Maintenant qu'une certaine familiarité s'était installée entre moi et Jeanne, en prenant mon courage à deux mains j'avais fini par trouver la force de lui poser la question qui depuis peu me brûlait les lèvres. Sauf qu'à sa simple évocation dans ma tête, j'avais eu la certitude que peu importe la réponse que la scientifique pourrait me donner, mes espoirs de convaincre Fleur de l'aider à finir le protocole d'isolement seraient réduits à néant.

- Si les cellules souches que vous utilisez pour fabriquer cette viande artificielle viennent des truies que vous gardiez ici, à quoi vous sert 13.V ?

Avant de me dire sa vérité, Jeanne m'avait durant plusieurs secondes fixées avec un regard si aigu que sur le moment, je m'étais sentie mal à l'aise et quand elle s'était mise à me répondre, sa voix m'avait donné l'impression de petit à petit s'enfoncer dans mon crâne comme aurait pu le faire une lame de couteau chauffée à blanc ou un pic à glace.

- Les cellules souches que nous avons utilisées ne venaient pas ces truies. Elles venaient de 13.V .

Après que la scientifique m'ait faite cette révélation, je me souviens que j'avais senti mes jambes se dérober sous moi comme si un poids trop lourd pour que je puisse le supporter était soudain venu m'écraser. Et pour ne pas m'effondrer de toute ma hauteur, je m'étais retenue à une rambarde qui par chance se trouvait près de moi.

En une fraction de seconde, je venais donc d'apprendre le qui, sauf que je ne savais pas encore le pourquoi et lorsque Jeanne s'était remise à parler pour me le raconter ça m'avait convaincu que le monde dans son ensemble était devenu bien plus primitif qu'il ne l'avait jamais été. Ça avait été comme si l'évolution elle-même était partie à rebrousse temps.

- À cause des impératifs de productions auxquels nous étions soumis, moi et mon équipe avons dû aller bien au-delà de ce que les lois de la bioéthique nous autorisaient à faire. Il nous fallait littéralement inventer une nouvelle espèce animale. Un être dont les cellules souches seraient à la fois plus simples à extraire et plus faciles à multiplier efficacement. En quelque sorte, il nous fallait créer une véritable poule aux œufs d'or.

Alors que sur le moment, tout ce que venait de me dire la scientifique aurait dû me révolter. Me faire exploser de rage au point que j'aurais pu lui bondir dessus, puis lui arracher la tête avant de me mettre à jouer avec tel une footballeuse, ça n'avait pas été le cas.

Bien trop curieuse d'apprendre qu'elle avait été la raison de cette inexcusable dérive, j'étais donc restée de marbre et ce faisant, je m'étais mise à questionner Jeanne comme aurait pu le faire une journaliste d'investigation.

- Si grâce à cette viande artificielle, vous pouvez vraiment mettre un terme à la maltraitance animale et réduire l'impact environnemental de la production de viande traditionnelle, pourquoi vous vous cachez encore ici ? De mentir aux consommateurs pour les éduquer, ça je peux le comprendre, mais il devrait déjà y avoir des centaines, voir des milliers d'endroits comme celle-ci de construits de par le monde et je n'en ai jamais entendu parlé jusqu'à aujourd'hui. En m'écoutant dire ces mots, le doute s'était soudain emparé de moi et pour le faire taire au risque qu'il me condamne à la paranoïa, j'avais de suite ajouté, à moins que ce soit déjà le cas ?

- Non, rassure-toi, il n'y a pas d'autre endroit comme celle-ci. Il est unique au monde, du moins pour l'instant, m'avait répondu l'intéressée ce qui avait eu pour effet immédiat de me libérer de la peur intérieure que j'avais pu ressentir.

Sauf que ce soulagement n'avait pas duré plus de quelques secondes, puisque l'instant d'après Jeanne était venu me concéder un quelque chose qui inexorablement m'avait plongée à nouveau dans une angoisse bien plus profonde encore.

- Tout comme nous craignions la méfiance des consommateurs vis-à-vis de notre viande, nous craignons tout autant l'espionnage industriel, avait-elle commencée par me raconter avant de préciser, si les autres acteurs de la filière venaient à apprendre ce que nous sommes capables de faire ici et bien je peux te garantir qu'ils feraient tout leur possible pour s'emparer de nos recherches ou pire, de mettre un terme à notre activité. Comprends bien qu'en l'état actuel des choses, nous avons des années d'avance sur tout ce qu'il se fait chez nos concurrents. Nos produits sont aussi bons que ceux qui sont obtenus de façon traditionnelle et bientôt ils supplanteront toutes les autres alternatives y compris en ce qui concerne la santé. Même les fabricants de substituts végétaux n'ont aucun intérêt à ce que nous nous développions davantage, car malheureusement l'industrie agroalimentaire est à la croisée d'enjeux financiers si colossaux que le bien-être des gens ou encore celui de la planète passe qu'au second plan. J'irai jusqu'à dire qu'il n'intéresse personne.

