avec les moyens dont tu disposais.
Quand je m'étais arrêté de parler, Jeanne avait lentement porté une main à son visage pour y balayer ses pleurs. Puis lorsqu'elle était venue ajuster méticuleux ses lunettes sur son nez, j'avais compris qu'il avait s'agit d'une première étape vers le chemin de sa guérison et pour être certaine qu'elle remonterait définitivement la pente, d'un bloc, presque d'une seule respiration j'avais alors dit à la scientifique.
- Ceux qui aiment déjà la vraie viande ne changeront jamais. Ils ne changeront jamais parce qu'ils sont comme mon père. Bien trop fier de pouvoir goûter à la supériorité que pense avoir l'espèce humaine sur toutes les autres. Et de toute façon, pour ces gens-là, la vie animale n'a d'intérêt que s'ils savent comment ils vont pouvoir la cuisiner et la manger. Alors je t'en supplie Jeanne, reprends confiance en toi parce qu'il faut que tu continues à leur mentir, et ça pour leur propre bien. Et si au pire tu refuses de le faire pour ces hommes des cavernes, fais-le au moins pour que leurs enfants aient de quoi espérer parce que leur avenir ne peut pas dépendre d'homme et de femmes politiques qui ne s'intéressent qu'à leur petite carrière ou du bon vouloir d'une poignée de milliardaires excentriques pour qui tout n'est qu'un jeu.
Lorsque j'en avais eu fini de ma diatribe, Jeanne s'était redressée sur sa chaise et ce faisant, en plus de venir me dévisager d'un regard aigu, je l'avais vue esquisser un sourire avant qu'elle me demande d'une voix proche du murmure.
- Tu penses vraiment que ce que j'ai accompli ici peut faire une différence ? Que ça peut donner un avenir à ta génération ? À tes enfants ?
Après avoir simplement acquiescé pour ne pas avoir à lui avouer que je ne souhaitais pas avoir d'enfants. Que je considérais même que de vouloir encore en faire s'était toujours davantage précipiter l'humanité vers sa fin, la maigre réjouissance que j'avais pu voir apparaître sur le visage de la scientifique s'était soudain agrandie.
- Merci, m'avait-elle dit, sauf qu'au lieu de lui répondre par une simple formule de politesse, comme si j'avais voulu honorer une toute dernière fois la mémoire de ma défunte amie Fleur, je lui avais demandé.
- Les truies qui étaient enfermées ici, pourquoi vous ne les aviez pas déjà libérés si elles ne vous servaient plus à rien ?
- Avant que vous arriviez, nous étions prêts à le faire, avait commencé par me confesser Jeanne dans un soupir, ce qui m'avait immédiatement laissé à penser que je n'allais pas du tout aimer la suite de sa réponse, si rien de tout cela ne s'était passé, d'ici une semaine tout au plus ces truies auraient pu couler des jours heureux dans un pâturage perdu au beau milieu de la campagne auvergnate.
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