- Mais vous pourriez demander l'aide du gouvernement ? Je suis certaine que s'il était au courant, le président accepterait de vous protéger ? Avais-je alors surréagi dans un excès d'enthousiasme que Jeanne n'avait pas manqué de me faire remarquer lorsqu'en se tournant vers moi, elle avait fait une moue dubitative.

Puis, il avait fallu à la scientifique une bonne minute voire même deux avant qu'elle ne parvienne à formuler une réponse et quand elle l'avait fait, sa voix s'était emplie d'une gravité telle que j'avais compris que rien dans la vie n'était jamais aussi simple que de dire la vérité. Rien et encore moins lorsque comme elle on possédait un talent capable de résoudre l'un des plus grands défit de l'humanité.

- Tu sais ce que sont les lobbys et les lobbyistes ? M'avait-elle tout d'abord demandé ce à quoi j'avais acquiescé en pensant que surtout ça allait toujours de pair avec une autre pratique tout aussi néfaste que l'on appelait la corruption. Après quoi, la scientifique avait ajouté, tu es encore jeune, mais peut-être connais-tu ce vieux dicton : pour vivre heureux, vivons cachés ? Et bien, c'est exactement ce que nous avons choisi de faire et la raison en est très simple : même si demain le gouvernement acceptait de nous protéger, tôt ou tard les lobbys et les lobbyistes parviendraient à tout foutre en l'air.

Jeanne n'avait pas eu besoin de davantage me l'expliquer, car à la façon qu'elle avait eue de parler de ses groupes d'influences et de leurs sbires dans une grossièreté qui ne lui ressemblait pas, j'avais très bien compris qu'elle les détestait. Qu'elle méprisait de tout son être ces hommes et ces femmes sans foie ni loi dont l'unique but était de défendre leurs intérêts et ceux des compagnies pour lesquelles ils travaillaient.

M'étaient alors venus à l'esprit des dizaines de scandales plus ou moins médiatisés : le Mediator, les vaccins H1N1, le Dieslegate, le Chlordéconegate, les implants mammaires PIP et encore cette nuit-là, je n'avais pensé qu'à ceux qui concernaient la France.

Bien avant que je ne naisse, les acteurs du lobbyisme étaient déjà partout, propageant sans vergogne de fausses informations, faisant et défaisant les opinions et les politiques publiques. Rédigeaient même parfois directement les textes de loi.

Encore récemment, c'est le logo nutritionnel Nutri-Score, sous couvert de défendre les fromages et la charcuterie traditionnels, qui avait subi de violentes attaques, car la filière qui se disait pénalisée par la notation D ou E de ses produits ne décolérait pas. Pourtant, les faits menaient toujours à la vérité et qu'ils fassent partie ou non du patrimoine culinaire, il était formellement prouvé que de manger de la charcuterie ou du fromage avait des effets procancer et prodiabètes.

Quoiqu'il en avait été, comme à chaque fois que ce genre d'influenceurs passaient à l'action, leurs attaques n'avaient jamais pour but de défendre quoi que ce soit d'autre que des intérêts financiers et politiques au détriment de la santé des gens. Une vérité qui elle aussi ne demandait même plus à être démontrée tellement elle était acquise, et ça de longue date.

Alors que mon esprit venait de se perdre dans le cynisme et l'ingérence la plus crasse, sans vraiment le vouloir, en continuant de me livrer sa vérité, Jeanne m'avait porté le coup de grâce.

- J'aimerai que la réalité soit tout autre, mais malheureusement le modèle néolibéral a imposé depuis longtemps le tous contre tous et notre industrie est engagée dans une guerre de la consommation. Une guerre pour l'argent. Une guerre pour le pouvoir. C'est triste de devoir en arriver à faire un tel constat, mais c'est ainsi que tourne à présent le monde et tu peux me croire, ce n'est pas près de changer d'aussitôt.

Bizarrement, à la fin de sa diatribe, la scientifique m'était subitement devenue sympathique et en un claquement de doigts, je ne l'avais plus vue comme la vilaine de l'histoire, mais bel et bien comme son héroïne.

Après quoi, je n'avais eu plus qu'une seule certitude à son égard : entre le jour où avaient été prises les photos qui illustraient ces articles à charge contre elle et cette nuit-là, un événement avait forcé Jeanne à changer, mais pour le bien commun.

- Quelle ironie ! était soudain venu ajouté l'adulte, nous l'avons baptisé 13.V en hommage à la fable de Jean de La Fontaine : la poule aux œufs d'or. La treizième fable de son cinquième livre. Et en le créant, nous voulions donner à l'humanité une source inépuisable de richesse. Maintenant, si 13.V parvient à quitter cet endroit et à atteindre la surface, il n'y aura bientôt plu ni présent ni futur dont nous pourrions jouir.

À la fin de cet instant de culture générale qui l'avait subitement fait se plonger dans un marasme si violent que j'avais presque cru qu'elle ne serait jamais capable de s'en extraire, Jeanne avait brutalement interrompu notre aparté en me disant.

- Viens, allons retrouver Malik et ton amie, ce à quoi j'avais consenti avant de me mettre à la suivre vers la sortie.